Éditorial
Texte intégral
1Les revues savantes sont fragiles. Elles reposent sur l’enthousiasme de leurs producteurs, le soutien de leurs éditeurs et la curiosité de leurs lecteurs, mais aussi sur l’appui d’institutions. Ces revues se vendent peu et certains diraient peut-être : de moins en moins. En termes capitalistiques, elles ne sont pas rentables. Elles sont d’autant plus précieuses. Les quinze ans d’existence de la Revue d’histoire des sciences humaines reflètent cette fragilité constitutive. Fondée en 1999 après plusieurs projets restés sans suite, elle est l’une des trois revues mondiales du domaine et la seule francophone. Elle a connu douze années de parution régulière et deux éditeurs. La fin de l’année 2011 a vu la publication connaître une longue pause, faute d’éditeur et de secrétariat de rédaction. Si elle reparaît en cette année 2015, c’est grâce au soutien d’une nouvelle maison d’édition, les Publications de la Sorbonne, consciente que le commerce intellectuel n’est pas un marché économique comme un autre. Nous adressons donc tous nos remerciements à sa chaleureuse équipe ainsi qu’au Centre Alexandre-Koyré (UMR 8560), au Centre d’études et de recherches sur l’espace germanophone (EA 4223) et à la Société française pour l’histoire des sciences de l’homme (SFHSH), qui nous soutiennent généreusement.
2L’histoire des sciences humaines et sociales a longtemps été écrite selon un prisme disciplinaire. L’histoire du droit s’est sans doute institutionnalisée la première. Mais l’histoire de l’économie, de la sociologie et de quasiment toutes les sciences humaines ont emprunté la même voie et les mêmes habitudes historiographiques. Elles ont le plus souvent accompagné l’émergence de ces disciplines. L’histoire a d’abord dans ce cadre une fonction légitimante : elle est chargée de témoigner de l’autonomie de ladite science, de son ancienneté, de la dignité de ses pères fondateurs et des dits « grands auteurs » qui leur auraient succédé. Chargée de montrer la systématicité de ses énoncés, cette histoire en vase clos est le plus souvent internaliste.
3De manière alternative s’est développée une autre écriture de l’histoire des sciences de l’homme, davantage attentive aux déterminations et contingences de la production sociale et institutionnelle des partages académiques. Peu encline à reproduire des canons et des traditions et bien davantage désireuse de les resituer dans leur configuration historique, elle suppose des changements d’échelle permettant de déchiffrer les luttes et les arrangements entre chapelles, spécialités, écoles ou sciences établies. Elle repose encore pour l’essentiel sur des chercheurs venant de différentes disciplines et leur désir de faire œuvre commune. En France, nulle chaire, nul institut, mais une société, la SFHSH, et une revue : le modèle est ici bien plus celui de la sociabilité savante que de la « grande industrie » disciplinaire telle que l’appelait de ses vœux l’historien Theodor Mommsen, à la fin du xixe siècle.
4Venus de la géographie, de la sociologie, de la psychologie, de l’anthropologie…, les historiens des sciences humaines ont ainsi appris à travailler ensemble et à mener des enquêtes qui, sans nier l’existence de ces constructions historiques que sont les disciplines, en ont d’abord interrogé les frontières et reconstitué les histoires non linéaires, remettant en cause l’idée que le statut de discipline universitaire tel qu’il apparaît en Europe occidentale au tournant des xixe et xxe siècles aurait été le telos de toute pratique savante.
5En choisissant pour objet les « sciences humaines », la Revue ne cherche nullement à réintroduire au niveau de l’ordre des savoirs une évidence qu’elle remet en cause concernant les disciplines. L’histoire des sciences humaines et sociales hérite d’une hiérarchie des savoirs qui a la vie dure. L’honneur et l’ancienneté reconnus aux mathématiques comme aux sciences expérimentales minorent encore son objet. Pour autant, loin de nous l’idée de faire de l’histoire des sciences humaines un parangon ou un bastion dans le but de défendre leur scientificité. Ici aussi, le travail historique est requis. Il permet d’éclairer et de mettre en perspective la formation circonstanciée des partages épistémologiques ou, à l’opposé, la mise en œuvre de programmes interdisciplinaires et la mobilisation dans les sciences humaines de modèles ou d’outils extérieurs, notamment ceux appartenant aux mathématiques ou aux sciences biologiques.
6La Revue d’histoire des sciences humaines a déjà accompagné l’émergence de nouveaux objets. Des collectifs de chercheurs y ont retracé le travail des sciences humaines en situation coloniale, la constitution des savoirs sur la ville, le renouvellement des débats sur la frontière entre nature et culture qu’expriment les neurosciences sociales… Elle a accueilli des dossiers discutant de transferts culturels entre traditions nationales ou d’appropriations transdisciplinaires. Elle se propose dans les mois et les années à venir d’examiner : un moment particulier de l’existence des sciences humaines et sociales (le présent dossier sur les « années 68 ») ; la question de l’exposition matérielle des « races humaines » ; les savoirs produits sur les animaux et l’animalité ; la production de manuels universitaires venant codifier et normer des systèmes disciplinaires. Il s’agit là du programme à court terme, qui concrétise les efforts poursuivis durant cette pause de deux ans et demi autant qu’il manifeste la vivacité du champ et les attentes de nombreux chercheurs qui ont trouvé dans cette revue un lieu de publication spécifique. Reste l’horizon plus lointain de ce que nous publierons ensuite.
7En l’occurrence, notre maître-mot sera : laissons l’avenir nous surprendre. Disons simplement pour finir et… commencer que les pages de la Revue seront grandes ouvertes aux enquêtes de fond ou qui feront apparaître de nouveaux thèmes, des processus restés inaperçus et, ce faisant, renouvelleront les méthodes et les questionnaires en usage.
Pour citer cet article
Référence papier
Wolf Feuerhahn et Olivier Orain, « Éditorial », Revue d’histoire des sciences humaines, 26 | 2015, 5-6.
Référence électronique
Wolf Feuerhahn et Olivier Orain, « Éditorial », Revue d’histoire des sciences humaines [En ligne], 26 | 2015, mis en ligne le 07 mars 2019, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhsh/1985 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rhsh.1985
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