Le travailleur de l’automobile au cinéma. Montage-remontage d’un personnage pluriel
Résumés
Les films qui s’intéressent aux ateliers de fabrication de voitures et à leurs ouvriers, films d’entreprise, de fiction, documentaires ou militants, permettent d’analyser l’évolution des regards portés sur eux. Le corpus réuni par les auteurs est successivement abordé selon trois thèmes : l’évolution au fil du temps des métiers mobilisés par la fabrication, les procédés filmiques utilisés pour montrer les pratiques (cadences, peine au travail, habileté, attachement au travail), la multiplicité des identités des travailleurs, hommes et femmes.
Entrées d’index
Haut de pagePlan
Haut de pageTexte intégral
- 1 - L’étude s’inscrit dans le cadre d’un programme de recherche du groupe Nigwal (Nicolas Hatzfeld, G (...)
1Le cinéma s’intéresse souvent au monde du travail par le biais de personnages emblématiques. Le Charlot des Temps modernes (1936) propose une vision allégorique de la condition ouvrière, tandis que le regard perçant de Jean Gabin dans la Bête humaine (1938) fixe une image du cheminot. Qu’en est-il des travailleurs de l’automobile, qui jouent un rôle important dans l’histoire sociale (1936, 1947, 1968) tandis que les usines de Détroit, Turin, Wolfsburg ou Billancourt deviennent les stéréotypes de la grande industrie de masse ? Au miroir des représentations et identités des gens du rail, cette contribution analyse la façon dont le cinéma représente les travailleurs de l’automobile1.
2Les films qui s’intéressent aux ateliers de fabrication des voitures sont doublement précieux. D’un côté, ils sont des sources exceptionnelles qui nous renseignent sur des aspects inédits d’une activité industrielle fortement structurée par ses contraintes technologiques. De l’autre côté, les images animées participent d’un discours sur le monde industriel. Par delà une meilleure connaissance des systèmes d’organisation du travail, les films nous permettent d’analyser et d’interpréter l’évolution des regards à leur endroit.
- 2 - Ce corpus rassemble des documentaires de première ou de seconde main, des reportages de télévisio (...)
3À travers l’analyse des scènes industrielles tirées d’un corpus de quelque 200 films réalisés depuis la Seconde Guerre mondiale2, il est possible de mettre en rapport les images des travailleurs de l’automobile avec l’histoire de cette industrie, avec l’évolution des techniques de fabrication et avec les cultures professionnelles du secteur. La première partie s’intéresse à la façon dont les films suivent l’évolution des multiples métiers mobilisés par l’industrie automobile pour fabriquer une voiture. De la tôle au véhicule fini en bout de chaîne, l’usine comporte des ateliers dans lesquels le travail est de nature différente, que les cinéastes filment de manières distinctes. La seconde partie étudie la palette de procédés filmiques déployés pour montrer ces pratiques laborieuses, de la cadence et de la peine au travail jusqu’à l’habileté des ouvriers en passant par leur attachement à leur travail et à leur emploi. La multiplicité des identités des travailleuses et travailleurs de l’automobile est le sujet du troisième développement qui interroge la coexistence des différents mondes de l’usine. L’identification des limites entre les groupes qui occupent l’usine conduit à repérer les « à-côtés » du travail, à orienter les caméras vers les lieux ou les instants qui lui sont attenants. Le détour hors de l’activité productive – stricto sensu – renforce à l’image le rôle du travail dans la vie et l’agencement identitaire des gens de l’automobile.
L’évolution des métiers
4La production automobile est marquée par deux traits essentiels. D’une part, elle s’effectue selon une combinaison de fabrications ou métiers spécifiques : la fonderie, la forge, l’usinage, puis l’assemblage des éléments mécaniques, l’emboutissage, la tôlerie, la peinture, l’habillage des carrosseries et leur assemblage appelé aussi montage final. D’autre part, chacun de ces secteurs connaît au cours du xxe siècle des transformations techniques et sociales qui affectent de façon particulière les métiers évoqués. L’analyse de films, documentaires et films d’entreprise principalement, fait ressortir les transformations que connaît cette industrie. Elle permet aussi de suivre la variation des représentations de l’usine à travers la mise en valeur par les cinéastes de quelques-unes de ses fabrications.
- 3 - Jean-Jacques Sirkis, 24 heures à la Régie, Service cinéma industriel, 1957.
5Dans les fonderies et les forges,le métal incandescent et le travail des marteaux-pilons3 offrent des images spectaculaires de fonte et d’acier étincelant dans des ateliers obscurs. Images que, jusqu’aux années 1960, de nombreux films prennent comme symboles du monde des « métallos ». Puis les constructeurs automobiles tendent à séparer les fabrications métallurgiques proprement dites des usines d’assemblage, qui deviennent le cœur de leur activité. Ainsi, les images des forges et fonderies disparaissent des films récents.
- 4 - Celles-là même qui ont attiré l’attention d’un sociologue comme Alain Touraine, qui a enquêté che (...)
6L’usinage, qui consiste à façonner les pièces mécaniques des voitures, est un second secteur fréquemment présenté dans les films parce qu’il illustre remarquablement la précision des machines : engrenages, enchaînement de mouvements mécaniquement réglés, pignons à la géométrie parfaite. Dès les années 1950, les films montrent l’efficacité d’une automatisation qu’ils présentent comme absolue. Pendant que des images montrent longuement les machines transferts4 qui font la gloire de la Régie Renault, le commentaire énumère dans le détail les nombreux éléments qui participent au système technique. La fabrication automatique est ainsi magnifiée :
- 5 - 24 heures, doc. cit.
« Prodigieuse création des techniciens de la Régie [...], 625 outils attaquent ensemble le métal alimenté en pièces par 850 mètres de convoyeurs à aiguillages et ascenseurs pneumatiques5. »
7La glorification peut prendre une tournure lyrique :
- 6 - Magazine de l’automobile, Service cinéma Renault, 1959.
« Chorégraphes précis, maîtres à danser des lourdes révérences de la fonte, les techniciens vont régler chaque figure d’un ballet mécanique qui ne laisse rien au hasard et dont tous les mouvements tendent vers le même but : produire6. »
- 7 - Faurous-Palacio, L’usine voir et savoir n° 2, Histoire d’un moteur, mallette pédagogique, Renault (...)
8Au thème de la chaîne transfert d’alors répond à partir des années 19807 celui des machines-outils à commande numérique et l’on peut voir, de film en film, progresser les modalités de l’automatisation des techniques d’usinage.
- 8 - Georges Pessis, Made in Renault, MCAV, 1983.
- 9 - Guy Cavagnac, Visiteur d’un jour, Caméra Unit, 1975 ; Stéphane Leloutre, Histoire d’une porte, ma (...)
- 10 - Louis Malle, Humain, trop humain, Nef, 1974. Pour des précisions sur les conditions d’entrée de L (...)
- 11 - Bruno Muel, Avec le Sang des autres, Iskra, 1974. Bruno Muel obtient ses images d’ouvriers au tra (...)
- 12 - Marin Karmitz, Camarades, Mk2, 1970.
- 13 - Flins, Service cinéma industriel, 1952.
- 14 - Stéphane Leloutre, Maubeuge, une usine rénovée pour Renault Kangoo,Renault 1993 ; Pascal Hainaut, (...)
- 15 - Rémi Bénichou, La Modernisation de l’usine de Flins, 1997 ; Fabrication de la Mégane, doc. cit.
9Dans les ateliers d’emboutissage, les presses gigantesques servent à découper la tôle ou à la mettre en forme. L’emboutissage est « l’art de faire des trous et des bosses », résume une voix off8. Cet art est fréquemment présenté en termes de puissance, laquelle peut, selon les films, suggérer l’efficacité bienveillante9 ou bien la force inquiétante imposant à l’ouvrier le bruit de la frappe et la menace de ses outils. Les films critiques ou contestataires de Louis Malle10 et Bruno Muel11 ou encore Marin Karmitz12 montrent ces postes où, jusqu’au milieu des années 1970, l’ouvrier – l’ouvrière chez Malle –, rivé à sa machine, amène ou guide la tôle, presse machinalement les boutons pour actionner la presse qui la découpera ou lui donnera sa forme. Bruno Muel montre un jeune opérateur pressant des deux mains des boutons situés derrière lui et pousse la métaphore en le filmant à travers le mouvement d’une presse voisine. Les films d’entreprises restent plus discrets sur le travail dans ces ateliers dangereux. Ainsi un film de 195213 se contente de présenter à distance un ensemble de presses alignées : les images, prises d’un pont roulant, montrent des vues aériennes des grandes presses Bliss et sont accompagnées par un à discours rassurant qui évoque, sans les montrer, les « dispositifs de sécurité les plus modernes » permettant « de travailler sans danger ». À partir du milieu des années 1970, les cinéastes peuvent montrer l’action automatisée des bras préempteurs, qui remplacent les manutentions manuelles. Dans les années 1990, les films d’entreprise vantent les immenses presses transferts automatisées et « insonorisées »14 pour leur productivité et leur précision en même temps qu’ils évoquent les techniques de découpage ou de « raboutage » au laser15. Les ouvriers ont-ils pour autant disparu des ateliers ? Ces mêmes films s’appesantissent sur la professionnalisation des conducteurs d’installations chargés de ces machines. Montrant prestement des ouvriers assurant l’évacuation et le rangement des pièces en bout de ligne, ils les présentent alors aussi comme contrôleurs de qualité.
- 16 - 24 heures..., doc. cit. La musique alerte qui accompagne les plans rapides des hommes au travail (...)
- 17 - Humain, trop humain, doc. cit.
- 18 - Flins, doc. cit. ; Michel Martinet, L’Empreinte d’un géant, 1983 ; Made in Renault, doc. cit. Les (...)
10Les gerbes d’étincelles dans les ateliers de tôlerie ont toujours fasciné les cinéastes. Jusqu’aux années 1960, ceux-ci ne montrent pas la peine, l’une des plus dures, qui accompagne le maniement des pinces à souder16. Refusant de s’enfermer dans une dénonciation systématique, le film de Louis Malle17 livre des images rares d’opérations qui ont aujourd’hui disparu : meulage des tôles, soudure au chalumeau et à l’étain. Les films réalisés dans les années 1980 et 1990 mettent en valeur la danse des robots introduits massivement dans ces ateliers, suivant la foi des industriels d’alors dans les vertus du « tout automation ». Les films d’entreprise mettent constamment l’accent sur la quantité des points de soudure réalisés « sans difficulté »18. De plus, « chaque robot, sur ordre d’un ordinateur » permet « un assemblage d’une parfaite régularité ». Les discours sur les bienfaits de la robotisation varient peu : ergonomie, qualité, fiabilité... Ils dessinent pour les hommes un rôle supérieur : « l’homme contrôlera son armée de robots » rassure une voix off dans Made in Renault. Pourtant, en creux, ils donnent à penser les imperfections humaines que les robots pallient désormais. Ces films cachent aussi les ouvriers qui, comme cinquante ans plus tôt, continuent à actionner de-ci de-là des pinces à souder, ou à « faire leurs pièces » sur des machines individuelles.
- 19 - Flins, doc. cit.
- 20 - Christian Liabeuf, Renault Express fabrication, MCAV, 1985.
- 21 - 24 heures, doc. cit.
- 22 - Histoire d’une porte, doc. cit.
- 23 - Marie Agostini, Les Coulisses de l’atelier, Renault Douai, Renault communication, 1995.
- 24 - Ne pas mettre de masque vient de ce que celui-ci gêne souvent la respiration. Un film militant, L (...)
- 25 - Lapsus de l’image, pour reprendre un mot de Marc Ferro, ou prudente audace ? La scène ne dure que (...)
11Les ateliers de peinture ne sont pas oubliés. On y voit tantôt le peintre appliquant les laques au pistolet avec des gestes élégants19 tantôt les automates à bols électrostatiques, ou les robots à propos desquels la voix off souligne les « gestes habiles et adroits »20. Comme en mécanique, l’automatisation est mise en scène dès la fin des années 195021, tandis que la cohabitation entre hommes et machines se perpétue jusqu’au xxie siècle dans les documentaires et, de manière plus discrète, dans les films d’entreprise22. C’est une fois encore dans les années 1970 que le cinéma critique se concentre sur l’ouvrier. Louis Malle en montre un en 1972, le visage voilé de peinture bleue et le regard triste, répéter le même geste d’application de la laque au pistolet. En 1995 un film d’entreprise23, qui vise à souligner la modernité de l’usine, laisse entr’apercevoir un homme sans masque24, pris dans un nuage de peinture et respirant un air toxique25.
- 26 - Renault Express... doc. cit.; Renault Clio,Renault MCAV, 1990 ; Fabrication de la Mégane-doc. cit
- 27 - Avec le sang des autres, doc. cit.
- 28 - Made in Renault, doc. cit.; Renault Clio, doc. cit.
- 29 - Flins, doc. cit. ; Humain, doc. cit.
- 30 - Made in Renault, doc. cit.; Maubeuge..., doc. cit.
- 31 - Renault Clio,doc. cit.
- 32 - Ch’ti Toyota, reportage sur l’usine de Valenciennes, suit le parcours d’un jeune monteur qui doit (...)
- 33 - La Modernisation de l’usine de Flins, doc. cit. ; Activités de travail, doc. cit.
12Enfin, les ateliers de montage illustrent par excellence le travail à la chaîne où domine le spectacle d’opérations manuelles réalisées dans des temps de plus en plus courts. La comparaison de certaines opérations que les cinéastes montrent fréquemment (l’inévitable séquence d’intégration du bloc moteur dans la carrosserie26, le montage des tableaux de bord, etc.), permet de faire la part des permanences gestuelles et de l’évolution des outils ou des matériaux employés. Ainsi, l’habillage des pavillons s’effectue à la main au cours des années 1970 et comporte des opérations délicates de tension et de fixation de la toile, de découpe aux ciseaux, que montre Bruno Muel27. Des équipements automatiques apparaissent dans les années 198028 et permettent de coller sous le pavillon une plaque de feutrine moulée qui remplace désormais la toile. Autre évolution fréquemment présentée : la mise en place des vitres. Elle se fait longtemps au maillet, et à la ficelle pour l’encastrement des joints de caoutchouc sur la tôle29, suscitant des gestes spectaculaires. L’opération est transformée par paliers avec, là aussi, l’apparition d’automates d’aide à la manutention, puis de robots quelques années plus tard30. Pour souligner la modernité de l’usine, la représentation des opérations les plus automatisées apparaît comme un passage incontournable. L’évolution de telles opérations souligne l’automatisation de ces ateliers, à tel point que des films d’entreprise tentent de ne montrer que les opérations automatisées et d’effacer l’activité humaine31. Mais, dans les films les plus récents, le geste manuel ne disparaît pas totalement32. Au cours des années 1990, il est vrai, les constructeurs révisent leur croyance dans le tout automatique, et ressentent le besoin de souligner l’importance de la participation ouvrière. Les hommes sont davantage représentés et même interrogés par les films d’entreprise33, notamment sur l’articulation entre l’ergonomie et la productivité.
Le travail en pratique, le travail exprimé
13Sur la chaîne, le défilement réglé des voitures impose une répartition des postes où chacun accomplit une tâche spécifique. Les films montrent ou disent les gestes répétés, mais aussi les habiletés dont font preuve les ouvriers. À côté des contraintes de l’usure ou des risques, apparaissent des réactions complexes où l’attachement au travail est aussi présent.
- 34 - Dans Maubeuge..., doc. cit., c’est de la cadence de la presse transfert qu’il est question : « la (...)
- 35 - Histoire d’une porte, doc. cit.
14La cadence symbolise la vitesse imposée, l’intensité de l’effort, la répétition des tâches. Pour en rendre compte les cinéastes recourent à la parole des intéressés et aux techniques du montage. Si dans les films d’entreprise on parlera plus volontiers de la « cadence » des machines34 ou du système global35 pour souligner l’efficacité industrielle, dans les documentaires et films militants, c’est le sort fait à l’homme qui est dénoncé à travers cette référence. Toutefois, les images directes du travail ne suffisent pas à elles seules pour représenter la cadence. Même le rythme de défilement d’une voiture par minute, si bref pour les ouvriers, est trop long pour la caméra, tandis que le concentré qu’a réalisé Chaplin pour immortaliser « les cadences infernales » dans les Temps modernes est une construction de fiction. Restituer le sens de la cadence suppose des détours cinématographiques : par les regards, les piétinements, zooms sur les mains, les agencements du montage. Louis Malle fixe ainsi le regard saccadé d’une ouvrière qui suffit à indiquer à la fois la vitesse, la contrainte et le rythme. Cependant dans la grande majorité des cas, de Camarades de Marin Karmitz (1970) à Chers Camarades (2004) de Gérard Vidal, c’est surtout par les mots que la cadence est décrite. Derrière l’évocation de la vitesse ressentie, qu’illustrent des extraits d’interviews, c’est aussi de l’emprise du travail qu’il est question :
« Les réglages, faut courir. Quand on faisait 102, 130, 120 voitures, il faut y aller, faut courir. C’est pas facile, sur un poste de soudure, de faire un peu d’avance. On peut se reposer 5 minutes mais, la chaîne elle ne te lâche pas, c’est dur la chaîne [...]. On porte beaucoup de poids, on marche beaucoup dans la journée. Il faut aller vers la voiture, retourner, aller chercher une porte, revenir, aller chercher une porte..., ça fatigue, cela fait beaucoup de mouvement dans la journée. C’est une question d’habitude. [...] Au début je n’étais pas bien dans ma peau, j’ai voulu tout de suite abandonner »
- 36 - Gérard Vidal, Chers Camarades, 2004.
- 37 - Groupe Medvedkine, Week-end à Sochaux, Iskra, 1971.
15témoigne un ancien ouvrier dans Week-end à Sochaux36. Cette question trouve aussi une place dans les sketches37, et les chansons comme celle de Camarades, au rythme accéléré :
- 38 - Camarades, doc. cit.
« Attention a tes mains, attention où tu mets les pieds, tu as besoin de tes mains pour pouvoir travailler ; attention à tes chefs, attention à tes cadences ; fait des sourires à tes chefs pour aller jusqu’aux vacances, attention à chaque seconde, attention à te préserver... tu risques chaque seconde de te faire décapiter38. »
16En 2000 la cadence est loin d’être une référence périmée. La réaction du jeune héros d’un reportage TV, nouvel embauché chez Toyota visitant, début 2000, une usine au Japon, en dit long sur ce qui l’attend de retour en France : « Les cadences des mecs c’est impressionnant. Mais bon, ils sont réglés » indique-t-il au journaliste, d’un air résigné.
- 39 - Dans Retour sur l’île Seguin, de Mehdi Lallaoui, 2004, un ancien ouvrier raconte (sans la dater p (...)
17Enfin, l’évocation de la cadence débouche souvent sur celle de la peine. Celle-ci est dénoncée dans les films militants, montrée par les documentaires et évoquée – mais uniquement comme rappel d’un passé révolu – dans les films d’entreprise. Elle s’exprime à travers la morne répétition vécue comme infinie, la difficulté de gestes exigeants, l’emprise du système sur les personnes. De même, la question des risques du travail est indissociable du thème précédent. Le travail peut être source d’atteintes à la santé ou à l’intégrité des corps. Presses qui peuvent broyer des corps39, peintures toxiques, répétition nocive des mouvements, etc. : films militants, documentaires ou d’entreprise évoquent ces dangers ou valorisent leur prévention.
- 40 - Rémi Bénichou, L’Homme au centre de la performance, MCAV, 1998.
- 41 - Michel Drach, Elise ou la vraie vie, 1969 ; Retour sur l’île Seguin, doc. cit.
18Les représentations cinématographiques du travail à la chaîne ne se limitent pas au registre de la souffrance. Répondant au système de la chaîne, les ouvriers combinent des gestes dont la dextérité rétablit dans l’instant une maîtrise d’eux-mêmes. Les cinéastes rendent compte aussi de cet aspect lorsqu’ils s’attardent sur d’élégants tours de mains, quel que soit le genre de film. En montrant l’habileté d’un ouvrier appliquant l’étain sur une caisse, Louis Malle met en lumière dans Humain, trop humain (1972) des gestes que Robert Linhart décrit dans son livre l’Etabli en 1979. La référence à la professionnalité ouvrière peut être également mise en valeur lorsque l’attention cinématographique porte sur des moments particuliers, comme l’apprentissage.Sur le tas ou organisé à travers des formations, plusieurs modalités en sont représentées. Les films d’entreprise récents comme L’Homme au centre de la performance40, Les Coulisses de l’atelier, ou encore un reportage comme Ch’ti Toyota mettent en avant l’acquisition des gestes comme une marque des nouvelles règles de la qualité. Plus discrètement, des films antérieurs et des témoignages rétrospectifs montrent qu’avant, déjà, tenir un poste supposait aussi un apprentissage exigeant, même s’il restait implicite41.
- 42 - Ch’ti Toyota, doc. cit. ; Guy Devarch, Marc Hatzfeld et Richard Prost, Pas de problème, 1997.
19La référence au plaisirdu travail demeure rare, tant le mot paraît hors sujet à propos de la chaîne. Pourtant il s’exprime parfois, s’appuyant sur l’activité technique ou le jeu avec les contraintes. Dans le film contestataire Cher camarades un tôlier parle de manière inattendue de sa fascination pour la soudure et l’amour de ce métier. Dans les films plus récents c’est à propos d’autres situations qu’il est question de grande satisfaction : en particulier lorsque des jeunes expriment leur contentement d’avoir enfin trouvé un emploi même lorsqu’il est à la chaîne42, mettant en sourdine l’appréciation sur le travail accompli.
Identités
20Immigrés, ruraux, hommes et femmes, jeunes et, à certaines époques, ouvriers plus âgés, salariés à statuts protégés ou précaires se côtoient sur les chaînes. Les qualifications diffèrent elles aussi. Ces distinctions se combinent diversement aux yeux des spectateurs.
- 43 - Elise..., doc. cit.
21Depuis la forte croissance de la production et des effectifs dans les usines automobiles, les ateliers accueillent des paysans, des personnels issus de régions en difficulté, des colonies ou de pays étrangers. Ces ouvriers attirent l’attention des documentaristes ou des auteurs de fiction43 qui montrent l’inégalité de traitement dont ils font l’objet en matière d’emploi et de carrière, qui se maintient lorsque l’installation en France s’avère définitive.
- 44 - Patrick Jan, Ouvrier c’est pas la classe, France 5, INA, 2002.
- 45 - Samir Abdallah, Voyage au pays de la Peuge, 1991 ; Pas de problème..., doc. cit. ; Ouvrier, c’est (...)
22L’origine géographique et professionnelle n’est pas le seul élément de différenciation des travailleurs à la chaîne. S’y ajoutent aussi des différences d’âge. Celles-ci varient selon que les usines se développent ou connaissent un mouvement de repli. Jusqu’à la fin des années 1970, les films prennent comme une évidence le relais des générations sur les chaînes. À partir des années 1980, les fermetures de l’emploi et le vieillissement des ouvriers amènent les cinéastes à s’intéresser aux décalages ou aux frictions entre générations. Ils s’interrogent sur la transmission des valeurs entre les pères et les fils44. À cela se joint la question du statut d’emploi (stage ou intérim) qui intervient dans les films des années 1990 et croise celle de l’entrée des jeunes au travail45.
- 46 - Dans la fiction Zéro défaut, Pierre Schoeller filme aussi un atelier de femmes (montage de vitres (...)
- 47 - Elise ou la vraie vie, tiré du roman-témoignage de Claire Etcherelli, montre que l’attribution d’ (...)
23Dernier point de différenciation : les « hommes » travaillant à la chaîne peuvent être... des femmes. Où travaillent-elles ? Les films les montrent souvent dans des ateliers considérés comme féminins (atelier de couture, atelier de câblerie)46. Elles apparaissent aussi dans des emplois auxquels la hiérarchie attribue à l’occasion des qualités dites « féminines » comme pour certaines opérations délicates de peinture et, surtout, de contrôle qualité47. Pourtant, dans de nombreux autres postes, la distinction de genre s’estompe et le travail assimile les hommes et les femmes. Cependant, d’Humain, trop humain à Ouvrier, c’est pas la classe, en passant par la fiction Zéro défaut, les cinéastes ne restent pas insensibles au soin que les ouvrières mettent à afficher leur féminité.
- 48 - Zéro défaut, doc. cit.
- 49 - Ouvrier, c’est pas la classe, doc. cit.
24Monde bigarré, origines plurielles : des tensions et des incompréhensions peuvent naître de cohabitations difficiles, de la rencontre d’individus aux identités contrastées. Il n’est donc pas étonnant que les films évoquent l’ambiance et la solidarité, souvent menacée, remise en question48. C’est plutôt au passé que la solidarité est invoquée pour mettre en valeur la force d’être ensemble face aux difficultés du travail. Quand ils parlent du présent, d’autres ouvriers, plus jeunes, mentionnent les différences d’ambiance entre secteurs49. Ces évocations, propres aux films documentaires, suggèrent des constructions ou des distinctions de collectifs au sein des ateliers.
Les mondes de l’usine
25Les films ne limitent pas le spectacle aux chaînes et aux ouvriers qui y travaillent. Les relations que ceux-ci entretiennent avec les chefs, avec les techniciens et ingénieurs sont aussi abordées. Les résistances, les conflits collectifs et l’action des syndicalistes sont présents dans les films de critique sociale tandis que certains films d’entreprise mettent en valeur les formes nouvelles d’organisation du travail.
- 50 - Id.
- 51 - Les Coulisses de l’atelier, doc. cit., cf. supra.
26Pas d’atelier sans chefs – chefs d’équipe, contremaîtres ou chefs d’atelier – dont les relations avec les ouvrières et ouvriers pèsent lourd dans la vie au travail. Ce thème, rarement négligé, donne lieu à des controverses sur leur rôle tantôt arbitraire et oppressif, tantôt régulateur, voire animateur. Les changements d’époque ou de génération, la réduction du nombre d’échelons hiérarchiques nourrissent les débats50. La représentation du chef n’est pas réductible au choix entre la figure du « petit chef » autoritaire qui serait, de manière dominante, présente dans les films militantset l’image plus humaine que donneraient d’eux les films d’entreprise. Des situations intermédiaires sont aussi présentées. Elise ou la vraie vie met en scène un chef plutôt sympathique et bienveillant tandis que dans le documentaire Chers Camarades, le témoignage d’un ouvrier évoque avec bonheur un ancien chef, ancien résistant, « humain » malheureusement remplacé par une nouvelle génération obsédée par la rationalisation. Même si cela arrive rarement, les chefs ne sont pas toujours montrés sous leur meilleur jour dans certains films d’entreprise51, et des films comme Zéro défaut peuvent mettre au cœur de leur sujet la difficulté de tenir cette position inconfortable « d’entre-deux » lorsque que l’on doit à la fois subir et relayer la pression de la hiérarchie supérieure.
- 52 - Week-end à Sochaux, doc. cit.
- 53 - La Modernisation de l’usine de Flins, 1997 ; L’Empreinte d’un géant, doc. cit.
27Les chefs ne sont pas les seuls à participer et à organiser la mise au travail des ouvriers. Autour de la pendule ou du chronomètre, autour du temps et des gains de productivité, témoignages et explications soulignent l’action des organisateurs techniciens et ingénieurs ou la réaction des ouvriers52. Les cinéastes mettent en avant tantôt l’efficacité de la simplification, tantôt la peine industrielle accrue qui en résulte. La rationalisation du travail est montrée, et surtout dite, dans tous les genres de films. Il faut dire que l’usine automobile est un vaste territoire où l’ingénieur peut déployer ses projets et ses plans53.À côté des longs convoyeurs transportant les voitures, image royale du travail à la chaîne, les cinéastes s’attardent aussi sur des tronçons, carrousels et postes fixes qui alimentent la chaîne principale : habillage des sièges, confection des câblages, garnitures de portes ou préparation des roues, etc. Suite aux opérations d’externalisation, des ateliers comme ceux de fabrication des sièges sortent même de l’usine-mère pour s’établir dans les ateliers de sous-traitants. Mais le mouvement est aussi à double sens, lorsque l’on demande à ces derniers de s’installer au sein même de l’usine mère pour être au plus près d’ateliers qu’il importe d’alimenter en « flux tendu ». Les films témoignent de cette recomposition permanente des espaces professionnels. L’instauration de la production de masse et la maîtrise des flux, l’automatisation des systèmes et la flexibilité, la gestion des stocks et le « juste à temps » sont autant de sujets que les films d’entreprise déclinent abondamment.
- 54 - Abraham Segal, Quand la chaîne se déchaîne, 1975.
- 55 - Jean-Pierre Thorn, Oser lutter, oser vaincre : 15 mai-18 juin 1968, 1969. Cf. Nigwal (Nicolas Hat (...)
- 56 - Oser lutter, oser vaincre..., doc. cit., est réalisé à Flins; François Chardeaux, 33 jours en mai (...)
28Enfin, certains documentaires ou films militants font place à la critique ouvrière, voire au conflit ouvert. L’arrêt de la chaîne lors de grèves illustre ces moments où l’ordre de la production est mis en cause. Les syndicalistes apparaissent plus ou moins clairement comme partie prenante de ces conflits ou contestations. Dans les années suivant 1968 ressort l’idée que la résistance ouvrière peut sortir des formes syndicales d’action et déboucher, par exemple, sur du sabotage54. Dans ces moments exceptionnels, des cinéastes militants vont prendre leur caméra pour entrer dans un lieu qui leur est bien souvent interdit55. Moment de libération de la parole, la grève reste un événement propice à interroger des salariés56.
Les à-côtés du travail
29La distinction entre le monde du travail et celui du hors travail, celui de la contrainte et celui de la « vraie vie » a constitué un classique cinématographique. Depuis la Sortie des usines Lumière en 1895, une attention entendue a été portée aux ruées ouvrières qui ponctuent la fin du travail. Mais les sorties et les entrées ne sont pas toujours des mouvements de foule. Dans les ateliers, des films d’entreprise mettent en scène les passages de relais entre équipes ou le démarrage et l’arrêt des chaînes. À l’inverse, partir avant l’heure peut être célébré comme acte de résistance dans les films engagés. Les frontières de l’usine ne sont toutefois pas réductibles à ces images « d’entrée » et de « sortie ». Prévue pour la production, l’usine est un lieu où, sans cesse, se rediscutent les frontières du travail lui-même.
- 57 - Nicolas Hatzfeld, « La pause casse-croûte. Quand les chaînes s’arrêtent à Peugeot-Sochaux », Terr (...)
- 58 - Zéro défaut, doc. cit.
- 59 - Elise ou la vraie vie, doc. cit.
- 60 - André Cantenys, Conditions de travail, 1980.
- 61 - Histoire d’une porte, doc. cit. Trait de l’organisation du travail développée dans les années 199 (...)
30Représenter le travail, c’est donc prendre acte de ses à-côtés tels que les arrêts de chaîne, les transitions entre le dehors et le dedans, les interférences entre les sphères privée et professionnelle. Explorer ces interstices permet de parler autrement du travail. Mais l’intimité ne se laisse pas toujours apprivoiser. Ainsi, la pause57 apparaît souvent comme le pendant du travail contraint. Documentaires comme films de fiction la montrent comme un moment où les gens récupèrent, un instant de répit où les solidarités se recomposent ou au contraire les conflits s’expriment58, un moment où les conversations resurgissent, comme dans le film de Louis Malle où l’on voit deux hommes et une femme, discutant autour d’une machine à café, qui semblent oublier l’atelier et le vacarme avant que l’ouvrière reprenne, seule et résignée, sa place auprès d’une presse. Pause à l’importance particulière, le repas est pris, selon les époques et les choix personnels, à la cantine, sur la chaîne ou dans des aires de repos... ou dans les vestiaires59. Dans les films d’entreprise des années 198060 la pause est mise en avant pour souligner l’amélioration apportée par des réformes d’organisation, tandis que, plus récemment, ces films montrent des espaces de pause qui deviennent des lieux d’animation managériale61. Tandis que ces derniers films mettent en avant la qualité des aménagements et des services, les documentaires critiques donnant la parole aux salariés déplorent le manque de temps et la précipitation. Par des voies détournées, la thématique des cadences ressurgit comme l’illustre ce témoignage filmé d’un jeune ouvrier dans L’Ordre règne à Simca ville :
« La chaîne qui s’arrête, c’est l’heure de manger en vitesse. On court, en arrivant on n’a pas le temps. Pas le temps de se laver les mains. Il y en a qui travaillent dans des produits chimiques, dans la graisse, il y en a qui travaillent comme moi à la peinture : un pistolet qui déconne, un tuyau qui est cassé, je n’ai pas le temps de prendre mon temps d’aller manger, car je cours. 300 m, on a 35 minutes en tout pour manger. Je prends dix minutes à la queue pour arriver à prendre mon manger, ¼ d’heures même pas pour manger, on n’a pas le moyen de manger tranquille, de prendre le temps... ».
- 62 - Flins, doc. cit.
- 63 - Zéro défaut, doc. cit.
- 64 - Sur le « décor » de ces espaces de travail, voir aussi le témoignage d’une ancienne ouvrière prof (...)
31Autre figure de « l’à-côté », l’univers des vestiaires et des douches. Se laver, changer de vêtement, quitter la peau civile pour endosser le costume de travail ou... faire l’inverse. Au début des années 1950, la construction des vestiaires et des douches est mise en avant dans des films d’entreprise comme signe de progrès social62. Mais les films montrent bien autre chose.Entre les casiers des vestiaires, exceptionnellement dans les douches, la recomposition des rôles fait ressortir les transitions qui accompagnent la mise au travail... ou la sortie du travail63. Dans son documentaire Louis Malle filme un vestiaire où les peintres se nettoient le visage, se peignent, abandonnent leurs combinaisons de travail, s’habillent et plaisantent. Un dialogue pris sur le vif laisse même entendre qu’ils prennent l’apéritif (Ricard). Cette scène où les ouvriers se relâchent contraste avec la précédente qui montre un jeune peintre solitaire pris dans un travail salissant et toxique. Parfois, c’est le poste de travail qui se laisse occuper par les vêtements et objets personnels. Dans British Sounds,réalisé en 1969, Jean-Luc Godard montre tout le long de la chaîne un lieu de travail où les outils côtoient les effets personnels. Vêtements, musettes, gamelles, photos de femmes64, etc., ces objets privés sont aujourd’hui la cible des politiques managériales de rationalisation. Ainsi le spectateur peut découvrir dans un film d’entreprise de 1995, Les Coulisses de l’atelier, une étonnante scène d’une « opération de propreté », où un agent de maîtrise enjoint aux ouvriers de ne pas laisser traîner leurs affaires (bouteille d’eau et... journal) le long de la chaîne au nom de la réalisation de la « Qualité totale ». Celle-ci justifie l’empêchement de l’appropriation des espaces de travail par les ouvriers. Le regard qu’adresse l’opérateur à la caméra en dit long sur le faible enthousiasme exprimé vis-à-vis de telles consignes.
- 65 - Week-end à Sochaux, doc. cit.
32Les interférences entre vie privée et vie de travail peuvent être évoquées sous un angle plus intimeet plus dramatique aussi. C’est le cas de films militants qui dénoncent comment les contraintes du travail s’attaquent à certains aspects fondamentaux de la vie. La promiscuité imposée dans les foyers de travailleurs65, l’intimité malmenée sont autant de signes de violence faite aux ouvrières et ouvriers. L’accent mis sur certaines conditions de vie suggère l’extension de l’univers carcéral et produit parfois des paradoxes, comme dans ce témoignage d’un jeune ouvrier de Week-end à Sochaux qui suggère que le travail à l’usine est « moins pire » que son foyer de travailleurs.
« Le foyer pour moi c’est comme un centre de redressement. On n’a pas le choix. C’est soit aller dans un taudis, ou aller dans un ALTM (foyer de jeunes travailleurs) où le repas plus la chambre, ça nous revient à cent quatre mille cinq cents francs par mois [...] Dans les F4 il y a 8 personnes... On vient te réveiller n’importe quand, on vient te fouiller. À l’usine, c’est pas pareil, à l’usine t’es bon à travailler, tu peux bosser, que ici tu peux rien faire... ».
- 66 - Groupe Medvedkine, Sochaux, 11 juin 1968, 1971.
33Les rythmes de vie chamboulés par le travail en équipe, les relations de couple et les rapports parents-enfants fragilisés sont aussi évoqués, notamment dans des films comme Sochaux, 11 juin 196866 et Avec le sang des autres en 1974. Dans ce dernier,le réalisateur filme une longue déclaration d’une ouvrière de chez Peugeot :
« Il y a même les équipes de nuit, ce qui est pratique pour garder les enfants. Il y a des couples en contre équipe, il y en a un c’est l’équipe B, l’autre c’est l’équipe A, ils se croisent dans l’escalier... "Je t’ai fait chauffer les nouilles". Ils ne s’aiment plus, ils se tolèrent pour le gosse, la maison et la pelouse, pour ça ils restent ensemble. »
34Loin d’avoir disparu des films contemporains, cette question se retrouve au cœur du film Zéro défaut. Au-delà du travail en équipe, c’est l’usure du corps et la fatigue psychologique qui est mise en avant pour expliquer la mise en danger de l’intimité. À cet égard la déclaration de Christian Corouge sur ses mains abîmées par le travail est particulièrement marquante :
- 67 - Voir sur cette scène le commentaire de Christian Corouge, membre du groupe Medvedkine, dans L’Ima (...)
« C’est pas simple d’arriver à 5 h. Je prends une dernière cigarette avant la sonnette. C’est triste tu fais tout par réflexe, tu mets une agrafe à gauche, à droite... Tu engueules l’agrafe quand elle va mal. Le chef bien t’engueule parce que c’est mal fait. Devant nous il n’y a rien, la promotion il ne faut pas y compter. Tout le monde s’en fout. Le plus dur c’est d’avoir un métier dans les mains. Moi je suis ajusteur, j’ai fait trois ans d’ajustage, pendant trois ans, j’ai été premier à l’école dans mon CET et puis... qu’est-ce que j’en ai fait ? Au bout de cinq ans, je peux plus me servir de mes mains. J’ai mal aux mains. J’ai un doigt, le gros, j’ai du mal à le bouger. J’ai du mal à toucher Dominique le soir, ça me fait mal aux mains. La gamine quand je la change, je peux pas lui dégrafer ses boutons... Tu sais t’as envie de pleurer dans ces coups là. Ils ont bouffé mes mains. J’ai envie de faire un tas de choses et puis, je me vois maintenant avec un marteau, je sais à peine m’en servir. C’est tout ça tu comprends. T’as du mal à écrire, j’ai du mal à écrire, j’ai de plus en plus de mal à m’exprimer. Ça aussi c’est la chaîne. Quand t’as pas parlé pendant 9 heures, t’as tellement de choses à dire, que t’arrives plus à les dire, que les mots ils arrivent tous ensemble dans la bouche. Et ceux qui t’énervent le plus, c’est ceux qui parlent de la chaîne, et puis qui ne comprendront jamais que tout ce qu’on peut en dire, que toutes les améliorations qu’on peut lui apporter, c’est une chose, mais que le travail, il reste. C’est dur, la chaîne. Moi, maintenant, je ne peux plus y aller. J’ai la trouille d’y aller. C’est pas le manque de volonté, c’est la peur d’y aller, la peur qu’ils me mutilent encore davantage, la peur que je puisse plus parler un jour, que je devienne muet...67. »
Conclusion
35Les films construisent une image complexe et multiple des travailleurs et travailleuses de l’automobile. C’est, tour à tour, l’ouvrier spécialisé et le syndicaliste de Renault, une foule quittant l’usine ou un opérateur isolé à la sortie d’une presse de tôlerie. C’est un immigré dans les secteurs pénibles, une femme subissant hors chaîne la cadence des machines spéciales, un jeune intérimaire ne sachant pas la couleur de son avenir ou un chef illustrant avec concision une nouvelle réforme d’organisation. Autour de ces personnages et de beaucoup d’autres, les films présentent une grande diversité de conditions de travail et de vie. Entre ces multiples visions, les comparaisons font ressortir des connexions et des résonances qui reprennent pour partie des identités de genre cinématographique, ou le partage d’une même époque, sans toutefois s’y cantonner. Les films d’entreprise ne vantent pas tous la politique de l’entreprise et, quand ils le font, ne lui donnent pas toujours le même contenu. Les films documentaires s’avèrent un genre aux frontières insaisissables tant se trouve poreuse leur distinction avec des films de fiction, tant le passage au film critique, puis engagé et enfin au film militant s’effectue de façon graduelle. Les différences de point de vue et de statut continuent de distinguer, voire d’opposer, des films contemporains qui peuvent toutefois partager des procédés stylistiques ou des thèmes de référence. Par ailleurs, la production cinématographique est loin d’être régulière ni uniformément régulière dans les différents genres au cours de la seconde moitié du vingtième siècle. Le rythme de production, ou plutôt la diversité des rythmes de production selon les genres et points de vue fait ressortir, comme sur une partition d’orchestre, des temps différenciés de silence et d’expression pour les différents genres et partis pris des films étudiés. Les films d’entreprise des années 1950 sont marqués par l’engouement technologique de la Reconstruction. Les travailleurs de l’automobile sont alors, ensemble, les serviteurs de la productivité, invariablement « métallos » qu’ils soient OS sur la chaîne, professionnels de l’outillage ou ingénieurs. Moyennant une modification de la bande son, les mêmes bobines peuvent passer d’un stand du Salon de l’auto aux circuits de salles de cinéma et, de film d’entreprise, devenir documentaires. Chronique d’un été, réalisé en 1960, constitue une exception. L’image s’inverse avec l’irruption des films militants et engagés des années qui suivent 1968. Dans et hors de l’usine, le travailleur est alors principalement un OS français ou immigré, exaspéré de ne pouvoir espérer une promotion professionnelle. La focalisation critique des cinéastes fait de ces témoignages ouvriers l’expression du malaise de la société de consommation capitaliste. Puis, tandis que la veine militante s’épuise au milieu des années 1970, l’image du travailleur de l’automobile apparaît parfois dans quelques fictions comiques. Les films d’entreprise reprennent pied dans ce domaine au cours des années 1980 et 1990. Ils vantent tantôt des expériences d’organisation du travail puis des réformes d’entreprise. Dans ces films récents, la variété des personnes au travail est présentée directement. Jeunes et vieux, hommes et femmes, permanents et intérimaires, immigrés ou issus de l’immigration, tous ont droit à la parole, et expriment la pluralité des opinions sur le travail qu’ils accomplissent. Mais ces paroles directes de travailleuses et de travailleurs restent sous contrôle par la sélection et le montage et, surtout, par les liens que la voix off établit entre eux pour construire le message du film. Dans le même temps, le film critique connaît un regain, adoptant lui aussi des procédés de proximité pour souligner les zones douloureuses, problématiques ou parfois simplement ambivalentes des ateliers. Ainsi, la variation des polarités thématiques, au sein du corpus des films représentants les travailleurs de l’automobile, exprime à sa façon les évolutions affectant l’image que la société s’est donnée de ce monde du travail.
Notes
1 - L’étude s’inscrit dans le cadre d’un programme de recherche du groupe Nigwal (Nicolas Hatzfeld, Gwenaële Rot et Alain Michel), Quand la chaîne fait son cinéma. Regards sociologique et historique sur la représentation d’une forme standard de travail industriel, rapport de fin de contrat ACI : Terrains, techniques, théories. Travail interdisciplinaire en sciences humaines et sociales, Fonds national de la science, 25 janvier 2006. Elle a abouti à la production d’un DvD multimédia réalisé par Jacques Perconte qui sert de base à l’analyse d’un corpus de films (de langue française) montrant, parlant ou évoquant le travail dans l’industrie automobile.
2 - Ce corpus rassemble des documentaires de première ou de seconde main, des reportages de télévision et des fictions, des films d’entreprise et des films militants, des schémas d’explication et des dessins animés.
3 - Jean-Jacques Sirkis, 24 heures à la Régie, Service cinéma industriel, 1957.
4 - Celles-là même qui ont attiré l’attention d’un sociologue comme Alain Touraine, qui a enquêté chez Renault dès 1948. Alain Touraine, L’Évolution du travail ouvrier aux usines Renault, Paris, CNRS, 1955.
5 - 24 heures, doc. cit.
6 - Magazine de l’automobile, Service cinéma Renault, 1959.
7 - Faurous-Palacio, L’usine voir et savoir n° 2, Histoire d’un moteur, mallette pédagogique, Renault communication, 1997.
8 - Georges Pessis, Made in Renault, MCAV, 1983.
9 - Guy Cavagnac, Visiteur d’un jour, Caméra Unit, 1975 ; Stéphane Leloutre, Histoire d’une porte, mallette pédagogique, Renault communication, 2000.
10 - Louis Malle, Humain, trop humain, Nef, 1974. Pour des précisions sur les conditions d’entrée de Louis Malle chez Citroën voir notre contribution : « Humain trop humain, le travail au premier plan », in « Dossier Louis Malle », Positif, n° 538 (décembre 2005), p. 96-97.
11 - Bruno Muel, Avec le Sang des autres, Iskra, 1974. Bruno Muel obtient ses images d’ouvriers au travail par la ruse : elles sont prises par une équipe de journalistes anglais qui fait croire qu’elle réalise un reportage sur la modernisation de l’industrie en Europe. Ils peuvent ainsi filmer ces postes, que leur ont indiqués des ouvriers complices.
12 - Marin Karmitz, Camarades, Mk2, 1970.
13 - Flins, Service cinéma industriel, 1952.
14 - Stéphane Leloutre, Maubeuge, une usine rénovée pour Renault Kangoo,Renault 1993 ; Pascal Hainaut, Fabrication de la Mégane II à Douai, Renault, 2002.
15 - Rémi Bénichou, La Modernisation de l’usine de Flins, 1997 ; Fabrication de la Mégane, doc. cit.
16 - 24 heures..., doc. cit. La musique alerte qui accompagne les plans rapides des hommes au travail donne une impression de facilité de la tâche réalisée.
17 - Humain, trop humain, doc. cit.
18 - Flins, doc. cit. ; Michel Martinet, L’Empreinte d’un géant, 1983 ; Made in Renault, doc. cit. Les pannes ne sont pas montrées.
19 - Flins, doc. cit.
20 - Christian Liabeuf, Renault Express fabrication, MCAV, 1985.
21 - 24 heures, doc. cit.
22 - Histoire d’une porte, doc. cit.
23 - Marie Agostini, Les Coulisses de l’atelier, Renault Douai, Renault communication, 1995.
24 - Ne pas mettre de masque vient de ce que celui-ci gêne souvent la respiration. Un film militant, L’Ordre règne à Simcaville, de Catherine Moulin et Maurice Lemaître, présente en 1969 une démonstration de l’usage du masque.
25 - Lapsus de l’image, pour reprendre un mot de Marc Ferro, ou prudente audace ? La scène ne dure que quelques secondes.
26 - Renault Express... doc. cit.; Renault Clio,Renault MCAV, 1990 ; Fabrication de la Mégane-doc. cit.
27 - Avec le sang des autres, doc. cit.
28 - Made in Renault, doc. cit.; Renault Clio, doc. cit.
29 - Flins, doc. cit. ; Humain, doc. cit.
30 - Made in Renault, doc. cit.; Maubeuge..., doc. cit.
31 - Renault Clio,doc. cit.
32 - Ch’ti Toyota, reportage sur l’usine de Valenciennes, suit le parcours d’un jeune monteur qui doit apprendre des opérations manuelles élémentaires. Frédéric Tonolli, Eric Pierrot, Ch’ti Toyota, VM production, 2001. Le film de fiction Zéro défaut, de Pierre Schoeller, tourné en 2002 dans une usine à Volkswagen, montre des opérations de montage de vitre, semblables à celles que présentent plusieurs films d’entreprise de Renault comme Histoire d’une porte, op. cit. ; Stéphane Leloutre, Activités de travail au montage, Renault Communication, 1999.
33 - La Modernisation de l’usine de Flins, doc. cit. ; Activités de travail, doc. cit.
34 - Dans Maubeuge..., doc. cit., c’est de la cadence de la presse transfert qu’il est question : « la cadence instantanée peut varier de 6 à 14 coups par minutes augmentant ainsi la capacité de production par rapport à une ligne classique. »
35 - Histoire d’une porte, doc. cit.
36 - Gérard Vidal, Chers Camarades, 2004.
37 - Groupe Medvedkine, Week-end à Sochaux, Iskra, 1971.
38 - Camarades, doc. cit.
39 - Dans Retour sur l’île Seguin, de Mehdi Lallaoui, 2004, un ancien ouvrier raconte (sans la dater précisément) la mort d’un ouvrier : « On a presque tous arrêté le travail... pour voir ce qui s’est passé. Quand on a vu la personne coincée dans les presses, c’est un moment douloureux où tout le monde autour pleurait sur place et ne pouvait rien faire. Cela est resté gravé dans ma tête la mort de Chérif... Chaque fois qu’on parle je vois cette image-là, cette tristesse-là... »L’évocation du danger est présente dans la chanson militante de Camarades (film dans lequel le héros, Yann, est aussi ouvrier à l’emboutissage).
40 - Rémi Bénichou, L’Homme au centre de la performance, MCAV, 1998.
41 - Michel Drach, Elise ou la vraie vie, 1969 ; Retour sur l’île Seguin, doc. cit.
42 - Ch’ti Toyota, doc. cit. ; Guy Devarch, Marc Hatzfeld et Richard Prost, Pas de problème, 1997.
43 - Elise..., doc. cit.
44 - Patrick Jan, Ouvrier c’est pas la classe, France 5, INA, 2002.
45 - Samir Abdallah, Voyage au pays de la Peuge, 1991 ; Pas de problème..., doc. cit. ; Ouvrier, c’est pas la classe, doc. cit., Zéro défaut, doc. cit.
46 - Dans la fiction Zéro défaut, Pierre Schoeller filme aussi un atelier de femmes (montage de vitres).
47 - Elise ou la vraie vie, tiré du roman-témoignage de Claire Etcherelli, montre que l’attribution d’un poste de contrôle qualité à une femme peut être contestée. Un autre contrôleur reproche à Elise d’occuper ce poste qui, selon lui, doit être un poste « d’homme » et se sent déclassé par le fait qu’une femme puisse faire ce travail. Dans les années 1970 et 1980 les documentaires montrent beaucoup de femmes occupant ces postes.
48 - Zéro défaut, doc. cit.
49 - Ouvrier, c’est pas la classe, doc. cit.
50 - Id.
51 - Les Coulisses de l’atelier, doc. cit., cf. supra.
52 - Week-end à Sochaux, doc. cit.
53 - La Modernisation de l’usine de Flins, 1997 ; L’Empreinte d’un géant, doc. cit.
54 - Abraham Segal, Quand la chaîne se déchaîne, 1975.
55 - Jean-Pierre Thorn, Oser lutter, oser vaincre : 15 mai-18 juin 1968, 1969. Cf. Nigwal (Nicolas Hatzfeld, Gwenaële Rot et Alain Michel), « Le travail en représentation dans les films militants. Caméras et micros dans les usines automobiles, 1968-1974 », Histoire et sociétés, n° 9 (janvier 2004), p. 118-131.
56 - Oser lutter, oser vaincre..., doc. cit., est réalisé à Flins; François Chardeaux, 33 jours en mai, 1970 ; Édouard Bobrowski, Haya, 1982 est tourné pendant la grève de Citroën-Aulnay en 1982 ; Chers Camarades suit différents conflits à Chausson. Certaines des interviews filmées à Billancourt par François Chardeaux sont utilisées par Jacques Frémontier dans son livre La Forteresse ouvrière, publié en 1971, qui dénonce les conditions de travail des OS (entretien de Gwenaële Rot avec Jacques Frémontier, de Nigwal avec François Chardeaux).
57 - Nicolas Hatzfeld, « La pause casse-croûte. Quand les chaînes s’arrêtent à Peugeot-Sochaux », Terrain, n° 39 (septembre 2002), p. 33-48.
58 - Zéro défaut, doc. cit.
59 - Elise ou la vraie vie, doc. cit.
60 - André Cantenys, Conditions de travail, 1980.
61 - Histoire d’une porte, doc. cit. Trait de l’organisation du travail développée dans les années 1990 : un espace aménagé et insonorisé où les opérateurs peuvent prendre leur pause et leur repas, mais où sont faites aussi les réunions de travail. Cf. Gwenaële Rot, Sociologie de l’atelier. Renault, le travail ouvrier et le sociologue, Toulouse, Octarès, 2006.
62 - Flins, doc. cit.
63 - Zéro défaut, doc. cit.
64 - Sur le « décor » de ces espaces de travail, voir aussi le témoignage d’une ancienne ouvrière professionnelle de Billancourt recueilli par le cinéaste Medhi Lallaoui, dans Retour sur l’île Seguin, doc. cit.
65 - Week-end à Sochaux, doc. cit.
66 - Groupe Medvedkine, Sochaux, 11 juin 1968, 1971.
67 - Voir sur cette scène le commentaire de Christian Corouge, membre du groupe Medvedkine, dans L’Image, le Monde, n° 3 (automne 2002), p. 52 (entretien avec Michel Pialoux, Bethoncourt, 7 juin 2002).
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Nicolas Hatzfeld, Gwenaële Rot et Alain Michel, « Le travailleur de l’automobile au cinéma. Montage-remontage d’un personnage pluriel », Revue d’histoire des chemins de fer, 36-37 | 2007, 171-188.
Référence électronique
Nicolas Hatzfeld, Gwenaële Rot et Alain Michel, « Le travailleur de l’automobile au cinéma. Montage-remontage d’un personnage pluriel », Revue d’histoire des chemins de fer [En ligne], 36-37 | 2007, mis en ligne le 10 mai 2011, consulté le 08 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhcf/141 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rhcf.141
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page