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Fictions historiques

Sissi(s) à l’écran 

les nouvelles représentations de l’impératrice Elisabeth d’Autriche
Solène Scherer

Texte intégral

  • 1 Marie Kreutzer Corsage, Film AG Produktion, Samsa Film, Komplizen Film, Autriche, Luxembourg, Allem (...)
  • 2 Frauke Finsterwalder, Sisi & Ich, Walker Worm Film, MMC Movies, C-Films AG, Allemagne, Suisse, Autr (...)
  • 3 Sven Bohse, Miguel Alexandre et Andy Fetscher, Sisi, Story House Productions, Cinevilla Films, Nord (...)
  • 4 Florian Cossen, Katrin Gebbe et Katharina Eyssen, Die Kaiserin, Netflix, Sommerhaus Serien, Allemag (...)
  • 5 Les trois films ont été réalisés, scénarisés et produits par Ernst Marischka, à partir de l’opérett (...)

1Ces trois dernières années, Sissi est réapparue sur nos écrans : deux films, Corsage1 et Sisi & Ich2, ainsi que deux séries télévisées, Sisi3 et Die Kaiserin4 ont mis en scène Élisabeth d’Autriche, plus connue sous le nom de « Sissi ». Si l’on pourrait croire que ces productions contemporaines ont été pensées pour dépoussiérer l’image d’une impératrice icône kitsch, en réalité, on observe toujours la persistance de certains clichés et de stéréotypes genrés bien établis dans les productions historiques. Les films des années 1950 de Ernst Marischka, avec Romy Schneider5, ont en effet durablement marqué l’imaginaire audiovisuel autour de l’impératrice, si bien qu’il semble désormais impossible de proposer une autre Sissi à l’écran – même les productions plus indépendantes tombent sous le coup du mythe Sissi.

Adapter l’histoire – adapter des histoires

  • 6 Jeremy Strong, « Straight to the Source? Where Adaptations, Artworks, Historical Films, and Novels (...)
  • 7 Linda Hutcheon, A Poetics of Postmodernism: History, Theory, Fiction, New York, Routledge, 1988, p. (...)
  • 8 Ce terme est apparu dans les années 1950 dans les pages du magazine étatsunien Variety, comme contr (...)
  • 9 Strong, op. cit., p. 174.

2Dans les films et séries historiques s’opère toujours un certain processus de reconstitution, par l’usage de costumes, dialectes, décors et autres éléments participant à recréer une ambiance du passé6. Pourtant, le spectateur n’attend pas de voir dans ces productions des documentaires historiques, mais avant tout des divertissements. Ces films et séries sont une sorte de « métafiction historiographique7 », où est accepté un certain révisionnisme s’il est justifié par des besoins de scénario ou de mise en scène. L’histoire n’est qu’un matériau comme un autre à adapter, comme le serait un roman : s’il faut rester proche des faits historiques pour garder en cohérence et en crédibilité, les écarts sont permis puisqu’il s’agit avant tout de produire une œuvre artistique. Dans le cadre des biopics8, l’exactitude historique joue toutefois un rôle plus important, car le public est souvent plus ou moins familier avec l’histoire des personnages dépeints. Il est dès lors nécessaire de ne pas trop s’éloigner de la réalité des faits, tout en mobilisant un mode d’adaptation créative susceptible de faire face aux pénuries d’informations et aux périodes méconnues de la vie des personnages9. Cela permet de proposer plusieurs interprétations d’un même individu dans des productions différentes et donc explique pourquoi quatre nouvelles Sissi ont pu voir le jour dans un laps de temps très proche : chacune propose une interprétation nouvelle.

  • 10 Strong, op. cit., p. 166.
  • 11 Parmi lesquelles on peut citer Brigitte Hamann, Elisabeth : Kaiserin Wider Willen, Vienne / Munich, (...)

3Or, ce qui apparaît évident dans ces récentes productions, ce n’est pas tant la nouvelle interprétation de l’impératrice Élisabeth que celle de Sissi, c’est-à-dire l’image mythifiée créée depuis le début du XXe siècle. Cela s’explique par la nature double des adaptations à l’écran des personnages historiques, en relation autant avec le matériau historique et ses sources qu’avec leurs précédentes représentations médiatiques10. C’est le cas pour ces nouvelles productions qui relèvent autant de l’adaptation d’Élisabeth que de Sissi à l’écran. Les codes visuels et narratifs sont en effet repris de ceux déjà établis dans les années 1950 par la trilogie de Ernst Marischka. Un des exemples les plus parlants demeure le statut de méchante marâtre de Sophie de Bavière, nécessaire à la scénarisation, car il faut une antagoniste dans un conte de fées. Ce motif narratif persiste dans les productions contemporaines, bien qu’en réalité, les deux femmes entretenaient de bonnes relations, ce qui montre bien l’influence marquante des films des années 1950 sur la manière de concevoir Sissi et leur force face à des études biographiques11.

  • 12 Raphaëlle Moine, Vies héroïques : biopics masculins, biopics féminins, Philosophie et cinéma, Paris (...)
  • 13 Au sujet du développement de l’exaltation du sentiment national par le folklore, voir Anne-Marie Th (...)
  • 14 Thomas Gnelt, « Sissy (1932) », Operetten-Lexikon. URL : <https://www.operetten-lexikon.info/ ?menu =210&lang =1> [Consulté le 19 avril 2024].
  • 15 Au sujet de la situation politique, économique et culturel dans l’Autriche de l’entre-deux-guerres, (...)

4La Sissi des années 1950 a été créée dans un cadre particulier : elle s’inscrit dans un âge d’or des biopics, où se multipliaient les films mettant en scène un sentiment nostalgique, appuyée par l’exploitation des pellicules couleurs, par la richesse des costumes et des décors, ainsi que par l’usage de la musique. Dans les pays germanophones, on a qualifié ces films de Heimatfilme. La multiplication de ces productions entre 1930 et 1950 répond au besoin pour le public de s’évader dans un passé où les choses allaient mieux afin d’oublier le contexte politique et social de l’époque. La trilogie Sissi fait aussi partie d’une vague de productions européennes destinées à concurrencer le cinéma américain sur le marché européen, comme une sorte de compensation nationaliste12, propres à célébrer un terroir et un folklore, peu importe qu’il ait vraiment existé ou non13. Le premier film est adapté d’une opérette – genre populaire en Autriche, typiquement viennois – Sissy, que les frères Ernst et Hubert Marischka ont créé en 193214, à partir de la pièce de théâtre Sissys Brautfahrt, de Gustav Holm (pseudonyme de Robert Weil) et d’Ernst Decsey. Empreinte d’optimisme, cette opérette célèbre un temps disparu, alors que l’Autriche, toute jeune république, traverse des difficultés économiques et politiques de grande importance15. C’est cette même ambiance que l’on retrouve dans la trilogie des années 1950 et dans les productions Marischka, toutes appartenant aux Heimatfilme : du spectacle, de l’émotion et du rire, centrés sur la célébration de la musique, de la nature et des bonnes valeurs.

  • 16 Au sujet des productions ciblées autour des publics féminins voir Kristen J. Warner, « Value Added  (...)
  • 17 Les cinémas sont désormais fréquentés par une majorité de spectatrices comme l’ont montré plusieurs (...)
  • 18 Maura E. Hametz et Heidi Schlipphacke, Sissi’s World: The Empress Elisabeth in Memory and Myth, New (...)

5Aujourd’hui, les productions historiques ont toujours une vocation de divertissement par l’émerveillement et l’exaltation de sentiments nostalgiques. Les récentes productions sur Sissi s’inscrivent dans une vague de renouveau des fictions historiques, pensées pour cibler un public souvent féminin16 – toujours plus nombreux devant les écrans17 – en quête d’évasion sentimentale. Puisqu’elles cherchent à offrir une échappatoire romantique, la véracité historique n’est ni pas cœur du scénario. Sissi a été érigée par la trilogie des années 1950 au rang d’héroïne sentimentale, expliquant la reprise d’éléments visuels et narratifs pouvant pourtant apparaître comme dépassés ou même sexistes dans des productions contemporaines, qui veulent attirer ce public en quête de cette échappatoire romantique. Bien qu’Élisabeth ait déjà de son vivant engendré un certain imaginaire autour d’elle, le mythe autour de l’impératrice s’est nourri de toutes les représentations à l’écrit comme à l’écran jusqu’à séparer Sissi, le mythe, d’Élisabeth, la figure historique18 – et c’est le mythe qui s’est imposé comme image.

Des dynamiques genrées

  • 19 Ce constat est partagé par de nombreux chercheurs dont George F. Custen, Dennis Bingham, Bélen Vida (...)
  • 20 George Frederick Custen, Bio/Pics: How Hollywood Constructed Public History, New Brunswick, Rutgers (...)

6Réduire Sissi à un portrait émotionnel n’a rien d’original, il s’agit d’un schéma récurrent dans les biopics féminins, qui tendent à se concentrer sur l’échelle intime des héroïnes plutôt qu’à mettre à l’écran leurs accomplissements19. Le biopic féminin témoigne des assignations genrées qu’une société projette sur ses héroïnes féminines et ses personnalités publiques, il tend un miroir à la société patriarcale, révélant l’évolution du rôle des femmes à la fois dans le processus narratif et dans l’histoire. C’est encore davantage accentué lorsque ce sont des figures royales : puisque ces femmes doivent leur statut à leur naissance, le scénario ne s’intéresse pas à leurs ambitions et se concentre plutôt sur leurs conflits intérieurs, entre désirs, émotions et devoirs. On le voit au titre de ces productions. Bien que le biopic exige que les personnages soient désignés par leur vrai nom pour ne pas masquer leur identité et garantir une certaine crédibilité au récit historique20, les biopics féminins sont nommés d’après le prénom, voire le surnom de l’héroïne – comme c’est le cas de Sissi. C’est à l’inverse rarement le cas pour les biopics masculins. Réduire une femme à son prénom, c’est en quelque sorte nier son existence sociale et la reléguer à la sphère privée. La série Die Kaiserin pourrait laisser penser que l’histoire se concentre sur son rôle d’impératrice, mais ce n’est pas le cas : la série ne traite pas Élisabeth en tant qu’impératrice, son rôle reste cantonné à celui d’épouse.

  • 21 Noël Burch et Geneviève Sellier, La Drôle de Guerre des sexes du cinéma français, 1930-1956, Champs (...)

7On retrouve ici l’assignation à une place dans la société et dans la famille analogue à celle proposée dans les années 1950. La Sissi de Marischka proposait une renégociation de la place des femmes dans une société où l’ordre patriarcal a été bouleversé par la guerre. Les spectatrices se voyaient offrir une échappatoire à travers l’écran, leur permettant de jouir par procuration d’une liberté imaginaire, qui leur était désormais refusée, sans pour autant remettre en cause les relations traditionnelles et les assignations genrées. Les productions récentes semblent de manière surprenante reprendre ce schéma, sans réellement l’actualiser ou le dénoncer. En se concentrant sur les conflits intérieurs de l’impératrice, elles la réduisent parfois même à un personnage d’arrière-plan quand aucun des points de l’intrigue ne la concerne ou lorsqu’elle subit passivement les événements. La majorité des représentations médiatiques de Sissi commence traditionnellement lorsqu’elle rencontre et épouse l’empereur – comme si c’était le moment où sa vie commençait. Sissi ne bénéficie pas de la même agentivité et du même pouvoir que les personnages masculins, même s’il s’agit du personnage principal. Elle incarne une femme qui est le sujet de ses propres désirs et en quête d’émancipation sur le plan privé, tout en existant pour et à travers le regard masculin, à la fois dans l’intrigue et dans la réalité. Les actions politiques d’Élisabeth sont détournées de manière à devenir des arcs narratifs pour le développement de son personnage, ôtant toute la signification politique de ses actions – comme son soutien à la cause hongroise – au profit d’une métaphore sur son évolution personnelle. En entretenant ces stéréotypes culturels, les films et séries accentuent l’idée que le succès et la notoriété de ces femmes se paient par une vie privée tumultueuse, voire tragique21.

  • 22 Lynda E. Boose, « Scolding Brides and Bridling Scolds: Taming the Woman’s Unruly Member », Shakespe (...)
  • 23 Danielle Tyson, Sex, Culpability, and the Defence of Provocation, New York, Routledge, 2013, p. 68.

8À l’écran, le thème récurrent du cheval donne à voir le conflit intérieur de l’impératrice. L’association métaphorique du cheval indiscipliné et de la jeune femme indisciplinée est un motif littéraire courant, renvoyant au dressage du cheval, animal libre, en un « outil » domestique docile22. Comme le cheval, auquel on impose une mutilation de la bouche par des brides, la jeune femme connait une défiguration symbolique de sa parole – elle aussi bridée par le « dressage ». Si de très nombreux témoignages attestent de la passion d’Elisabeth pour l’équitation, la manière d’adapter à l’écran cet amour pour les chevaux et l’équitation sert pleinement le propos sur sa place en tant que femme et qu’impératrice. Sissi était déjà présentée comme une cavalière dans la trilogie des années 1950, mais les représentations plus contemporaines utilisent cette métaphore pour accentuer le caractère « sauvage » de Sissi et son désir de liberté issu d’une privation. Cette privation est aussi représentée à l’écran par le corset, autre élément récurrent dans toutes les productions sur Sissi, qui symbolise cette prison – au point d’ailleurs de donner son nom au film Corsage. Tant le corset que les chevaux sont des éléments narratifs liés à l’indiscipline, servant à indiquer le désir d’autonomie et d’agentivité de l’héroïne23.

  • 24 Dennis Bingham, Whose Lives Are They Anyway? The Biopic as Contemporary Film Genre, New Brunswick, (...)
  • 25 À ce sujet, voir l’étude Sandra Becker et Berber Hagerdoorn, « HERstory ? The Potential of Female-C (...)
  • 26 Catherine Clément, L’Opéra ou la défaite des femmes, Collection Figures, Paris, Grasset, 1995.
  • 27 Dennis Bingham le nomme « warts-and-all », soit « avec les défauts et tout le reste ». Bingham, op. (...)

9Les biopics féminins mettent en scène des mythes de victimisation et d’échec, qui reflètent une certaine peur de la présence des femmes dans l’espace public, tout en les condamnant à croire qu’un succès ne peut venir qu’avec la souffrance24. C’est ce qui est paradoxal dans les représentations récentes de Sissi : elles semblent toutes davantage victimes de leur destin que la Sissi des années 1950 – Corsage va jusqu’à montrer Sissi « libérée » par le suicide. Les productions germanophones contemporaines intègrent pourtant de plus en plus de femmes dans leur équipe, tant à la réalisation, qu’au scénario ou à la production, ce qui laisserait espérer une plus grande nuance dans le portrait dressé des héroïnes à l’écran25. Toutefois, on retrouve dans les films et séries télévisées Sissi une structure mélodramatique clairement inspirée des modèles de biopics à l’américaine, qui s’appuient eux-mêmes sur des stéréotypes d’héroïne tragique établis de longue date par le grand opéra26 – comme Norma, Carmen ou Aïda. L’imposition de ce modèle que l’on pourrait qualifier de misérabiliste27 empêche les biopics féminins de devenir des biopics féministes, car ils ne parviennent pas à se dégager des structures narratives enfermant leur héroïne, mais permettent de générer un produit conforme aux attentes d’un public habitué à ce format popularisé par Hollywood. C’est là tout l’enjeu de ces nouvelles productions sur Sissi : elles sont désormais pensées pour conquérir un public international.

L’Autriche et le reste du monde

  • 28 Michel Cieutat, « Les Biopics de 1930 à 1960, Ou Le Dopage d’une Nation », POSITIF, Paris, n° 540, (...)
  • 29 Moine, op. cit., p. 114.
  • 30 Cela ne veut pas dire que les films de la trilogie Sissi n’ont pas également fonctionné comme des a (...)

10La Sissi de Marischka était destinée au marché intérieur autrichien, pensé pour « doper la nation28 » dans une période d’après-guerre complexe. C’est le contraire des productions contemporaines, qui sont créées dans un contexte mondialisé pour un marché international. La Sissi d’aujourd’hui est produite pour un public « biophage29 », ce ne sont plus des Heimatfilme, mais plutôt des ambassadeurs culturels30. Là où elles voulaient par le passé concurrencer les productions américaines sur le sol européen, ces productions sont désormais des productions européennes destinées à être consommées sur le sol américain : que ce soit la première de Corsage à Cannes et aux Oscars, la diffusion commerciale internationale de Sissi ou la visibilité offerte par Netflix à Die Kaiserin, l’objectif est mondial et, pour l’atteindre, il faut adopter les codes diffusés par l’industrie hollywoodienne.

  • 31 Moine, p. 126–27.
  • 32 Sur la question de l’influence de la globalisation du marché sur les productions allemandes, en par (...)

11Le nouveau public cible ne connait pas forcément Sissi, figure qui reste tout de même assez européenne. S’il ne se focalise pas sur l’aspect historique, il est en revanche habitué aux productions américaines, il faut donc lui donner quelque chose à voir qu’il puisse identifier et reconnaître selon ces codes, « vendre » le personnage historique au-delà de son importance dans l’histoire nationale ou européenne, d’où la nécessité de trouver d’autres angles d’approche31. Cela explique aussi les scénarios autour des conflits émotionnels, puisqu’ils ne nécessitent aucune compréhension historique32, plus particulièrement autour du couple formé par Elisabeth et François-Joseph. Les représentations de cette relation, qu’elles soient romancées (Sisi, Die Kaiserin) ou dramatiques (Sisi & Ich, Corsage) répondent à un modèle anachronique, en adéquation avec ce qui est attendu aujourd’hui par le public, plutôt qu’à une représentation réaliste.

  • 33 Marcia Landy, Cinematic Uses of the Past, Minneapolis, Univ. of Minnesota Press, 1997, p. 160.
  • 34 Eric Kohn, « How Meghan Markle Inspired the Director of “Corsage” to Skewer the Expectations of Roy (...)
  • 35 Jane Caputi, « The Second Coming of Diana », NWSA Journal, n° 11/2, 1999, p. 103-123, ici p. 103.

12Le biopic, comme tout film historique est un palimpseste au sein duquel se lient le passé et la vision du présent sur le passé33, ce que les productions sur Sissi nous confirment. Sa vie est réécrite et réinterprétée en fonction de certaines attentes contemporaines d’une femme, et même d’une princesse. Il ne faut pas négliger l’impact majeur de la médiatisation des figures royales au XXe siècle. La mise en scène de leur intimité a créé une attente spécifique et une familiarité du public, qui se répercutent sur les biopics contemporains consacrés à des figures princières. Il devient presque impossible de séparer Sissi à l’écran des autres princesses médiatiques, en particulier la princesse Diana. Si les films d’Ernst Marischka présentaient déjà Sissi comme une « princesse du peuple », les productions récentes ont renforcé ce statut, en créant un parallèle fort entre les manières dont étaient représentée Diana dans les médias et la manière dont est mise en scène Sissi à l’écran. Marie Kreutzer, la réalisatrice de Corsage, a elle-même expliqué qu’elle s’était inspirée de la façon dont les médias traitaient les membres de la famille royale britannique, et notamment Meghan Markle, pour créer sa Sissi34. Sissi et Diana ont chacune dépassé le statut de simples figures historiques, en devenant des mythes au sein d’un panthéon féminin, dont elles seraient l’incarnation de certaines valeurs comme la tolérance et la compassion35. Cela explique la manière de représenter Sissi à l’écran, qui doit incarner toutes ces qualités, quitte à gommer les défauts qui font d’elle un être humain, et à rendre impossible toute interprétation proche de la réalité historique.

  • 36 Sur Marie-Antoinette, voir notamment les contributions de Dorothée Polanz et Michel Delon dans : Ma (...)

13Sissi, comme Diana ou Marie-Antoinette, n’appartiennent plus seulement à l’histoire, mais elles font pleinement partie de la culture pop36. Les multiples adaptations de leur vie à l’écran créent tellement de propositions narratives qu’il est presque impossible de produire aujourd’hui une nouvelle incarnation qui pourrait s’extraire du poids de ces précédentes représentations. Est-ce que c’est lié à l’horizon d’attente du public, qui n’accepterait pas de voir à l’écran une représentation trop éloignée de l’image qu’il s’est construite de Sissi ? L’abondance d’images médiatiques concurrentes de l’impératrice – la princesse kitsch des années 1950 ; l’impératrice tragique des films indépendants ; l’héroïne romantique en quête d’indépendance des séries télévisées ; le visage familier qui se retrouve sur les souvenirs touristiques – accentue aussi cette confusion et continuera à rendre très difficile une représentation fidèle de Sissi, car le public risque de rejeter toute remise en cause de l’image à laquelle il a été exposé pendant si longtemps. On pourrait dès lors se demander pourquoi de nouvelles productions voient le jour, si ce n’est pour, justement, tenter de présenter un récit plus fidèle à la réalité historique. Plus cyniquement, on pourrait conclure qu’aucune production ne cherche à se défaire du mythe Sissi, car c’est justement ce qui va lui garantir un succès commercial : le nom lui-même assure aux producteurs qu’un public fidèle « consommera » chaque film, chaque série qui sortira sur Sissi. Et c’est peut-être pour ça qu’elle continue à inspirer autant de productions.

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Notes

1 Marie Kreutzer Corsage, Film AG Produktion, Samsa Film, Komplizen Film, Autriche, Luxembourg, Allemagne, France, 2022, 114min.

2 Frauke Finsterwalder, Sisi & Ich, Walker Worm Film, MMC Movies, C-Films AG, Allemagne, Suisse, Autriche, 2023, 132min.

3 Sven Bohse, Miguel Alexandre et Andy Fetscher, Sisi, Story House Productions, Cinevilla Films, Nordic Productions, Allemagne, 2021.

4 Florian Cossen, Katrin Gebbe et Katharina Eyssen, Die Kaiserin, Netflix, Sommerhaus Serien, Allemagne, 2022.

5 Les trois films ont été réalisés, scénarisés et produits par Ernst Marischka, à partir de l’opérette Sissy qu’il avait créé avec son frère, Hubert Marischka, en 1932. Ernst Marischka, Sissi, Erma-Film, AUTRICHE, 1955, 102min.; Ernst Marischka, Sissi - Die Junge Kaiserin, Erma-Film, Autriche, 1956, 107min.; Ernst Marischka, Sissi - Schicksalsjahre Einer Kaiserin, Erma-Film, Autriche, 1957, 109min.

6 Jeremy Strong, « Straight to the Source? Where Adaptations, Artworks, Historical Films, and Novels Connect », Adaptation, n° 12/2, 2019, p. 165-84, ici p. 176. URL : <https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1093/adaptation/apz020>.

7 Linda Hutcheon, A Poetics of Postmodernism: History, Theory, Fiction, New York, Routledge, 1988, p. 5.

8 Ce terme est apparu dans les années 1950 dans les pages du magazine étatsunien Variety, comme contraction de « biographical pictures » et désigne les films biographiques, portant sur la vie d’un personnage précis.

9 Strong, op. cit., p. 174.

10 Strong, op. cit., p. 166.

11 Parmi lesquelles on peut citer Brigitte Hamann, Elisabeth : Kaiserin Wider Willen, Vienne / Munich, Amalthea Signum Verlag, 1997 ; Karl Vocelka et Michaela Vocelka, Sisi : Leben Und Legende Einer Kaiserin, Munich, C.H.Beck, 2014 ; Martina Winkelhofer, Sisis Weg : Vom Mädchen Zur Frau-Kaiserin Elisabeths Erste Jahre Am Wiener Hof, Munich, Piper, 2021.

12 Raphaëlle Moine, Vies héroïques : biopics masculins, biopics féminins, Philosophie et cinéma, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2017, chap. 3.

13 Au sujet du développement de l’exaltation du sentiment national par le folklore, voir Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales. Europe, XVIIIe-XXe siècle , Paris, Éditions du Seuil, 1999, p. 261-85.

14 Thomas Gnelt, « Sissy (1932) », Operetten-Lexikon. URL : <https://www.operetten-lexikon.info/ ?menu =210&lang =1> [Consulté le 19 avril 2024].

15 Au sujet de la situation politique, économique et culturel dans l’Autriche de l’entre-deux-guerres, voir Jean-Numa Ducange et Hélène Leclerc, Histoire de l’Autriche  : 1918-1938, Collection Clefs Concours, Neuilly-sur-Seine, Atlande, 2022.

16 Au sujet des productions ciblées autour des publics féminins voir Kristen J. Warner, « Value Added : Reconsidering Women-Centered Media and Viewership », Communication, Culture and Critique, n° 12/2, 2019, p. 167-72. URL : <https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1093/ccc/tcz023>.

17 Les cinémas sont désormais fréquentés par une majorité de spectatrices comme l’ont montré plusieurs études aux États-Unis : Webedia Movies Pro and Vertigo Research, « Rethinking Targeting : How Untapped Segments Drive Box Office Admissions. A Study of the Profile of American Audiences Between March 2018 and February 2019 », 2019. URL : <https://boxofficeprofile.webediamoviespro.com/whitepaperuntappedaudiences> [Consulté le 19 avril 2024] ; ou au Royaume-Uni : Mark Salisbury, « Is the Film Industry Doing Enough to Engage Female Audiences ? », ScreenDaily, 2018. URL : <https://www.screendaily.com/features/is-the-film-industry-doing-enough-to-engage-female-audiences/5129915.article> [Consulté le 19 avril 2024] Si les spectatrices ne représentent plus réellement un public à conquérir, elles demeurent un public que les studios de production souhaitent conserver.

18 Maura E. Hametz et Heidi Schlipphacke, Sissi’s World: The Empress Elisabeth in Memory and Myth, New York, Bloomsbury Publishing, 2018.

19 Ce constat est partagé par de nombreux chercheurs dont George F. Custen, Dennis Bingham, Bélen Vidal Villasur, Noël Burch et Geneviève Sellier ou encore Raphaëlle Moine.

20 George Frederick Custen, Bio/Pics: How Hollywood Constructed Public History, New Brunswick, Rutgers University Press, 1992, p. 7.

21 Noël Burch et Geneviève Sellier, La Drôle de Guerre des sexes du cinéma français, 1930-1956, Champs Visuels, Paris, L’Harmattan, 2019, p. 257.

22 Lynda E. Boose, « Scolding Brides and Bridling Scolds: Taming the Woman’s Unruly Member », Shakespeare Quarterly, n° 42/2, 1991, p. 179-199, ici p. 199.

23 Danielle Tyson, Sex, Culpability, and the Defence of Provocation, New York, Routledge, 2013, p. 68.

24 Dennis Bingham, Whose Lives Are They Anyway? The Biopic as Contemporary Film Genre, New Brunswick, Rutgers University Press, 2010, p. 10–11.

25 À ce sujet, voir l’étude Sandra Becker et Berber Hagerdoorn, « HERstory ? The Potential of Female-Centred Historical Miniseries Made in Germany (2001-2021) », CST Online, 2021. URL : <https://cstonline.net/herstory-the-potential-of-female-centred-historical-miniseries-made-in-germany-2001-2021-by-sandra-becker-and-berber-hagedoorn/> [Consulté le 19 avril 2024].

26 Catherine Clément, L’Opéra ou la défaite des femmes, Collection Figures, Paris, Grasset, 1995.

27 Dennis Bingham le nomme « warts-and-all », soit « avec les défauts et tout le reste ». Bingham, op. cit., p. 24.

28 Michel Cieutat, « Les Biopics de 1930 à 1960, Ou Le Dopage d’une Nation », POSITIF, Paris, n° 540, 2006, .82.

29 Moine, op. cit., p. 114.

30 Cela ne veut pas dire que les films de la trilogie Sissi n’ont pas également fonctionné comme des ambassadeurs culturels, car ils l’ont été. En France, ils ont totalisé autour de 6 millions d’entrées chacun, les plaçant dans le top 3 du box-office en 1957 et 1958, selon les chiffres de CBO Box-Office. URL : <https://www.cbo-boxoffice.com> Le deuxième et le troisième film ont aussi été présentés en compétition lors des festivals de Cannes de 1957 et 1958. https://www.festival-cannes.com/retrospective/1957 & https://www.festival-cannes.com/retrospective/1958

31 Moine, p. 126–27.

32 Sur la question de l’influence de la globalisation du marché sur les productions allemandes, en particulier les heritage films voir Hester Baer, « Producing German Cinema for the World : Global Blockbusters from Location Germany », in German Cinema in the Age of Neoliberalism, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2021, p. 77–128.

33 Marcia Landy, Cinematic Uses of the Past, Minneapolis, Univ. of Minnesota Press, 1997, p. 160.

34 Eric Kohn, « How Meghan Markle Inspired the Director of “Corsage” to Skewer the Expectations of Royal Life », IndieWire, 2022 https://www.indiewire.com/video/corsage-interview-marie-kreutzer-vicky-krieps-1234789134/ [Consulté le 12 septembre 2023.

35 Jane Caputi, « The Second Coming of Diana », NWSA Journal, n° 11/2, 1999, p. 103-123, ici p. 103.

36 Sur Marie-Antoinette, voir notamment les contributions de Dorothée Polanz et Michel Delon dans : Martial Poirson (dir.), La Révolution française et le monde d’aujourd’hui. Mythologies contemporaines, Paris, Classiques Garnier, 2014.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Solène Scherer, « Sissi(s) à l’écran  »Revue d’histoire culturelle [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 31 mai 2024, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhc/9735 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11yck

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Auteur

Solène Scherer

Postdoctorante pour le projet ANR-FWF “DECAF” (22-CE91-0001)
Centre d’Études Germaniques Interculturelles de Lorraine (CEGIL)
Université de Lorraine

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