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Dossier : Les « années 68 » des sciences humaines et sociales

Introduction

Les « années 68 » des sciences humaines et sociales
Introduction. “May ’68” in the humanities and social science
Olivier Orain
p. 9-16

Texte intégral

1Longtemps, il a été presque impensable de publier sur Mai 68 en dehors de manifestations décennales, dont l’initiative devait beaucoup au sens de l’opportunité des éditeurs et des médias et fort peu à un agenda public, en tout cas étatique. Dès 1978 pourtant, la Modeste contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire de Régis Debray laissait entendre ironiquement qu’il y avait place dans la France giscardienne pour une célébration nationale de l’événement symbole de toutes les révoltes. L’idée d’une commémoration décennale, aussi improbable fût-elle, a pris de l’épaisseur avec les décennies, à la mesure sans doute de cette passion française, synonyme de chiffres de vente sécurisés. Mai 68 fascine et excite, autant le grand public que la classe politique ou les éditorialistes. Le monde universitaire se plie de bonne grâce à ce marronnier au rythme d’éclosion commode, occasion de publiciser un travail de fond face à une vulgate largement passionnelle.

  • 1 Ce dossier trouve sa source dans un colloque de la Société française d’histoire des sciences de l’h (...)
  • 2 Inversement, on trouve aussi parmi eux les plus vives dénégations et des relativisations catégoriqu (...)
  • 3 Qui existait alors comme sixième section de l’École pratique des hautes études (EPHE).
  • 4 Ainsi les spécialistes des mouvements homosexuels contactés pour cette occasion étaient enthousiast (...)
  • 5 Je renvoie sur ce point à des analyses formulées dans mon texte « Écrire sur 68 en spécialiste, tou (...)

2Pour sa relance après trois ans d’interruption, la Revue d’histoire des sciences humaines a choisi de publier ce numéro thématique sur les « années 68 » des sciences humaines et sociales venant par la force des choses à contretemps de toute commémoration1. Avantage considérable d’une publication en 2015 sur 1968 : l’objet est de moins en moins explosif, il s’est banalisé, à mesure que les travaux spécialisés progressent. D’un autre côté, l’idée que Mai 68 a eu une incidence importante pour les sciences humaines relève de l’évidence partagée, tant chez nombre d’universitaires ayant vécu la période2 que dans une certaine représentation d’un mouvement indissolublement lié aux facs de lettres parisiennes. De l’antipsychiatrie à la recherche pédagogique en passant par la sociologie, nombre de propositions contestataires sont rapportées directement à une période supposément « expérimentale », « subversive » et qui leur aurait servi de matrice ; des hauts lieux de l’intelligentsia d’avant-garde, Vincennes, Nanterre, Jussieu, l’EHESS3, etc., renvoient instantanément aux « communes » insurrectionnelles qu’elles ont formées à l’époque ou dans la foulée. Les sciences humaines et sociales ne sont bien entendu pas le seul domaine pour lequel le caractère contemporain des prodigieuses transformations des années 1960-1970 et de Mai 68 a valeur de relation causale. Ce sont là des automatismes. En revanche, à l’exception de travaux confidentiels ou lacunaires, rares sont les tentatives qui ont essayé de documenter minutieusement la question des incidences de 1968 en posant des questions simples mais précises — quoi ? où ? quand ? comment ? — appliquées à des champs délimités pour lesquels un travail empirique est réalisable. Dans son impulsion initiale, cela revenait à œuvrer au croisement de deux champs historiques disjoints — « 68 » et « l’histoire des SHS » — qui ont connu un beau développement durant les dernières décennies. Cela s’est avéré délicat, tant leur intersection ne va pas de soi pour leurs praticiens respectifs. Par exemple, les spécialistes des mouvements contre-culturels rechignaient4 à analyser ces derniers comme producteurs de savoirs et comme participant d’une réévaluation de la frontière entre objets savants et objets profanes. À l’inverse, les historiens des sciences pouvaient être enclins à relativiser la place de l’événement politique au regard des transformations lentes et pour partie auto-référentielles de leurs objets d’étude. Tout l’enjeu du présent dossier consiste à montrer que le croisement a du sens : rappeler ce qui s’est déjà écrit et surtout proposer quelques exemples d’enquêtes récentes. Au-delà des monographies, par l’effet de la mise en série et de la circulation de références partagées, il s’agit d’esquisser un espace commun de réflexion permettant de monter en généralité et de proposer quelques lignes directrices pour interpréter les « années 68 » des sciences humaines et sociales. Cela implique d’avoir intégré les réflexions que l’on doit aux spécialistes de la période5.

  • 6 La publication successive de plusieurs ouvrages collectifs aux Presses universitaires de Rennes (PU (...)
  • 7 D. Damamme, B. Gobille, F. Matonti, B. Pudal (dir.), Mai Juin 68, Éditions de l’Atelier, 2008 ; P.  (...)
  • 8 B. Gobille, « L’événement Mai 68. Pour une sociohistoire du temps court », Annales. Histoire, scien (...)
  • 9 Cf. J. Pagis, Mai 68, un pavé dans leur histoire, Paris, Presses de Sciences Po (Sociétés en mouvem (...)

3Ces derniers ont proposé, notamment en 2008 ou depuis, un ensemble de contributions décisives, profitant de l’ouverture d’archives et de la multiplication des témoignages d’acteurs de l’époque. Non pas qu’il n’en existait pas auparavant : c’est la dynamique de conjonction de différentes ouvertures méthodologiques favorisée par un certain refroidissement de l’objet « 68 » qui permet depuis une poignée d’années d’historiciser davantage, et de façon plus pérenne, l’étude de cette période6 pour l’inscrire dans un rythme de « science normale » (au sens de Thomas Kuhn). Deux tendances complémentaires s’observent dans le traitement actuel des années 1968, qui contribuent à en normaliser l’écriture : l’une consiste à les replacer dans une séquence plus large7 ; l’autre, théorisée par Boris Gobille, insiste sur « la dynamique même de l’événement, son irréductibilité relative à ses “causes”, les logiques de désectorisation qui étendent la crise […], ainsi que les subjectivations dissidentes qui se font jour pendant et par l’événement8 ». Les travaux de Julie Pagis contribuent à les articuler9. Indiquons brièvement la façon dont elles font sens pour ce dossier.

  • 10 Le modèle en était fourni par les sciences de la nature. Les exemples les plus évidents en SHS sera (...)

4Nombre d’enquêtes récentes permettent de traverser la séquence 1962-1981 sans butter sur « l’événement-monstre » (la formule est de Pierre Nora) qui en constitue « l’épicentre » — sans l’escamoter ou au contraire l’ériger en cathédrale hors-sol. Un consensus semble se dégager autour de l’idée que 68 a constitué un moment d’accélération et d’amplification de processus sociaux jusque-là diffus, indignes ou confidentiels. Un exemple parmi d’autres pour les sciences humaines et sociales serait l’essor de la recherche collective. Avant Mai 68, l’institution universitaire valorisait la réalisation d’un chef-d’œuvre solitaire : la thèse d’État. Il existait bien sûr quelques lieux collectifs10 mais ils relevaient d’un geste ultra-minoritaire. La promotion et la diffusion tous azimuts pendant les mois de contestation d’une pratique de l’intelligence collective, anonyme et démocratique, dont le forum révolutionnaire était la scène capitale, a précipité le déclin de l’ancien modèle de distinction académique autant qu’il a motivé le développement sans précédent de groupes de recherche. Stylisée par Pierre Bourdieu sous la figure de l’intellectuel collectif, elle est devenue peu à peu exemplaire jusqu’à apparaître comme une nouvelle norme.

5Un autre exemple intéressant ressortit à la diffusion des valeurs, des usages et de l’imagerie contre-culturelles au sein du monde de la recherche et de l’université. Tant que ce dernier était construit dans un mouvement de distinction et de fermeture à la vulgarité du temps, tout ce qui relevait des cultures profanes n’y avait pas sa place. L’esprit des comics, de la presse satirique et de la pop restait une affaire de journaliste. Or, à l’occasion des « événements », on les voit s’immiscer parmi les moyens d’expression propres au mouvement contestataire (dans les tracts et les affiches). Dans la séquence postérieure, ils deviennent la marque de fabrique de revues scientifiques alternatives ou de fanzines étudiants riches en dessins, bandes dessinées et regards obliques vers les « mauvais genres » (science-fiction, roman policier, etc.). Cette irrigation contre-culturelle passe aussi par un mélange assumé entre sérieux et humour, sujets académiques et textes d’humeur. En quelque sorte, ce sont tous les « grands partages » sur lesquels reposaient une certaine idée de la dignité (et partant de l’autorité) scolastique qui se retrouvent déstabilisés. En ce sens, cette humeur prosaïque a contribué à la redéfinition des marqueurs et des objets de la science.

  • 11 Sur cette histoire, on trouvera une synthèse stimulante dans le chapitre viii, « La réforme de la p (...)

6Parfois, la caisse de résonance qu’a constituée le moment soixante-huitard a fini par occulter le temps long d’élaborations antérieures, au risque de malentendus. Le développement de la recherche pédagogique est un cas d’école. Jusqu’en 1968, les autorités avaient encouragé la réflexion sur l’apprentissage et la réforme du système scolaire, culminant dans la création d’un cursus de sciences de l’éducation (1966) et le fameux colloque d’Amiens (mars 1968)11. Ce mouvement de rénovation, propre aux années 1960 mais nourri par une tradition fort ancienne, a trouvé un écho brutal dans la contestation du « bourrage de crânes » et des lycées-casernes de mai-juin 68. De façon presque immédiate, les acteurs de ce champ se sont retrouvés étiquetés « soixante-huitards » et leurs propositions sont devenues une cible de choix pour les partisans du retour à l’ordre. Pour des décennies, le « pédagogisme » allait être associé à « 68 » par tous ceux qui voulaient délégitimer l’innovation dans les domaines de l’éducation et de l’enseignement, en parallèle avec la critique lancinante d’un laxisme supposé. On a là un exemple du stigmate que certaines convergences temporelles ont incidemment produit.

7Conçues ainsi, les « années 68 » apparaissent comme un temps de bifurcation généralisée, dont l’intelligibilité nécessite de prendre en compte à la fois les prémisses, la mise en système qu’elles accomplissent et sa réappropriation par la société française. La formule est commode, même si elle éclaire moins ou peu ce qui s’est noué et surtout crispé dans la dynamique du conflit. D’où la nécessité d’accorder une attention particulière à ce qui surgit dans l’événement lui-même.

  • 12 On en trouvera une brève présentation dans la foulée du commentaire de document disponible à la fin (...)
  • 13 Sur ce point, le bilan reste à faire, qui appelle la nuance : l’autoritarisme et l’esprit de revanc (...)

8Dans le monde de l’enseignement et de la recherche, la crise de mai-juin 68 a rompu avec un ordre social et politique qui était rarement perçu comme contradictoire (à la différence des relations patrons-ouvriers par exemple) mais au contraire légitimement fondé sur le savoir et sa transmission. La dynamique du conflit a produit sidération, transgressions, dissidences… L’événement a rendu l’ordre symbolique friable au fil d’engrenages qui semblaient irréversibles. Il en a résulté un clivage profond et un effet de bascule, cristallisant deux figures protagonistes — tenants de l’ordre et contestataires. Dans les faits elles n’épuisaient pas le répertoire des positions possibles mais semblaient les seules lisibles. De nombreux détenteurs de l’autorité se sont radicalisés, vers la droite en particulier, tandis que les contestataires cherchaient à échapper au « système » remis en selle après les élections législatives des 23 et 30 juin 1968. Dès lors, pour plus d’une décennie au moins, la logique de « camp » allait prévaloir. Elle a vu renaître un syndicat autonome puissant et offensif, attaché à restaurer les hiérarchies malmenées, à rétablir l’ordre en somme ; dans le sillage de la loi Faure12, le corps universitaire s’est scindé là où c’était possible en établissements antagonistes ; des gros laboratoires ont éclaté en une mosaïque de centres plus petits ; les nouvelles générations se sont constituées en communes autonomes inventant une recherche sans tutelle mandarinale mais partant très précaire. La période d’expansion rapide et de libéralités qui a suivi immédiatement les événements, destinée à lâcher du lest, n’a duré qu’un temps : dans les années 1970, des vagues successives de restriction, amplifiées par la crise économique, ont culminé durant le long ministère d’Alice Saunier-Seïté, resté dans les mémoires pour ses tentatives de reprise en main autoritaire13.

9La stylisation de ces tendances ne saurait bien entendu donner le fin mot de trajectoires qui, dans le détail, frappent par leur diversité, à l’image d’un mouvement contestataire polymorphe. Les recherches relevant de l’histoire des sciences, des spécialités universitaires et des professions savantes, sont encore trop liminaires et dispersées pour que l’on puisse convoquer un abondant matériel empirique à l’appui d’un effort de synthèse de ce genre. Le caractère émergent de ces travaux peut s’expliquer pour partie par l’une des propriétés marquantes de la recherche à caractère historique sur 68 : en réaction aux stéréotypes fallacieux sur une révolution supposément parisienne, étudiante, contre-culturelle et d’inspiration libérale-libertaire, elle s’est davantage concentrée à ses débuts sur des objets provinciaux, populaires, et liés à l’extrême-gauche anticapitaliste, voire à la droite gaulliste. Il s’explique aussi par un réinvestissement historiographique qui conserve un certain prix à la clôture d’une séquence avant de l’étudier. Se retrouver face à des universitaires soucieux de leur postérité et tentés de contrôler ce qui s’écrit à leur propos est un exercice délicat, au regard de ces deux écueils que sont l’hagiographie et le portrait à charge. Les passions spécifiques liées à une expérience de 68 douloureuse ou jugée infantile avec le recul (et donc à évacuer) ajoutent à la difficulté.

  • 14 Il faut l’entendre comme une entreprise de discipline empirique rétive au surplomb théorique et aux (...)

10Mais l’historiographie n’est pas tout dans l’émergence d’une histoire des sciences, des spécialités universitaires et des professions savantes au cours des « années 68 ». Elle bénéficie de cette conjonction de nouvelles possibilités d’investigation tant archivistiques que mémorielles évoquée supra et s’en trouve infléchie. Ici comme ailleurs, des politistes, des sociologues et d’autres praticiens des sciences sociales ont contribué à hâter l’historicisation, en lui donnant au passage une tournure particulière : les approches de très petits objets prédominent, les contenus de la science ne sont plus centraux et ne valent que replacés dans une certaine configuration sociale. Autrement dit, l’étude in situ de la production sociale et politique de l’activité scientifique devient prépondérante. Emblématique de ce déplacement serait le livre qu’a dirigé Charles Soulié sur l’expérience vincennoise, Un mythe à détruire ? Origines et destin du Centre universitaire expérimental de Vincennes. Paru en 2012, cet ouvrage profus et passionnant se tient à distance de la production intellectuelle des équipes et individus peuplant le Centre universitaire expérimental de Vincennes (CUEV) des années 1970, qu’il analyse surtout à travers le prisme des programmes d’enseignement, envisagés comme des objets de transaction entre étudiants et professeurs (au sens large). Sans nostalgie ni acrimonie, appuyé par une démarche documentaire systématique, il met en œuvre de façon exemplaire le « parti-pris de réalisme14 » que Bernard Lacroix appelait de ses vœux dès 1986 : il dissèque les tractations, les improvisations et les solutions parfois très peu légales qui ont permis la production en accéléré d’une université nouvelle ; il restitue le bruit, la fureur et la violence d’une époque, en même temps qu’il indique ce qu’elle a eu de créateur.

11Les contributions proposées dans ce numéro de la Revue d’histoire des sciences humaines relèvent pour partie de ce style micro-historique prévalent, même si elles accordent davantage de place aux contenus : en cela, elles s’inscrivent résolument dans le champ de l’histoire des sciences. Le dossier met particulièrement l’accent sur quatre disciplines ou spécialités : la sociologie, les études sur la science, les sciences du psychisme et la géographie. Les contributions de Marc Joly et Patricia Vannier permettent de revenir sur deux lieux centraux (et parisiens) de la sociologie des années 1960, le Centre de sociologie européenne et le Centre d’études sociologiques, qui tous les deux ont connu à cette occasion une crise grave, prélude à un éclatement du champ en groupes de recherche plus restreints mais à l’identité épistémologique plus nette. Elles permettent par ailleurs d’affiner notre compréhension du fonctionnement de la sociologie française des années 1960-1970 à travers ce révélateur qu’a été Mai 68. Les contributions de Renaud Debailly et Mathieu Quet montrent comment s’est constituée une sociologie des sciences à la française, reposant au départ sur l’expérience de transfuges actifs dans le mouvement de critique de la science, lié en France à 68, concurrencés à partir du milieu de la décennie 1970 par des éditeurs de revues, Pandore et Fundamenta scientae, d’abord aux marges du savant et du profane et qui progressivement se professionnalisent. Tout au long de la période, les fanzines de sciences (sociales) jouent un rôle décisif dans l’émergence du champ, dans un mouvement qui part de la marge contestataire. La référence à 68 dans les expériences biographiques et les répertoires critiques cède la place après 1975 à un air de famille diffus, sensible dans un style contre-culturel. La contribution d’Annick Ohayon sur la psychosociologie des groupes et celle de Jean-Christophe Coffin sur les trajectoires des psychiatres Henri Ey et Franco Basaglia permettent d’aborder des domaines où la connotation « soixante-huitarde » est particulièrement forte. La première permet toutefois de montrer que la scène de la psychosociologie était déjà largement constituée avant 1968 dont elle annonçait certaines caractéristiques majeures (à commencer par le « psychodrame »), tandis que la seconde met en contraste deux postures différentes à l’égard de la transformation de la psychiatrie et utilisant pour ce faire l’humeur critique des années 68 à des fins radicalement divergentes. Dans les deux cas, l’examen amène à relativiser les idées reçues sur le rôle séminal de l’époque. Enfin, la contribution de Nicolas Ginsburger sur les revendications, contestations et révoltes dans la géographie universitaire ouest-allemande en 1968-1969 et celle d’Olivier Orain sur leur pendant français, permettent de mettre en regard deux trajectoires nationales d’une « même » discipline académique dans la tourmente d’une révolution qui est, en proportions variables et selon des séquences de temps dissemblables, à la fois politique et épistémologique. Les approches sont ici moins « micro » et moins centrées sur des individus particuliers. Elles esquissent, avec le travail de J.-Ch. Coffin, la virtualité d’un changement d’échelle, qui aurait pour ambition de traiter des « années 68 » des SHS au niveau international – ce qui supposerait d’aller au-delà de la mise en série et de traiter centralement de la circulation des individus et des thématiques. D’une géographie rarement mise au premier plan des « événements », on a voulu proposer également un document d’époque : un tract au vitriol datant de la fin 1968, émanant d’étudiants de l’institut de géographie de Strasbourg. Son acuité et ses étranges résonances avec l’état contemporain de la recherche nous ont semblé justifier de le redonner à lire, assorti d’un commentaire.

12Se limiter à un examen de champs disciplinaires installés ou émergents aurait été fort limitatif pour qui veut comprendre ce qui a été déplacé lors des « années 68 » des sciences humaines et sociales. À un thème pour partie anachronique du « succès » supposément lié à Mai 68 de telle ou telle science, de tel ou tel livre, on a préféré le schème de la fertilisation : à l’occasion des intenses débats et remises en question qui ont alors eu lieu dans d’innombrables mondes sociaux ou professionnels, on a assisté à un double mouvement. D’une part, l’intelligentsia contestataire a manifesté un intérêt souverain pour le « peuple », vite converti en passion pour l’enquête et l’immersion dans des mondes sociaux extrêmement divers, au service desquels devait être reconvertie la libido sciendi. D’autre part, lesdits mondes ont souvent manifesté un intérêt marqué pour les analyses critiques susceptibles de les aider à réformer des pratiques et des schémas eux aussi frappés de désuétude lors de l’épisode contestataire. C’est d’autant plus éloquent concernant des champs qui dans leur recrutement étaient proches ou tributaires de l’enseignement supérieur. La contribution de Liora Israël consacrée à la revue Actes, fondée par des juristes engagés dans la critique du droit, et celle d’Olivier Chadoin et Jean-Louis Violeau, qui retrace l’introduction de la sociologie dans les enseignements et les activités des écoles d’architecture, constituent, entre autres intérêts, des exemples d’intellectualisation critique de professions à forte technicité. Le travail de L. Israël suit la trajectoire d’un groupe de juristes d’abord engagés aux côtés de la contestation dans les procès et procédures de l’après mai et qui, au travers d’une revue fondée en 1973, allaient essayer d’infléchir le recueil des jurisprudences et la réflexion sur le droit dans une perspective réformatrice et moins favorable à l’ordre établi. Elle indique comment cette tentative, intensément connectée à d’autres initiatives réformatrices de la société civile des années 1970 où s’illustrent des « intellectuels spécifiques », a fait une place croissante aux sciences humaines, sous la figure tutélaire de Michel Foucault. La contribution d’O. Chadoin et J.-L. Violeau montre ce qui ressemble davantage à une instrumentalisation de la sociologie (ou plus exactement d’une « science sociale » aux contours larges) par des architectes confrontés à la recrudescence de contestations locales de leurs projets et par ailleurs désireux de réfléchir à la signification sociale de leur activité. Le dialogue développé avec des sociologues spécialisés apparaît comme une conjonction particulière, dont l’institutionnalisation dans les écoles d’architecture a été pérennisée malgré un désenchantement relativement rapide.

13Pour clore ce dossier, on trouvera un bilan historiographique qui revisite nombre de textes qui, des « événements » à 2008, ont contribué à un examen de l’incidence des « années 1968 » sur l’évolution du savoir et des sciences humaines. Certains, restés fameux, ont pu contribuer à forger des stéréotypes tenaces ; la plupart, nettement plus confidentiels, méritaient qu’on en rediffuse les analyses. Ce bilan de la fertilisation des sciences humaines à l’occasion des années contestataires, paradoxale dans la mesure où c’est l’oubli ou le dépassement de cette origine qui a garanti sa pérennité, s’achève par une proposition de programme de recherche au travers duquel pourraient être systématisés les efforts dont ce dossier rend compte.

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Notes

1 Ce dossier trouve sa source dans un colloque de la Société française d’histoire des sciences de l’homme (SFHSH) : Bertrand Müller, Olivier Orain (dir.), « Mai 68, creuset pour les sciences humaines ? », Paris, 10-12 septembre 2008, SFHSH, CNRS, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Comme on peut le constater, l’opportunité décennale a joué. B. Müller a eu un grand rôle dans cette expérience et le suivi des textes du présent volume. Je profite de l’occasion pour remercier aussi Loïc Blondiaux, Boris Gobille, Laurent Loty, Gérard Mauger, Bernard Pudal, Marie-Claire Robic et Françoise Waquet, dont les suggestions ont été précieuses lors de la préparation du colloque. Le présent texte doit beaucoup à Wolf Feuerhahn.

2 Inversement, on trouve aussi parmi eux les plus vives dénégations et des relativisations catégoriques : elles renvoient Mai 68 à un statut purement anecdotique ou à un effet passager.

3 Qui existait alors comme sixième section de l’École pratique des hautes études (EPHE).

4 Ainsi les spécialistes des mouvements homosexuels contactés pour cette occasion étaient enthousiastes à l’idée de parler de la période, mais ont baissé pavillon quand il a été précisé qu’il agissait de travailler sur l’élaboration d’un savoir savant de l’homosexualité au sein du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) et dans les milieux vincennois (ce qui revenait un peu au même).

5 Je renvoie sur ce point à des analyses formulées dans mon texte « Écrire sur 68 en spécialiste, tournant ou accomplissement ? », Genèses, 76, septembre 2009, p. 137-156.

6 La publication successive de plusieurs ouvrages collectifs aux Presses universitaires de Rennes (PUR) illustre éloquemment l’investissement désormais massif et systématique des études d’allure historique dans cette période. Les premiers volumes de cette série étaient issus de colloques organisés en 2008, les derniers attestent d’un mouvement qui semble s’affranchir du tempo décennal. M. Margairaz, D. Tartakowsky (dir.), 1968 entre libération et libéralisation. La grande bifurcation, PUR (Histoire), 2010 ; B. Benoit, C. Chevandier, G. Morin, G. Richard, G. Vergnon (dir.), À chacun son mai ? Le tour de France de mai-juin 1968, PUR (Histoire), 2011 ; G. Richard, J. Sainclivier (dir.), Les partis à l’épreuve de 68. L’émergence de nouveaux clivages, 1971-1974, PUR (Histoire), 2012 ; C. Bougeard, V. Porhel, G. Richard, J. Sainclivier (dir.), L’Ouest dans les années 68, PUR (Histoire), 2012 ;

7 D. Damamme, B. Gobille, F. Matonti, B. Pudal (dir.), Mai Juin 68, Éditions de l’Atelier, 2008 ; P. Artières, M. Zancarini-Fournel (dir.), 68 : Une histoire collective, 1962-1981, La Découverte, 2008 ; G. Dreyfus-Armand (dir.), Les années 68, un monde en mouvement. Nouveaux regards sur une histoire plurielle (1962-1981), Syllepse/BDIC, 2008 ; P. Artous, D. Epsztajn, P. Silberstein (dir.), La France des années 68, Syllepse, 2008.

8 B. Gobille, « L’événement Mai 68. Pour une sociohistoire du temps court », Annales. Histoire, sciences sociales, 2008/2, 63e année, p. 324 [321-349].

9 Cf. J. Pagis, Mai 68, un pavé dans leur histoire, Paris, Presses de Sciences Po (Sociétés en mouvement), 2014.

10 Le modèle en était fourni par les sciences de la nature. Les exemples les plus évidents en SHS seraient certaines enquêtes menées à la VIe section de l’EPHE ou, dans un genre différent, l’expérience de Plozévet. Cf. P.-A. Rosental (dir.), « Pour une histoire de la recherche collective en sciences sociales », Cahiers du Centre de recherches historiques, 36, octobre 2005.

11 Sur cette histoire, on trouvera une synthèse stimulante dans le chapitre viii, « La réforme de la pédagogie aura-t-elle lieu ? » du dernier ouvrage d’Antoine Prost, Du changement dans l’école. Les réformes de l’éducation de 1936 à nos jours, Seuil (L’univers historique), 2013. Voir aussi le numéro spécial « Mai 68 quels effets réels dans le champ de l’éducation ? » de la revue Les Sciences de l’éducation - Pour l’ère nouvelle, 41, 2008/3.

12 On en trouvera une brève présentation dans la foulée du commentaire de document disponible à la fin de ce volume.

13 Sur ce point, le bilan reste à faire, qui appelle la nuance : l’autoritarisme et l’esprit de revanche ont pu coexister avec des aspects plus positifs, qu’évoque par exemple Edmond Lisle à propos du rapport Massenet (1979). Commandité par Raymond Barre, celui-ci préconisait de reverser les chercheurs en SHS dans les universités. Il fut combattu par la ministre de l’enseignement supérieur et son cabinet, qui en appela à l’arbitrage du président de la République. Voir « Les sciences sociales en France : développement et turbulences dans les années 1970. Entretien entre Raymond Lisle et Olivier Martin », La Revue pour l’histoire du CNRS, 7, novembre 2002, p. 64-72.

14 Il faut l’entendre comme une entreprise de discipline empirique rétive au surplomb théorique et aux envolées de la libre interprétation. L’ouvrage dirigé par Charles Soulié ne s’en tient pas pour autant à une restitution narrative : il est constamment problématisé par la sociologie des champs.

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Pour citer cet article

Référence papier

Olivier Orain, « Introduction »Revue d’histoire des sciences humaines, 26 | 2015, 9-16.

Référence électronique

Olivier Orain, « Introduction »Revue d’histoire des sciences humaines [En ligne], 26 | 2015, mis en ligne le 07 mars 2019, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhsh/1993 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rhsh.1993

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Auteur

Olivier Orain

Chargé de recherche au CNRS (UMR 8504 Géographie-cités)
Équipe Épistémologie et histoire de la géographie (EHGO)

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