Gilles Caillotin, pèlerin. Le retour de Rome d’un sergier rémois, 1724, édité et présenté par Dominique Julia
Gilles Caillotin, pèlerin. Le retour de Rome d’un sergier rémois, 1724, édité et présenté par Dominique Julia, Rome, École française de Rome, 2006, 395 p.- [16 p. de pl.], 24 cm (« École française de Rome », 356), 48 €.
Notes de la rédaction
Traduit de l’italien par Pierre Antoine Fabre.
Texte intégral
- 1 Parmi ses multiples travaux, je me limite ici à mentionner Pèlerins et pèlerinage dans l’Europe mod (...)
1Dominique Julia est bien connu, en France et en Europe, comme spécialiste de l’histoire des pèlerinages dans l’Europe moderne. Il en a étudié de multiples aspects, aussi bien extérieurs (flux numériques, qualités, provenance et statuts sociaux, hôpitaux) qu’intérieurs et spirituels, concernant les coutumes du pèlerin, son univers mental, théologique et dévotionnel, les formes de représentation de l’expérience vécue du voyage de dévotion1.
2Il s’est tout spécialement intéressé à l’étude des pèlerinages français en Italie, à Rome en particulier, substitut de Jérusalem. Le centre de la catholicité était plus encore que Saint-Jacques de Compostelle ou Lorette capable d’attirer les masses pèlerines par la richesse de ses ressources matérielles et spirituelles, le plus apte à satisfaire toutes les dimensions du besoin de sacré, en dehors même des années jubilaires (qui restent cependant jusqu’au xviiie siècle des sommets d’intensité pour les pèlerinages et tout ce qui les entoure).
- 2 D. Julia, « Gagner son jubilé à l’époque moderne : mesure des foules et récits de pèlerins », in La (...)
3Dans le cours de ses recherches, D. Julia a pu repérer une source extraordinaire, le récit d’un pèlerin sur sa propre expérience. Car très peu sont les pèlerins, surtout hors du monde savant ou aristocratique, qui ont laissé une trace de leur voyage pouvant nous permettre de pénétrer de l’intérieur la perception, la signification de ce qui avait été vécu. D. Julia avait déjà donné en 1997 une brève présentation de trois journaux de pèlerins jubilaires français à Rome, dans les années 1650, 1700 et 17502. Quoiqu’ils aient relevé de catégories socioculturelles privilégiées, ces textes étaient de précieux médiateurs. Mais beaucoup plus fascinant devait être le journal qu’il nous donne aujourd’hui à lire, celui d’un modeste sergier de Reims, Gilles Caillotin, qui entreprit son voyage vers Rome en 1724, là encore à la veille d’une année jubilaire.
4Les mémoires manuscrits retrouvés par D. J. à la bibliothèque municipale de Reims qui, sous le titre de Retour de Rome, emplissent plus de 730 feuillets manuscrits, constituent la seconde partie d’un texte qui comprenait aussi le voyage d’aller, malheureusement perdu. D. J. a reconstitué les traits biographiques essentiels de leur auteur, tout à fait inconnu jusqu’alors. Né à Reims en 1697, Gilles Caillotin part donc pour Rome à pied à 27 ans et y séjourne dans divers hospices. Après dix-sept jours, il repart le 1er septembre 1724 et atteint Reims après une marche d’un mois et demi seulement, contre plus de deux mois en sens inverse. Nous savons aussi qu’il ne fut jamais marié et qu’il mourut en 1746, à l’âge encore jeune de 49 ans.
5Très dévot, Gilles avait effectué de nombreux pèlerinages de proximité, dont celui de Corberny, célèbre aujourd’hui encore par les travaux de Marc Bloch. Le sergier rémois était sans doute scrofuleux, comme le révèle D. J. à la fin de son étude en rappelant le voyage de Gilles à Fontainebleau le jour de la Toussaint 1724 pour être touché de la main du roi.
6Mais ce qui intéresse le plus notre éditeur dans son enquête est le texte des mémoires lui-même, qui renvoie d’une part au sujet qui les écrit et d’autre part à un contexte historique beaucoup plus ample, l’univers matériel et moral d’un pèlerin de l’époque moderne. En ce sens, la question que formule D. J. lui-même – le témoignage de Caillotin est-il exceptionnel ? – peut recevoir deux réponses différentes selon que l’on se situe du côté de l’objet (le texte) ou du sujet (celui qui l’écrit). Un tel témoignage est en effet exceptionnel, étant donné la rareté des textes autobiographiques et des récits de voyages issus de milieux populaires ; mais il est aussi ordinaire dans la mesure où il exprime, outre les émotions et les représentations d’un seul, celles d’un groupe social, les comportements et une culture partagés par des milliers d’individus dans la norme, inconnus, et qui n’ont laissé aucune trace d’eux-mêmes.
7Ce récit singulier sera donc examiné dans une double perspective : celle de la spécificité d’une expérience individuelle et celle d’une expérience commune et partagée. Le seul fait d’avoir souligné la nécessité de cette double perspective est une belle leçon de méthodologie historique appliquée à l’interprétation d’un texte. Du point de vue de l’expérience générale et collective du pèlerinage, les mémoires de Caillotin proposent à la lecture une remarquable série de phénomènes historiques, qui va bien au-delà de l’histoire des pèlerins et des pèlerinages, en ceci qu’elle reflète des évolutions et des dynamiques beaucoup plus larges et complexes, qui sont actuellement au cœur de la discussion des historiens : avant tout, le thème de la mobilité des populations d’Ancien Régime, qui dément la thèse de la sédentarisation comme caractère dominant de l’époque moderne et met en lumière une série d’effets culturels – quête de liberté, émancipation du contrôle ecclésiastique et familial, apprentissage d’autres coutumes, d’autres cultures – qui avaient de quoi préoccuper, pour des raisons diverses, les autorités civiles comme les autorités religieuses. Ce n’est certes pas un hasard si le pèlerinage est de plus en plus critiqué comme pratique suspecte au cours du xviiie siècle, ce qui va de pair avec son fléchissement en nombre et le déclin des confraternités qui les prenaient souvent en charge.
8En second lieu, il faut noter la dimension internationale du pèlerinage et même, comme l’écrit D. J., « le caractère international de la société pèlerine, maintenu en plein xviiie siècle ». La domination du pèlerinage romain illustre ainsi le pouvoir extraordinaire que conservait alors cette ville d’attirer des flux impressionnants de voyageurs venus de tous les pays de l’Europe catholique et montre comment le déclin politique de la papauté est à cette époque compensé par le maintien et le renforcement du rôle spirituel et dévotionnel de l’Église, comme de l’autorité et du prestige du pontife.
9C’est également dans cet horizon que prennent tout leur relief les processus d’alphabétisation et leur progrès en France entre le xvie et le xixe siècle, processus dans lesquels lecture, écriture et culture écrite interagissent aussi au niveau « populaire ». Le manuscrit de Caillotin le montre bien, avec ses collages de textes recopiés et insérés dans sa propre écriture. Une « culture du collage », qui renvoie à des lectures bien définies, minutieusement reconstituées par D. J., et que Caillotin conçoit comme des instruments de légitimation et d’accréditation. Or cette construction du texte des mémoires, qui en fait le « fruit d’une recomposition », aussi bien que la revendication entière, par le scripteur, de ces insertions dans son récit, aux fins de le rendre plus beau, plus « délectable », pourrait faire douter du caractère « ordinaire » du pèlerin : est-il vraiment l’expression de ses compagnons de voyage, l’exercice de ce genre littéraire du récit de pèlerinage étant beaucoup plus souvent le fait de catégories sociales élevées et cultivées ? Pour répondre, D. J. confronte le texte de Caillotin à d’autres récits, issus de personnages socialement comparables, et il découvre de fortes analogies et ressemblances, dans les contenus descriptifs comme dans la technique du « collage » : analogies révélatrices d’une expérience et d’une culture communes. Caillotin fut donc bien un pèlerin comme les autres, à sa place dans le contexte ordinaire du pèlerinage selon son époque.
10La pratique de la rédaction d’un journal est elle-même normale pour un artisan du xviiie siècle. Traversées par une tension confessionnelle – dont le modèle restait alors les Confessions d’Augustin – ces ego-documents représentent aussi une forme d’expression d’une conscience de soi et d’une autonomie individuelle ; ils révèlent les modes et les transformations de l’articulation entre le moi, l’individu, la société. Mais s’agissant de l’œuvre d’un pèlerin dévot, il faut avant tout s’interroger sur le type de spiritualité et de religiosité qui émerge du texte. La religiosité de Caillotin est, encore une fois, absolument « normale » et orthodoxe : un furieux antijansénisme, doublé d’un philojésuitisme militant, une soumission totale au pouvoir pontifical dûment exalté, une dévotion portée sur les formes les plus typiquement extérieures de la piété catholique (reliques, saints, ferveur mariale, etc.) et enfin un engagement actif dans la lutte pour la défense de l’Église, de ses doctrines, de ses pratiques traditionnelles, contre un ennemi à deux têtes : l’ennemi intérieur, les « novateurs » jansénistes ; l’ennemi extérieur, la culture laïque moderne. Il apparaît alors que le pèlerinage incarne profondément cette religiosité traditionaliste contre-réformée, précisément parce qu’il est devenu au xviiie siècle l’objet de la critique de tous ces ennemis : les autorités civiles, les ecclésiastiques réformateurs et la culture laïque dénonçaient les abus dans lesquels pouvaient tomber les pèlerins (liés à la promiscuité, au nomadisme, à l’oisiveté, à la superstition) et réclamaient, comme en témoigne bien l’article « Pèlerinage » de l’Encyclopédie, une religiosité plus intérieure, opposant au voyage matériel l’intimité d’un voyage spirituel.
- 3 Voir Marina Caffiero, La fabrique d’un saint à l’âge des Lumières, trad. fr. Pierre Antoine Fabre, (...)
11Quelques décennies seulement après le voyage de Gilles Caillotin, alors que l’opposition aux pèlerinages ne cessait de grandir, un autre pèlerin, venu à Rome en 1770 pour s’y établir jusqu’à sa mort, devint le protagoniste d’une entreprise mouvementée : celle de la fabrique d’un saint3, Benoît-Joseph Labre, qui permit de réaffirmer dans l’apologétique catholique la légitimité entière et la sacralité d’une pratique religieuse populaire vilipendée. Le modèle de Labre venait exorciser un péché mortel du pèlerin « normal » : la curiosité, qui était au cœur au contraire du voyage sécularisé de formation et d’instruction, auquel les voyages de dévotion des élites du temps se conformaient de plus en plus – un temps où les manuels de pèlerinage ressemblaient toujours davantage à des guides touristiques, ce dont les mémoires de Caillotin sont eux-mêmes un signe intéressant. La curiosité restait admise par Caillotin, qui la cultivait même quand il exaltait la magnificence des églises, des palais, des rues qu’il arpentait. Certes, son pèlerinage était animé avant tout par la quête d’un miracle de guérison ; mais c’est bien sa curiosité qui nous permet, aujourd’hui, de découvrir dans son journal, de l’intérieur, la vie quotidienne, les peurs, les joies, les rencontres, les pensées d’un pèlerin du xviiie siècle. Et c’est grâce à la savante curiosité de Dominique Julia que nous pouvons faire ce voyage avec le meilleur des guides.
Notes
1 Parmi ses multiples travaux, je me limite ici à mentionner Pèlerins et pèlerinage dans l’Europe moderne (xvie-xixe siècles), éd. Ph. Boutry et D. Julia, Rome, École Française de Rome 1999 ; Rendre ses vœux. Les identités pèlerines dans l’Europe Moderne (xvie-xviiie iècle), éd. Ph. Boutry, P.-A. Fabre et D. Julia, Paris, Éditions de l’EHESS, 2000 ; « L’accoglienza dei pellegrini a Roma », in « Roma, la città del papa. Vita civile e religiosa dal giubileo di Bonifacio VIII al giubileo di papa Wojtyla », in éd. L. Fiorani e A. Prosperi, Storia d’Italia, Annali 16, Torino, Einaudi, 2000, p. 823‑861.
2 D. Julia, « Gagner son jubilé à l’époque moderne : mesure des foules et récits de pèlerins », in La città del perdono. Pellegrinaggi e anni santi a Roma in età moderna. 1550‑1750, éd. S. Nanni et M.A. Visceglia, Roma moderna e contemporanea, no 2/3, 1997, p. 311‑354.
3 Voir Marina Caffiero, La fabrique d’un saint à l’âge des Lumières, trad. fr. Pierre Antoine Fabre, Paris, Éditions de l’EHESS, 2006 (1re éd. 1997).
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Référence papier
Marina Caffiero, « Gilles Caillotin, pèlerin. Le retour de Rome d’un sergier rémois, 1724, édité et présenté par Dominique Julia », Revue de l’histoire des religions, 2 | 2010, 268-272.
Référence électronique
Marina Caffiero, « Gilles Caillotin, pèlerin. Le retour de Rome d’un sergier rémois, 1724, édité et présenté par Dominique Julia », Revue de l’histoire des religions [En ligne], 2 | 2010, mis en ligne le 26 janvier 2011, consulté le 12 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhr/7606 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rhr.7606
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