Nathalie Richard, La Vie de Jésus de Renan. La fabrique d’un best-seller
Nathalie Richard, La Vie de Jésus de Renan. La fabrique d’un best-seller, Rennes, Presses Universitaires de Rennes (« Histoire »), 2015, 315 p., 20 €, ISBN 978‑2-7535‑3648‑7.
2015
Texte intégral
1L’étude de Nathalie Richard est une magnifique contribution à l’histoire culturelle du xixe siècle français. Publiée en 1863, la Vie de Jésus d’Ernest Renan a été d’emblée un immense succès de librairie et s’est rapidement imposée comme un classique que tout homme cultivé se devait d’avoir lu. Il manquait un travail qui restituât les conditions dans lesquelles s’était opérée la « fabrique » de ce « best-seller », projet que Nathalie Richard a désormais réalisé.
2Si Ernest Renan n’est plus guère lu aujourd’hui que des spécialistes qui s’intéressent à l’historiographie du christianisme antique, l’introduction de Nathalie Richard rappelle l’extraordinaire faveur dont son œuvre a joui dès sa parution. Les 10 000 volumes du premier tirage de la Vie de Jésus se sont écoulés en quelques jours, et de juin à novembre 1863, 60 000 exemplaires supplémentaires sont vendus. Les chiffres sont vertigineux pour un ouvrage dont la lecture n’a rien de particulièrement attrayant : 146 000 exemplaires vendus en dix mois. La 11e édition paraît en 1867. De 1863 à 1947, près d’un demi-million d’exemplaires du livre de Renan ont été vendus. Succès comparable aux meilleures ventes de Zola ou d’Alphonse Daudet et qui a été permis par la conjoncture socioculturelle du début des années 1860 en France. Le parallèle a été tôt fait entre le succès de la Vie de Jésus et celui des Misérables, dont les volumes ont été publiés en 1862.
3L’originalité de la démarche adoptée par Nathalie Richard consiste dès lors à envisager l’événement libraire qu’a constitué la parution de la Vie de Jésus sous ses aspects tant matériels et économiques que culturels, doctrinaux et intellectuels. Ainsi qu’elle le relève de manière très convaincante, « le succès du livre de Renan est pour partie lié à l’intention de l’auteur et de l’éditeur de produire un ouvrage à succès », mais « ce qui fait événement en 1863 est également dû à son contenu », puisque « beaucoup de contemporains ont exprimé le sentiment qu’il correspondait à l’esprit du temps ». Nathalie Richard ne manque pas non plus de traiter de la réception du livre de Renan et du conflit des interprétations auxquelles il a donné lieu. Plus largement, elle s’intéresse aux processus de médiation par lesquels la Vie de Jésus s’est diffusée dans un public sans cesse plus large. Son étude participe ainsi du renouvellement récent d’une histoire littéraire restituée à une rigoureuse historicité et qui tente de replacer les œuvres dans l’horizon d’attente auquel elles correspondent. Si la critique littéraire avait été la première à appeler de ses vœux la formation d’une histoire littéraire authentiquement historienne – on pense ici aux pages fondamentales de Hans Robert Jauss –, les historiens ont mis plus de temps à s’approprier la littérature comme objet proprement historique. Le travail de Nathalie Richard s’inscrit dans le cadre d’une inflexion disciplinaire récente, illustrée notamment par des travaux qui ont puisé une part de leur inspiration méthodologique dans Les règles de l’art de Pierre Bourdieu, à l’instar des études de Christophe Charle et de Judith Lyon-Caen.
4L’un des objectifs du livre de Nathalie Richard est donc d’étudier les stratégies auctoriales et éditoriales qui ont produit le succès de librairie obtenu par la Vie de Jésus. Comme elle le souligne, « le succès de la Vie de Jésus tient à la rencontre d’un auteur et d’un éditeur et à l’habileté avec laquelle ils ont su conjointement s’adapter à des évolutions majeures touchant le champ de l’imprimé et ses lectorats ». Le succès du livre de Renan tient d’abord à une rencontre, celle d’un éditeur, Michel Lévy, en quête de réussite économique, et d’un auteur, Renan, un jeune érudit qui cherche lui aussi à accroître ses revenus. La rumeur a annoncé par avance la publication de la Vie de Jésus et a ainsi contribué à susciter une attente dans le public. Sa parution prochaine a été évoquée dans plusieurs textes de Renan au point qu’avant même la publication de l’ouvrage, il est l’objet de débats dans l’opinion publique. Avec patience, Nathalie Richard reconstitue minutieusement la renommée croissante de la Vie de Jésus avant même sa parution.
5Les aspects proprement scientifiques et intellectuels de l’entreprise renanienne ne sont pas oubliés. On sait que la Vie de Jésus s’insère dans la vaste fresque que Renan entend consacrer à l’Histoire des origines du christianisme, un projet finalement constitué de sept ouvrages publiés sur deux décennies. La Vie de Jésus, le premier volume de la série, est dès lors un véritable manifeste « où l’auteur expose sa conception d’une science des religions et définit la manière dont celle-ci s’intègre dans le projet plus vaste d’une science de l’humanité, ainsi qu’il la nomme ». Nathalie Richard met ainsi fortement en valeur l’originalité propre à l’historicisme renanien, développé pour résoudre la crise intérieure traversée par Renan. À plusieurs égards, l’étude de Nathalie Richard vient aussi apporter une contribution précieuse à l’histoire des sciences humaines et préciser les interprétations naguère esquissées à grands traits par Georges Gusdorf. Nathalie Richard souligne à juste titre que le scientisme historiciste de Renan sait ponctuellement faire place à l’empathie historienne.
6Les derniers chapitres de l’étude de Nathalie Richard sont consacrés à la construction de l’événement médiatique qu’a été la publication de la Vie de Jésus et à sa réception dans le public. La presse apparaît, à suivre les analyses de Nathalie Richard, comme le principal organe qui a permis à l’ouvrage de Renan d’acquérir son immense réputation. N. Richard insiste sur la grande variété des périodiques qui ont rendu compte du livre de Renan ou évoqué sa parution et le scandale qui en a procédé. Les lectures de la Vie de Jésus proposées par la presse permettent de retrouver les grands clivages politiques qui irriguent alors la société française, entre libéralisme, bonapartisme et légitimisme. Du côté de la presse catholique, une véritable campagne est orchestrée à l’encontre de Renan et de son ouvrage – opposition franche qui a été moquée comme une « neuvième croisade ». Là encore, l’enquête de Nathalie Richard est particulièrement minutieuse. Elle montre la brutalité d’une offensive qui aboutit à faire rentrer la Vie de Jésus dans le nombre envahissant des « mauvais livres », une obsession des mandements épiscopaux français à partir du mitan du xixe siècle.
7Bien construit, mené avec un sérieux et une conscience historienne particulièrement aiguisés, le livre de Nathalie Richard est destiné à devenir un ouvrage de référence au sein de la bibliographie renanienne ; il ouvre aussi des pistes fécondes pour produire une histoire des idées et une histoire littéraire renouvelées.
Pour citer cet article
Référence papier
Sylvio Hermann De Franceschi, « Nathalie Richard, La Vie de Jésus de Renan. La fabrique d’un best-seller », Revue de l’histoire des religions, 1 | 2020, 161-163.
Référence électronique
Sylvio Hermann De Franceschi, « Nathalie Richard, La Vie de Jésus de Renan. La fabrique d’un best-seller », Revue de l’histoire des religions [En ligne], 1 | 2020, mis en ligne le 01 janvier 2021, consulté le 26 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhr/10461 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rhr.10461
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