Présentation
Texte intégral
1Le texte suivant est le chapitre V du Jean Racine de Karl Vossler, ouvrage paru en 1926. La traduction en a été faite par Denise Berger d’après la réédition de 1948 (Bühl / Baden, Roland-Verlag, chapitre V, « Racines sprach- und verskunst », p. 141-159).
2Les études des langues, littératures et civilisations romanes ont été, on le sait, un des fleurons de l’Université allemande au xxe siècle. De ces spécialistes de la Romanistik, Karl Vossler (1872-1949) a été l’un des plus grands. Son œuvre est connue à l’étranger, en particulier, bien sûr, en Espagne et en Italie. Vossler était un amoureux de la civilisation espagnole et a publié des études sur le Siècle d’or. Il a publié une étude majeure sur la Divine comédie, qu’il a aussi traduite en allemand, et il était proche de la pensée de Benedetto Croce (avec lequel il a eu une correspondance, qui a été publiée). Mais, bien qu’il ait aussi écrit sur la Kultur française, son œuvre est peu connue en France, bien moins en tout cas que celle d’Ernst Robert Curtius (1886-1956), d’Erich Auerbach (1892-1957) et de Leo Spitzer (1887-1960).
3Le seul des livres de Vossler traduit en français est Frankreichs Kultur und Sprache, 1929 (Charles Vossler, Langue et Culture de la France. Histoire du français littéraire des origines à nos jours, traduit par Alphonse Juilland, Paris, Payot, 1953). Il y montre qu’une langue littéraire doit être pensée comme le monument majeur que se construit une civilisation et où elle trouve son identité, et il s’oppose par là à la vision positiviste et mécaniste de la linguistique historique et de ses fameuses « lois phonétiques », selon lui incapable de rendre compte des multiples exceptions à la systématicité et du sens même des évolutions. Vossler partage avec Croce une critique de la grammaire en général, très utile comme « expédient pédagogique », mais vaine en tant que « corruption logique » du langage, celui-ci étant d’abord de nature esthétique : « l’histoire et l’évolution du langage ne peut être rien d’autre que l’histoire des formes spirituelles d’expression et, par conséquent, l’histoire de l’art au sens le plus large du terme. »
4Les livres de Vossler sur La Fontaine (La Fontaine und sein Fabelwerk, Heidelberg, C. Winter, 1919) et sur Racine (Jean Racine, Munich, Max Hueber, 1926) n’ont jamais été traduits en français et leur titre est même absent des bibliographies françaises, comme est souvent absent des bibliographies de Corneille le livre d’un autre grand romaniste, Werner Krauss (1900-1976), Corneille als politischer Dichter (1936).
5Le livre de Vossler sur Racine est un livre dont la nature et la composition rappellent les petits volumes français autrefois édités par Boivin dans la série « L’homme et l’œuvre ». Il fournit cependant une lecture originale de Racine. En outre, sa traduction en anglais en 1972 (New York, Frederick Ungar Publishing Co) en a fait le livre par lequel beaucoup ont été initiés à Racine dans le monde anglo-saxon. En France, le livre n’est guère connu que par le compte rendu polémique qu’en a fait l’année de sa parution E. Auerbach, compte rendu traduit en français en 1998 (« Racine et les passions », dans Le Culte des passions, trad. D. Meur, Paris, Macula, p. 35-49). Auerbach dégage la note dominante du livre (Racine poète de la renonciation au terrestre), mais la contredit (« Andromaque n’est pas un chant céleste, mais le combat sauvage des instincts ») et y voit une vision étroitement allemande et protestante de Racine. En lisant l’extrait présenté ici, on sera au contraire frappé par l’ampleur de vue du romaniste, et ce dès les premières lignes. Vossler commence par des considérations sur la commedia dell’arte : ce n’est pas dans le temps court de l’histoire française qu’il situe Racine, mais par rapport à ce phénomène européen qu’est la constitution de troupes professionnelles à la Renaissance, phénomène majeur qu’on a pu appeler l’« invention du théâtre ». En cela, Vossler considère aussi Racine pour ce qu’il est d’abord, un écrivain de théâtre, dimension oubliée dans des textes plus fameux, celui de Spitzer sur l’effet de sourdine par exemple.
6La traduction de ce chapitre peut sembler à première vue étrange dans une livraison sur la rhétorique de Racine. Malgré ce que promet la traduction anglaise du titre (« Racine’s Rhetorical and Poetic Art »), on y cherchera en effet en vain une analyse rhétorique des discours des personnages raciniens. Selon Vossler, le personnage de Racine se définit d’abord comme absolument le contraire du bon orateur et ce n’est que grâce à une parole dont la fonction est essentiellement pervertie que peut se développer dramatiquement la pièce. On n’y trouvera pas non plus une analyse de la langue de Racine. Pour Vossler, Racine ne trouve pas sa poésie dans la langue poétique de son temps. Il ne la trouve pas plus dans la construction d’une langue d’auteur (on ne peut pas comprendre la poésie de Racine en relevant des « stylèmes ») : la langue de Racine, c’est tout simplement le beau français tel qu’on voulait le parler dans la vie, avec toutes les limites expressives qu’implique son « génie » et que Racine accepte consciemment.
7Il y a cependant dans ces pages, si l’on sait les lire, une véritable réflexion sur la rhétorique et qui témoigne de la profonde compréhension qu’en avait Vossler. Par exemple, les remarques sur le rapport entre le plan préliminaire de la pièce et sa rédaction qui est à la fois « rien » et « tout », le rapprochement paradoxal (avant les travaux de Marc Fumaroli) entre le travail d’écriture du dramaturge et l’improvisation des comédiens dell’arte constituent une véritable réflexion sur le rapport entre inventio-dispositio et elocutio, conception d’ensemble et style de l’expression, mais plus encore sur celui entre ingenium-ars et usus, don, technique et maîtrise (les annotations de Racine sont le point de départ d’une peinture sensible et vraie de ce qu’est l’innutrition) et enfin sur la création authentique comme subitaria dictio, expression dans l’instant.
8La fin du chapitre où Racine et Goethe parlent d’une même voix est très belle (et poignante si on se rappelle que le livre est paru moins de dix ans après la Grande Guerre). Juste avant, le grand érudit y répudie la Kulturgeschichte et la Literaturwissenschaft pour inviter à se mettre à l’écoute de l’œuvre d’art. Il ne s’agit pas d’une fausse élégance de clausule ou d’un refus de penser, mais au contraire d’une conviction profonde et d’une déclaration théorique, dont l’enjeu n’échappera pas à ceux qui ont lu les textes de son ami Croce (dont on trouve une anthologie en français dans le recueil Essais d’esthétique composé et traduit par G. A. Tiberghien, Gallimard, collection « Tel », 1991). Le lecteur d’aujourd’hui pourra être gêné (dans plusieurs sens du terme) par l’humanisme du texte ici traduit. Il n’est cependant pas inutile de se rappeler qu’il a été naguère possible de concevoir l’œuvre d’art comme « intuition spirituelle » et le chef d’œuvre comme la « forme imaginative parfaite que prend un état d’âme ».
Pour citer cet article
Référence électronique
Jean-Yves Vialleton, « Présentation », Exercices de rhétorique [En ligne], 1 | 2013, mis en ligne le 10 octobre 2013, consulté le 11 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhetorique/106 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rhetorique.106
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