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Comptes rendus

Claude Langlois, Le continent théologique. Explorations historiques | Claude Langlois, Thérèse de Lisieux et la miséricorde

Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016 | Paris, Éditions du Cerf, 2016
Patrick Henriet
p. 224-227
Référence(s) :

Claude Langlois, Le continent théologique. Explorations historiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, 358 p., 24 cm, 23 €, ISBN 978‑2-7535‑4913‑5.

Claude Langlois, Thérèse de Lisieux et la miséricorde, Paris, Éditions du Cerf, 2016, 264 p., 21,5 cm, 24 €, ISBN 978‑2-204‑11668‑8.

Texte intégral

1Deux recueils d’articles de Claude Langlois, respectivement consacrés aux congrégations religieuses et à Thérèse de Lisieux, ont paru en 2011. En voici un troisième, moins directement thématique, qui traite des « explorations historiques » du « continent théologique ». L’ensemble est divisé en sept sections (dont nous donnons le titre exact alors que nous ne le faisons pas pour les articles qui les composent) : 1/ « Un historien devant la théologie : programme et bilan », avec deux articles. – 2/ « L’inévitable horizon romain », avec des travaux sur l’infaillibilité pontificale, sur le Syllabus de 1864, enfin sur la « modernité » et la béatification de Pie XII. – 3/ « Le discours théologique des Lumières à la Révolution » : travaux sur le traité de la rédemption de Jean-Nicolas Bergier († 1790), cet article étant très largement réécrit par rapport à sa première publication en 2002 (l’apologétiste Nicolas-Sylvestre Bergier devenant par ailleurs « Jean-Nicolas » dans le titre sans que l’on comprenne pourquoi) ; sur le procès du prêt à intérêt à la veille de la Révolution ; sur l’interprétation de la Révolution par le jésuite Pierre-Joseph de Clorivière († 1820) (« entre apocalypse et apologétique »). – 4/ « Le nouveau laboratoire théologique au lendemain de la Révolution », qui traite de la pratique de la confession pendant et après celle-ci, de l’usage des indulgences durant l’année sainte 1826, de l’adoption d’une morale liguorienne par l’abbé Gousset en 1832 (avec « la prise de conscience que la pénitence est d’abord sacrement de miséricorde »), et enfin de la « réappropriation des catégories théologiques dans le discours éthique », toujours selon l’abbé Gousset. – 5/ « Entre écriture mystique et contrôle de la sexualité », où on trouvera des études consacrées au mysticisme (s’il y en a un) de Thérèse de Lisieux, à sa « surprenante conversion de Noël 1886 », au rapport entre catholicisme et « sexualité(s) », enfin à la sexualité conjugale entre la Révolution et Vatican II. – 6/ « Théologie, féminin et genre » livre des travaux sur le passage du roi comme « fils aîné de l’Église » à la France comme « fille aînée de l’Église » (en 1841 seulement), sur « le féminin dans le catholicisme contemporain » (en réalité un essai d’ego-histoire), sur les relations entre catholicisme, féminité et sacralité (la sacralité étant définie en référence à Durkheim et à Rudolf Otto) et sur la « nouvelle mystique féminine du début du xxe siècle » (cette étude se termine par une insistance sur la rupture représentée par Thérèse de Lisieux : Thérèse et les autres, p. 292). – 7/ « Loisy avant la crise moderniste », avec deux articles.

2L’ouvrage se termine par une impressionnante bibliographie de 303 titres qui permettra aux savants et aux curieux de dénicher bien des raretés. L’auteur présente ses travaux en une dense introduction : « En fait il s’agit, en prenant le discours catholique dans toute sa diversité, de rendre compte de son historicité, autant par les usages sociaux qui en sont faits que par les ajustements culturels que demande sans cesse leur compréhension, sans oublier l’essentiel, cette insertion dans une temporalité pertinente qui est la marque même de l’historien et sans doute aussi la difficulté la plus évidente d’accès à un discours qui justement se veut par principe hors du temps » (p. 18).

3Outre l’intérêt de ces textes, le volume se signale par une préface de Guillaume Cuchet et Denis Pelletier intitulée « Claude Langlois et le “moment Créteil” de l’histoire religieuse contemporaine » (comprenons : « de l’histoire religieuse [de l’époque] contemporaine »). Cette histoire se décline en deux temps : d’abord avec les travaux d’un « groupe de Créteil » entre 1971 et 1977, sous l’impulsion de Jean-Marie Mayeur puis, jusqu’en 1984, avec un institut de recherche universitaire (« Histoire de la connaissance, des idées et des mentalités »). À Créteil, Langlois travaille non seulement avec Mayeur mais aussi avec Claude Savart et quelques jeunes historiens qui sont encore en thèse, André Encrevé, Jean Baubérot, Étienne Fouilloux. Cette histoire, institutionnelle en même temps que culturelle, permet de croiser bien d’autres figures importantes depuis René Rémond jusqu’à François Furet, en passant par Philippe Levillain, Yves-Marie Hilaire, Bernard Plongeron, Émile Poulat, Dominique Julia, Marc Vénard, Jean Delumeau, Philippe Vigier, François Laplanche etc. Tout un pan de l’histoire religieuse française est ainsi éclairé par le parcours de Cl. Langlois, histoire qui fut « longtemps dominée par la catégorie du politique » mais qui évolua rapidement vers « une démarche [inscrivant] le religieux dans une perspective davantage marquée par l’histoire culturelle et sociale et par une ouverture résolue aux autres sciences humaines » (p. 13).

4En même temps que Le continent théologique sortait un nouveau livre de Claude Langlois, Thérèse de Lisieux et la miséricorde. L’auteur rappelle en introduction qu’il est devenu depuis plus de quinze ans, selon ses propres mots, « le patient historien des écrits de Thérèse ». L’ouvrage est entièrement centré sur un moment essentiel de la vie de celle-ci, lorsqu’en ce 9 juin 1895 elle décide pendant la messe de « s’offrir en victime d’Holocauste à l’Amour miséricordieux du bon Dieu » (cf. le récit de sœur Geneviève). Le même jour, elle écrit la célèbre Offrande de moi-même comme Victime d’Holocauste à l’Amour Miséricordieux du Bon Dieu. Cl. Langlois organise son propos en trois parties. La première s’intéresse à l’événement lui-même et en recherche les antécédents, à peu près exclusivement dans la vie et les œuvres de Thérèse. La deuxième analyse les conséquences de cet épisode capital sur le processus d’écriture autobiographique. La troisième traite du passage « de l’expérience personnelle à la diffusion doctrinale », avec « la prédication aux petites âmes du Dieu de miséricorde » (p. 218), l’année de la mort de Thérèse (1897). Claude Langlois défend la thèse selon laquelle une spiritualité toute de miséricorde représenterait une sorte de révolution : le passage de la justice divine à la miséricorde serait en effet celui « d’une historicité à l’autre » (p. 210) et il aurait amené Thérèse à remettre en cause la tradition doloriste du Carmel (ainsi, sans doute, que celle du catholicisme de son époque).

5Ce livre est le septième que l’auteur consacre à Thérèse. Ses travaux classiques sur la spiritualité féminine, son attention aux manuscrits, la rigueur philologique dont il fait preuve en lisant les textes (orientation sans doute plus fréquente chez les spécialistes d’époques reculées que chez ceux de l’époque contemporaine), le fait enfin que Thérèse soit devenue son sujet d’étude privilégié depuis bientôt deux décennies, lui permettent de livrer une analyse des textes et des événements pleine de finesse. Les remarques qui suivent relèvent donc plus de l’étonnement que de la critique pure ; elles ont l’intérêt, peut-être, de naître d’une fréquentation assidue d’œuvres bien antérieures à celle de Thérèse.

6Une première question porte sur l’opposition entre justice et miséricorde comme deux régimes d’historicité. Faut-il vraiment distinguer radicalement ces deux modes de l’être et de l’agir divins jusqu’à les rendre à peu près étrangers l’un à l’autre ? En anthropologie chrétienne (et l’on est conscient du caractère très réducteur d’une telle notion), la « justice » et la « miséricorde » sont sœurs, elles naissent d’une même souche, que les textes anciens désignent souvent comme la pietas divine. Dieu est juste quand il punit, mais il est juste encore lorsqu’il pardonne, explique par exemple saint Thomas (voir entre autres la Somme de théologie, prima pars, q. 21). Thérèse elle-même ne rappelle-t‑elle pas dans son Offrande de moi-même, avant de se définir comme « victime d’holocauste » à l’Amour miséricordieux, qu’elle souhaite se « revêtir » de la « propre justice » de Dieu ?

7On pourrait par ailleurs se demander si c’est bien autour du thème de la miséricorde que s’articule la nouveauté radicale de Thérèse, si tant est d’ailleurs qu’il puisse y avoir des nouveautés radicales dans l’histoire du catholicisme : la « petite voie », qui permet aux plus humbles d’accéder à Dieu et à la sainteté sans passer par l’héroïsme ascétique des saints du passé, ne marque-t‑elle pas un changement plus grand encore ? Le don de soi-même à l’amour aurait quant à lui mis la sainte dans une « contradiction inextricable » car il était difficile ou impossible de « s’offrir au Dieu miséricordieux comme on le faisait au Dieu justicier » (p. 211). Mais l’offrande de l’individu au Dieu d’amour, souvent présentée dans le cadre d’une mystique nuptiale qui remonte aux premiers siècles du christianisme et qui devint extrêmement fréquente, en particulier dans les milieux féminins, à la fin du Moyen Âge, n’est-elle pas un thème battu et rebattu de la spiritualité catholique ? Sans doute, Thérèse ne fut ni Gertrude de Helfta, ni Mechtilde de Magdebourg, ni Hadewijch d’Anvers. Mais l’impression qui prévaut souvent à la lecture, à savoir qu’elle fut seule dans son siècle et seule dans l’Histoire, est en partie trompeuse.

8Thérèse n’était pas la première à mettre la miséricorde au centre de sa spiritualité. Pour ne mentionner que trois noms, la deuxième partie du Dialogue de Catherine de Sienne est entièrement consacrée à la miséricorde, qui est tout aussi centrale dans des œuvres comme celle de Thérèse d’Avila ou de Jean de la Croix, si important pour la petite carmélite de Lisieux. De façon plus générale, on a souvent le sentiment à la lecture de Claude Langlois que dans son étrangeté radicale, Thérèse ne dépend d’aucun grand ancêtre et ne ressemble à personne. Certains commentateurs de son œuvre ont pourtant proposé une grille de lecture assez différente en rapprochant Thérèse de Bernard de Clairvaux (voir ici André Louf), de Jean de la Croix, etc. Peut-on comprendre totalement la petite sainte sans prendre en compte L’Imitation de Jésus Christ dans la traduction de Lamennais, une œuvre qu’elle avait lue et relue ? Mystique (j’utilise le mot dans un sens large, sans aborder la question assez artificielle de savoir si Thérèse était vraiment mystique) rime bien souvent avec topique. Certes, le fait qu’un motif spirituel ait été abondamment utilisé dans le passé ne le vide pas de sa substance lorsqu’il est repris dans une réalité nouvelle ; mais comprendre historiquement cette dernière implique aussi de tenir compte des motifs anciens, des « remplois », des réminiscences. N’y a-t‑il pas là une condition nécessaire pour replacer chaque individualité, Thérèse comprise, dans le flot d’une longue histoire au cours de laquelle le nouveau a toujours été bâti avec de l’ancien ? C’est finalement toute la question de la Tradition qui est posée. La jeune carmélite échappe-t‑elle à celle-ci dans son absolue singularité ? Ou bien en est-elle au contraire un fruit tardif mais néanmoins familier ?

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Pour citer cet article

Référence papier

Patrick Henriet, « Claude Langlois, Le continent théologique. Explorations historiques | Claude Langlois, Thérèse de Lisieux et la miséricorde »Revue de l’histoire des religions, 1 | 2019, 224-227.

Référence électronique

Patrick Henriet, « Claude Langlois, Le continent théologique. Explorations historiques | Claude Langlois, Thérèse de Lisieux et la miséricorde »Revue de l’histoire des religions [En ligne], 1 | 2019, mis en ligne le 01 janvier 2021, consulté le 11 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhr/9741 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rhr.9741

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Auteur

Patrick Henriet

École Pratique des Hautes Études
(Sciences historiques et philologiques).

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