Conceptualisations contemporaines du génocide, du massacre, de la violence extrême et de la transgression dans le champ des études classiques
Résumés
C’est à la suite de la guerre en ex-Yougoslavie et du génocide des Tutsi au Rwanda que l’histoire ancienne a commencé à investir le champ de la violence de guerre dans une démarche comparée et pluridisciplinaire. Tout en considérant ces différents apports, nous avons fait le choix dans le cadre du programme PARABAINO de placer la focale sur les massacres et les violences extrêmes en abordant ces questions par le prisme de la transgression. Cela a permis de centrer l’attention sur les sociétés (victimes, acteurs et témoins, collectivités et individus) et de considérer plusieurs niveaux d’analyse (limites préalablement fixées, intolérables dans la guerre, récits et représentations, inscription des événements dans les mémoires historiques et, de fait, dans les constructions historiographiques). Si les résultats obtenus sont destinés à enrichir l’histoire des mondes grec et romain, ils doivent aussi participer au développement de la recherche sur le temps long de l’Antiquité à nos jours. C’est dans cette perspective que s’inscrit le présent article dont l’objectif est de rendre compte de la place de l’Antiquité dans le forensic turn et les génocide studies, mais aussi d’évaluer la pertinence des conceptualisations contemporaines du génocide, du massacre, de la violence extrême et de la transgression dans le champ des études classiques.
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- 1 PARABAINO : Massacres, violences extrêmes et transgression en temps de guerre (Antiquité grecque et (...)
1Au printemps 2019, l’ANR avait lancé un appel à projet « Génocides et violences de masse », qui faisait suite à la publication, en février 2018, du rapport de la Mission d’étude en France sur la recherche et l’enseignement des génocides et des crimes de masse – rapport qui s’inscrivait dans le contexte de la commémoration du génocide des Tutsi au Rwanda et de l’ouverture des archives françaises. Que le programme PARABAINO ait été sélectionné alors qu’il portait exclusivement sur l’Antiquité1, s’explique par le fait que depuis la guerre en ex-Yougoslavie et le génocide au Rwanda, les Antiquisants ont investi le champ de la violence de guerre dans une perspective comparée et pluridisciplinaire. L’utilisation d’approches et de questionnements contemporains dans un contexte historique plus ancien permettait en effet d’éclairer les processus assimilables au crime de génocide, ce que le projet proposait d’appliquer aux périodes historiques. Nous proposons donc de mettre en perspective les démarches et conceptualisations contemporaines avec les recherches propres à l’Antiquité. Après voir exposé le positionnement des Antiquisants concernant le forensic turn et les genocides studies, nous questionnerons des concepts modernes, comme ceux de massacre, de violence extrême et de transgression, puis ceux de paroxysme et de cruauté auxquels ils sont fréquemment associés.
Antiquité, forensic turn et genocide studies
- 2 On appelle forensic turn l’implication des médecins légistes dans le traitement des cadavres des v (...)
- 3 Cf. l’introduction de Jean Guilaine dans Jean Guilaine et Jacques Semelin (dir.), Violences de guer (...)
- 4 Philippe Charlier joue un rôle important dans l’organisation et la publication des colloques intern (...)
- 5 Mirko Drazen Grmek, Les Maladies à l’aube de la civilisation occidentale. Recherches sur la réalité (...)
- 6 Il y consacre cependant un chapitre dans son livre de 2009 : Philippe Charlier, « Guerre », dans Id (...)
- 7 Sur l’étude des blessures dans l’Antiquité, dont celles de guerre, voir Guido Majno, The Healing Ha (...)
2Les archéologues antiquistes n’ont pas attendu le « tournant forensique2 » des années 1990 pour appliquer à l’étude des restes humains les méthodes de la médecine légale, en particulier chez les historiens de la médecine qui étaient aussi médecins3. Cette approche connaît même depuis plusieurs décennies un succès médiatique notable avec les travaux de Philippe Charlier, à la fois docteur en médecine et en archéologie, qui, à défaut de faire toujours preuve d’une grande rigueur méthodologique, assure une certaine audience à cette approche. Il s’intéresse cependant davantage aux morts illustres4 et à l’étude des maladies anciennes, dans la lignée des travaux de Mirko Grmek5, qu’à l’étude des cadavres de guerriers6. Cette dernière a cependant bel et bien été menée depuis un demi-siècle en mobilisant les données de l’archéologie7.
- 8 Sur les fouilles de Ribemont, voir e.g. Jean-Louis Cadoux, « L’ossuaire gaulois de Ribemont-sur-Anc (...)
- 9 Voir Stefano Vassallo, « Le battaglie di Himera alla luce degli scavi nella necropoli occidentale e (...)
3Plus rares sont les études archéologiques qui prennent pour objet les massacres. Les recherches pionnières de Jean-Louis Brunaux sur la Gaule sont parmi les plus intéressantes. Il a notamment travaillé sur le site de Ribemont-sur-Ancre (Somme) où ont été exhumés, à partir de 1982, les vestiges d’une grande bataille qui s’est déroulée dans la première moitié du IIIe siècle avant J.-C., entre deux peuples celtes (des Belges qui vainquirent des Armoricains), sur un vaste plateau d’environ 200 hectares. 40 000 ossements humains, dont notamment des os longs rassemblés dans un vaste ossuaire, appartenant à environ 700 individus pour la plupart de sexe masculin y ont été exhumés. Les fouilles conduites par Jean-Louis Cadoux, puis par Jean-Louis Brunaux à partir de 1990, ont permis de comprendre le traitement réservé aux corps des guerriers et ont profondément modifié la compréhension du rapport entre guerre et religion8. Dans le monde grec, la cité grecque d’Himère, sur la côte septentrionale de la Sicile, a été le site de deux grandes batailles au Ve siècle avant notre ère contre les Carthaginois (en 480 et 409). À partir de 2008, l’archéologue Stefano Vassalo a mis au jour une dizaine de fosses communes au pied des remparts comprenant exclusivement des squelettes d’hommes jeunes portant des traces de blessures et portant parfois encore les pointes de lances responsables de la mort9.
- 10 Pour une synthèse, voir Fernando Quesada-Sanz, « Genocide and Mass Murder in Second Iron Age Europe (...)
- 11 Fernando Quesada Sanz, Ignacio Muñiz Jaén, Inmaculada López Flores, « La guerre et ses traces : de (...)
- 12 Nico Roymans, « A Roman Massacre in the Far North. Caesar’s Annihilation of the Tencteri and Usipet (...)
- 13 Cf. e.g. Juan Pedro Bellón Ruiz, et alii, « De situ Iliturgi, análisis arqueológico de su asedio en (...)
4Certaines recherches sur les guerres romaines relèvent en revanche davantage du » tournant forensique », par exemple pour les massacres commis pendant la conquête romaine de l’Hispanie10, notamment lors de prises de ville, comme celle de Cerro de la Cruz, près de Cordoue, avec des traces de violences extrêmes (mutilation ante mortem témoignant de tortures sur des populations civiles)11. Mais l’on pourrait aussi mentionner les traces laissées par la bataille qui se déroula pendant la Guerre des Gaules au confluent de la Meuse et du Rhin, en 55 avant notre ère12. Ces quelques exemples montrent la vitalité des recherches archéologiques. Même s’il est très rare de retrouver les corps des victimes de la guerre et si l’on déduit souvent leur sort (extermination, déportation ou asservissement) d’un site abandonné, ainsi que le relève Fernando Quesada Sanz, les résultats archéologiques permettent d’inscrire ces travaux dans les Genocide Studies13.
- 14 Raphael Lemkin (et Steven Leonard Jacobs), Lemkin on Genocide, Lanham (Maryland)-New-York, Lexingto (...)
- 15 Voir Raphael Lemkin, « Le crime de génocide », Revue de Droit International, de Sciences Diplomatiq (...)
- 16 Helen Fein, « Scenarios of Genocide: Models of Genocide and Critical Responses », in Israël W. Char (...)
- 17 David John Colwill, ‘Genocide’ and Rome, 343-146 BCE, PhD Thesis, Cardiff University Press, 2017.
- 18 H. Van Wees, art. cité.
- 19 Leo Kuper, Genocide : Its Political Use in the Twentieth Century, New Haven, Yale University Press, (...)
- 20 F. Quesada Sanz, « Genocide and Mass Murder… », art. cité et N. Roymans, art. cité.
5Insérer l’Antiquité dans l’étude historique du génocide répondait à l’ambition de Raphael Lemkin14. Et, comme le prévoyait ce dernier, l’analyse s’appuya en premier lieu sur des études de cas jugés les plus pertinents, notamment parce que les sources littéraires mentionnaient une intention préalable à l’acte15. L’intégration de l’Antiquité dans la réflexion d’ensemble a également été facilitée par les travaux d’Helen Fein, puisque la proposition du « génocide de châtiment », permettant de créer la terreur, d’assoir sa domination et d’éviter les représailles16, caractérise la plupart des exterminations de ces temps reculés. Sur cette définition, el J. Colwill a donné le nom de génocide au titre de son livre sur les guerres romaines de la période médio-républicaine17. Pour l’ensemble de la période antique, l’article le plus complet et abouti demeure celui de Hans Van Wees ; et on notera une formule spécifique retenue alors, celle de conspicuous destruction (que l’on pourrait traduire par « destruction ostentatoire »), qui permet de replacer l’analyse dans le cadre des spécificités de l’impérialisme antique18. Plus récemment, et dans la lignée des travaux de Leo Kuper19, on note le succès d’expressions associant le mot génocide à un autre. C’est notamment le cas de « massacre génocidaire », dans le sens où le massacre aboutit à une extermination en toute conscience au moment de la perpétration des actes (intention prouvée par le résultat de l’acte qui a abouti à l’élimination du groupe), mais reste limité dans le temps (quelques heures, quelques jours) et dans l’espace (une cité), contrairement au génocide. L’expression est ainsi logiquement privilégiée par les archéologues spécialistes de l’Antiquité20.
- 21 Tristan S. Taylor (dir.), A Cultural History of Genocide, in the Ancient World, vol. 1, Londres, Bl (...)
- 22 Ibid. p. 11 : « deliberate ‘collective mass violence’ ».
- 23 23 Au contraire de certains travaux qui, en conclusion de l’étude d’une guerre ou d’une bataille an (...)
6Tout récemment, l’un des six volumes de l’encyclopédie A Cultural History of Genocide, dirigée par Paul R. Bartop, est consacré à la seule Antiquité, avec un principe stimulant : imposer des chapitres aux intitulés identiques pour chaque période traitée. Cette approche thématique ne permet toutefois pas totalement d’éviter l’étude de cas21. Dans son introduction, Tristan S. Taylor considère qu’il faut poser la question de l’emploi du mot génocide pour l’Antiquité, mais l’on note aussi l’usage du concept de « violence de masse collective22 ». Ensuite, la plupart des articles cherchent à préciser ce qui distingue la période antique de la période contemporaine dans le traitement d’un tel sujet, comme l’avait fait Raphaël Lemkin lui-même, ce que rappelle David John Colwill (p. 134). Ainsi, David Konstan conclut que les groupes ont été annihilés pour ce qu’ils ont ou auraient pu faire et non pour ce qu’ils étaient (p. 71), Richard J. G. Evans note la diversité des méthodes et des intentions dans les pratiques grecques (p. 131). Les études se fondent, comme la plupart des travaux sur l’Antiquité, soit sur la définition de l’ONU, soit sur celle de Scott Straus. On note toutefois que Kathy Gaca s’appuie sur celle de Ben Kiernan, pour valoriser l’expression « ravaging warfare », qui est selon elle une violence d’autant plus génocidaire qu’elle ne se limite pas au massacre (p. 174). En critiquant une tendance à réduire le génocide au massacre (p. 178), elle se place donc en opposition avec l’article suivant de Clemens Koehn qui traite de l’androcide et du massacre génocidaire. Au-delà de ces divergences, on retiendra surtout de ce livre les précautions prises dans la qualification d’actes anciens rendant pertinente l’étude par le prisme du génocide, l’essentiel étant alors l’analyse globale et non la sanction juridique associé à cette qualification23.
Massacre, extermination et anéantissement
- 24 David El Kenz, Le Massacre, objet d’histoire, Paris, Gallimard, « Folio histoire », 2005, avec pour (...)
- 25 David El Kenz, op. cit. p. 8.
- 26 Jacques Semelin, « Du massacre au processus génocidaire », Revue internationale des sciences social (...)
- 27 Nathalie Barrandon, op. cit., p. 353 ; cf. Annette Becker, « Penser et nommer les génocides : Rapha (...)
7Mais d’autres démarches sont possibles. En France, c’est la notion de massacre qui dans un premier temps a été privilégiée pour mieux saisir la violence de guerre sans user d’une qualification juridique. Les Antiquisants ont alors intégré des réflexions collectives et transpériodiques sur cet objet d’histoire ou sujet littéraire, engagées respectivement par David El Kenz et Gérard Nauroy, puis Philip G. Dwyer et Lyndall Ryan24. David El Kenz avait proposé une définition liminaire, « meurtre en grand nombre de personnes sans défense25 ». Cette réflexion rejoignait les travaux de Jacques Sémelin, qui distingua en outre le massacre-sanction du massacre-éradication, afin de mieux saisir des processus historiques26. Pour la République romaine, Nathalie Barrandon a également centré l’étude sur le massacre, non sans le replacer dans l’ensemble des violences extrêmes et poser la question du génocide. Elle renverse la définition d’Annette Becker : l’extermination était un moyen et non une fin en soi27. Mais la finalité de son livre était avant tout de mieux comprendre une anomalie : pourquoi avoir eu recours en certaines circonstances au massacre sachant que ce mode d’action privait les Romains de butin ou mettait en péril la civitas romaine. Et peut-on parler de « massacre » alors que l’emploi de ce mot dans le cadre d’une guerre civile est né au XVIe siècle ?
- 28 Alain Corbin, Le Village des « cannibales », Paris, Aubier, « Collection historique »,1990.
- 29 Primo Levi, Les Naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz, Paris, Gallimard, « Arcade (...)
- 30 Immacolata Eramo, « Le massacre est-il une pratique de guerre des Anciens ? Le témoignage des trait (...)
- 31 Pierre Clastres, « De l’ethnocide », L’Homme, t. 14, n° 3-4, 1974, p. 101-110.
- 32 Nathalie Barrandon, op. cit., p. 355-356. Pour le premier on peut citer les exécutions de masse per (...)
8Il y avait plusieurs mots latins et grecs pour décrire des faits similaires et aucun de ces mots ne fut réservé à un seul type d’action. Il ne faut pas s’en étonner ; ainsi, dans la langue française, on trouve massacre, tuerie et carnage et le mot massacre a été employé à propos d’une seule mort, certes dans un processus collectif (Alain Corbin à propos de l’affaire de Hautefaye, en 1870, au cours de laquelle un individu unique a été mis à mort collectivement28), comme de plusieurs millions (Primo Levi à propos du génocide des Juifs29). Le massacre se spécifie malgré tout par le caractère inoffensif/innocent des victimes, soit des civils (femmes, enfants et vieillards) et des combattants blessés ou prisonniers, voire en fuite30. L’ethnologue Pierre Clastres remarque que l’on invente un mot pour désigner une nouveauté ou pour parler d’une chose jamais pensée jusque-là31. Les Anciens n’avaient-ils pas pensé le massacre ? Dans son étude, Nathalie Barrandon conclut sur le fait qu’il y a eu deux types de massacres sous la République romaine : « le premier fut moralement condamné, donc pensé, car il touchait des personnes entrées dans la fides de Rome ou des Romains ; il était rationnel, ordonné et parfois rigoureusement organisé. Le second ne fut pas systématiquement perçu comme un massacre par les contemporains des faits, mais pouvait témoigner d’une défaillance de celui qui avait la responsabilité de la guerre ; il était situationnel et chaotique32 ». Elle insiste surtout sur la prégnance du jugement moral porté sur l’ordonnateur dans la réflexivité romaine.
- 33 François Hinard, Les Proscriptions de la Rome républicaine, Rome, École française de Rome, « Collec (...)
- 34 Le massacre des Innocents a fait l’objet d’une communication lors du colloque organisé en mars 2022 (...)
- 35 Cf. Nathalie Barrandon, « Les massacres de la République romaine : De l’exemplum à l’objet d’histoi (...)
- 36 Selon les exemples sélectionnés par Voltaire, on en déduit que les points importants sont le princi (...)
- 37 https://www.sciencespo.fr/mass-violence-war-massacre-resistance/ : elle « vise à éviter un vocabula (...)
- 38 Gabriel D. Baker, Spare No One. Mass Violence in Roman Warfare, New York-Londres-Lanham (Maryland), (...)
- 39 Pierre Ellinger, La Légende nationale phocidienne. Artémis, les situations extrêmes et les récits d (...)
- 40 Ainsi la démarche de Sophie Hulot, « La Violence de guerre dans le monde romain (fin du IIIe siècle (...)
9Un mot latin fut toutefois utilisé plus spécifiquement à propos de l’extermination, internecio ; composé du préverbe inter qui introduit une idée de privation, de destruction, de mort et de neco signifiant faire mourir/tuer, ce mot à une forte valeur intensive. Mais, là encore, il convient tout autant pour celle d’un peuple que pour la mise à mort d’un tyran. L’extermination – signifiant que l’on fait disparaître entièrement par la mort, l’asservissement et la destruction matérielle ou symbolique – peut être privilégiée au mot génocide. Elle implique la définition d’un groupe, la création d’une limite (politique, sociale, religieuse). Enfin, elle peut s’inscrire dans un temps long. On peut lui associer, l’épuration, qui en politique est l’élimination dans un corps social des membres jugés indignes d’en faire partie ou considérés comme indésirables. Là encore une autorité définit ou délimite le groupe. Et pour cela les Romains ont inventé un mot : la proscription33. Or, avant la Saint-Barthélemy, c’est celle dite des Triumvirs en 43 av. J.-C. (ainsi que le « massacre des Saints Innocents34 ») qui a été retenue pour illustrer les massacres des guerres de religion35. Ce type de massacre est directement associé à la tyrannie, comme en témoigne le traité de Voltaire Des conspirations contre les peuples ou des proscriptions, 1766, dans lequel il liste « les conspirations des tyrans contre les peuples36 ». Cette étude, comme les peintures du XVIe siècle, permet de relever un autre élément possible de distinction entre massacre, tuerie de masse, voire carnage ; c’est l’identité donnée au massacre. On lui attribue bien souvent un nom qui peut être celui de l’ordonnateur, des victimes ou du lieu. Il devient un événement en soi. Il fait l’objet d’un discours (voire d’un procès) et non d’un simple récit, il entre dans la mémoire. Et contrairement au génocide, son nom ne se limite pas à celui de l’identité des victimes, puisqu’il ne répond pas à une qualification juridique. C’est de nouveau pour contourner cet écueil et parce qu’il estimait que le massacre reposait trop sur le registre visuel, que Jacques Semelin a privilégié dans les années 2010, l’expression « violence de masse37 ». C’est aussi celle retenue par Gabriel Baker à propos des guerres romaines, même s’il s’appuie davantage sur des travaux anglo-saxons, dont ceux de Scott Straus et Benjamin Valentino, et privilégie la démarche des sciences politiques38. Enfin, depuis l’ouvrage fondateur de Pierre Ellinger sur les actes qui transgressaient la guerre hoplitique, la notion de guerre d’anéantissement retient l’attention des Antiquisants39. Elle marque la destruction totale, la réduction à néant par l’extermination bien sûr, mais aussi par le suicide obsidional, la privation de la capacité à agir (asservissement) ou la rupture de lien de filiation (viol). La compréhension des sociétés antiques doit passer par une analyse globale de leur rapport à la violence de guerre avant toute qualification des faits40.
Violence extrême et transgression
- 41 Jacques Semelin, « Introduction : violences extrêmes : peut-on comprendre ? », Revue Internationale (...)
- 42 E.g. chez l’historien grec du ier s. av. n. è. Diodore de Sicile, en XVII, 13, à propos du sac de T (...)
- 43 Pierre Ellinger, op. cit.
10Jacques Semelin définit la violence extrême comme une forme d’action qui se situe dans un « au-delà de la violence » marqué par une radicalité sans borne. Il englobe sous cette expression deux types d’actes étroitement liés : 1) destruction et/ou disparition massive de populations civiles ou désarmées (massacre, asservissement, déportation) ; 2) pratiques de cruauté perpétrées sur ces mêmes populations. Ainsi définie, la violence extrême renvoie à un phénomène à la fois quantitatif (violence de masse) et qualitatif (des actes visant à porter atteinte à l’intégrité physique et/ou psychique d’une catégorie de population)41. Cette expression peut être rapprochée du mot grec eschatia qui désigne le plus haut degré, l’extrémité (et l’on retrouve du reste l’expression eschatè hybris, « violence extrême » chez plusieurs auteurs antiques42). Son pluriel, eschatiai, signifie les limites extrêmes, les frontières. Il peut être entendu au sens propre comme au sens figuré ou métaphorique : en effet, ce terme désigne aussi bien les marges, les terres de confins que les états de crise, d’anomie, et plus précisément la guerre sans norme43.
- 44 Denis Crouzet, « Théâtres de cruauté », Sensibilité, n° 3, 2013, p. 24-36 (p. 25).
- 45 Christian Ingrao, Le Soleil noir du paroxysme, Paris, Odile Jacob, « Histoire », 2021 p. 152.
- 46 Une occurrence dans l’Antiquité grecque (Démosthène, XLV Contre Stéphanos I, 14) dans un cadre proc (...)
- 47 Jeannine Boëldieu-Trevet, « L’intolérable en temps de guerre chez les orateurs athéniens du IVe siè (...)
11Ce mot peut aussi être mis en relation avec la notion de paroxysme récemment apparue dans le champ des sciences sociales. Denis Crouzet, dans un article consacré au massacre de la Saint-Barthélemy, l’utilise pour désigner « un effet d’accumulation sérielle de l’horreur », « un point d’intensité sur-démesurée », une « séquence dans laquelle l’humanité est entrée dans l’inouï, le presque impensable d’une cruauté44 ». Christian Ingrao, s’appuyant sur l’Iliade, et plus précisément sur les structures de la geste homérique, a quant à lui considéré le paroxysme comme une « expérience produisant de l’effroi ou de l’ineffable, et, partant, du silence45 » – mettant ici l’accent sur le caractère indicible, incommunicable de la violence paroxystique. Il s’agit là d’une acception moderne du terme qui n’a pas d’équivalent dans le monde grec ancien où l’usage de paroxysmos, peu commun, ne concerne aucunement le domaine des conflits armés46. Il est néanmoins utile à l’analyse car il permet de souligner une dynamique convergente de pulsions violentes, une acmé, dont ne rend pas nécessairement compte l’expression de « violence extrême ». Pour les Anciens, ce qui correspondait au paroxysme, au sens moderne du terme, c’était la guerre civile (stasis grecque, bellum civile romain) ou encore la phase aigüe d’un siège, suivie de la prise et de la destruction de la cité ; une expérience vécue comme un grand malheur collectif, une calamité, d’où l’emploi du mot chalepos en grec, mais qui pouvait aussi, notamment dans le discours des orateurs, faire l’objet d’un jugement moral et ainsi être qualifiée par le terme aphoretos – terme qui, dans ce cas précis peut être rapproché du concept moderne d’« intolérable » qui désigne le franchissement d’un seuil de tolérance47.
12La violence extrême en contexte guerrier renvoie à un registre très vaste de pratiques associées à des formes d’action brutales, d’intensité et de gravité variables ; l’épithète « extrême » n’ayant de sens que relativement à des normes sociales produites par un groupe. L’utiliser, c’est donc, paradoxalement, rester à un niveau de généralité et d’abstraction, que l’on ne peut dépasser qu’en précisant la nature des actes et en en mesurant tous les effets ; or, s’il est possible de rendre compte des formes et des ressorts de la violence extrême dans les mondes grec et romain, il est plus difficile, compte tenu du caractère fragmentaire de nos sources, de restituer les affects générés par ce type de violence ainsi que ses répercussions à l’échelle individuelle et collective. En revanche, les pratiques de cruauté, qui sont au cœur de la violence extrême, parce qu’elles font davantage l’objet de descriptions et/ou de commentaires détaillés, permettent de mieux comprendre ce qui se joue dans la volonté des perpétrateurs d’infliger une souffrance physique et/ou psychique maximale à leurs victimes. Mais que recouvre précisément cette expression ?
- 48 Véronique Nahoum-Grappe, « L’usage politique de la cruauté : l’épuration ethnique (ex-Yougoslavie, (...)
- 49 Jacques Semelin, Purifier et détruire, op. cit., p. 343.
- 50 Nathalie Barrandon, op. cit., p. 356.
- 51 Stéphane Audoin-Rouzeau, « Un au-delà de la violence ? Réflexions sur les pratiques de cruauté pend (...)
13Selon Véronique Nahoum-Grappe, la cruauté implique un au-delà de la violence, un acharnement au-delà de l’objectif48. Jacques Semelin la considère « comme la clef de la puissance explosive du massacre49 ». Pour Nathalie Barrandon, elle est la clef de compréhension du massacre chez les Romains50. Stéphane Audoin-Rouzeau a travaillé sur cette notion en lien avec le génocide des Tutsi au Rwanda, notant qu’elle suggère l’inhumanité, l’inclination à faire souffrir en provoquant une douleur qui doit atteindre son paroxysme, la violence devenant alors sa propre fin. Il ressort de son étude que ce type de violence se manifeste à travers trois modes d’action non exclusifs les uns des autres : 1) la prise de possession des corps (viols, disparition des cadavres, opérations visant à entamer et transformer l’enveloppe corporelle des victimes) ; 2) l’exposition de la souffrance et/ou de la mort : soit par une théâtralisation de l’horreur (décapitation, crucifixion, etc.), soit par des situations mettant en scène les victimes et leurs bourreaux (dénudations, viols publics, etc.) ; 3) la profanation des espaces sacrés (destruction et pillages de sépultures, tueries dans des lieux saints, etc.). Ces modes d’action sont sous-tendus par une volonté de faire souffrir à un très haut niveau d’intensité, mais aussi par un état d’esprit et un comportement particulier – le plaisir, voire la jouissance provoquée par la douleur, se traduisant par le rire, les sarcasmes ou, au contraire, l’absence totale de sentiments, d’émotions51.
- 52 Jean-Pierre Vernant, « La belle mort et le cadavre outragé », Journal de Psychologie Normale et Pat (...)
- 53 Sur le caractère signifiant des pratiques de cruauté, voir Arjun Appadurai, « Dead Certainty : Ethn (...)
- 54 À propos des massacres sous Alexandre, voir Isabelle Pimouguet-Pédarros, « Guerre de siège, paroxys (...)
- 55 Pour des exemples et analyses, Isabelle Pimouguet-Pédarros, « Usages et limites de la violence de g (...)
14Ces catégories sont pleinement opérantes pour les mondes grec et romain car les textes, tout autant que les images dont on dispose, fournissent une multitude de figures et de situations paroxystiques qui invitent à réfléchir sur les questions d’identité et de sacré, sur les processus de déshumanisation et de chosification de ceux qui incarnent l’ennemi – fussent-ils des femmes ou des enfants ; toutefois, si la documentation antique offre des « modèles » permettant de questionner les conceptualisations et interprétations contemporaines des pratiques de cruauté52, il existe des limites à l’analyse. Certes, les modes d’action sont identiques mais il reste difficile, en l’état de nos sources, de préjuger de l’état d’esprit qui les sous-tend. De plus, si les manières d’outrager les corps sont parfois de même nature, elles n’ont pas nécessairement la même signification car les gestes relevant des pratiques de cruauté ne sont pas aléatoires, ils forment un langage qui n’est aucunement transposable d’un contexte à un autre ; ces gestes sont l’expression de traits culturels propres à un peuple, une civilisation53. Enfin, la question de la finalité se pose : si l’inclination à faire souffrir de manière excessive, au-delà de la violence inhérente à la guerre, est un élément qu’il convient, nous semble-t-il, de retenir pour éclairer la notion de violence extrême en contexte grec et romain, elle n’est pas toujours dépourvue de toute fonctionnalité tactique ou stratégique, elle peut au contraire être instrumentale, s’inscrire donc dans une dynamique politique et/ou militaire54. Ainsi, dans les mondes grec et romain, les pratiques de cruauté et leurs effets puissants au plan symbolique ont été utilisés principalement pour dominer, voire subjuguer des peuples ou des cités ou encore pour infliger un châtiment considéré comme proportionnel à la faute : recours à la dramaturgie de l’horreur pour terroriser les populations et les soumettre plus facilement (crucifixions ou décapitations en masse), aux viols systématiques pour couper le lien de filiation et affaiblir durablement l’adversaire, aux sévices corporels pour punir les traîtres ou les tyrans jusqu’à ce que mort s’ensuive (brûler vif, affamer, mutiler, etc.), par exemple55.
- 56 Nathalie Barrandon s’est interrogée sur l’usage des termes de crudelitas (cruauté) et de crudelis ( (...)
- 57 Jeannine Boëldieu-Trevet, « Le sauvage en soi : violences extrêmes en temps de guerre dans le monde (...)
15Mais pour tenter de comprendre le système de représentation des Anciens, revenons au vocabulaire et en particulier à l’étymologie du mot cruauté, crudelitas, dont la racine, crudus, signifie cru, sanglant56 ; son équivalent en grec ancien est le terme d’ômotès qui provient du mot ômos, cru, d’où grossier, non civilisé, inhumain. L’ômositos étant celui qui mange cru, d’où sauvage, féroce. Or la violence extrême, dans ou en marge des conflits armés, lorsqu’elle sort des usages, est souvent mise en relation avec le monde animal ou barbare57.
- 58 Homère, Iliade, XXII, vv. 346-425. Pour un commentaire et des références, Jean-Pierre Vernant, art. (...)
- 59 Jacques Semelin, « Les rationalités de la violence extrême », Critique internationale, n° 6, 2002, (...)
- 60 Jonathan Shay, se référant aux travaux menés sur les « guerriers-fauves » (berserkir) dans la Scand (...)
16En outre, pour qualifier un comportement jugé excessif, comme celui d’Achille vis-à-vis du cadavre d’Hector58, l’expression qui revient le plus souvent est celle de fureur ou de folie guerrière. Le mot fureur vient du latin furor qui renvoie à un sentiment démesuré, à une colère violente et/ou à un égarement de l’esprit, une agitation que l’on ne maîtrise pas. Deux acceptions qui peuvent donc se confondre. Le terme grec qui s’en rapproche le plus est celui de mania qui renvoie au délire, à la folie, la démence, mais dont les dérivés maniados, maniaô signifient « furieux », « être furieux » tandis que manikos signifie « déraisonnable », « saisi d’un transport divin » ou qualifie un « acte qui trouble la raison ». Employer les termes de fureur ou de folie guerrière atteste la difficulté à comprendre les ressorts de la violence extrême, et notamment les actes relevant de la cruauté. Ils questionnent en tout cas les liens entre sauvagerie/civilisation, animalité/humanité, rationalité/irrationalité59. La fureur et la folie guerrières sont associées, depuis l’Antiquité, à un système de représentations qui renvoie au monde du sauvage, de l’animalité, à l’homme qui laisse libre cours à ses instincts les plus bestiaux. Que faire de ce système de représentations qui conditionne encore aujourd’hui notre façon de penser la violence extrême en général et les pratiques de cruauté en particulier ? Faire la guerre implique nécessairement un changement de comportement qui peut conduire à un déchaînement des gestes, à la fureur, au sens étymologique du terme60. Mais le recours à la violence extrême peut aussi être le produit de la raison, car faire la guerre, c’est entrer dans une autre temporalité dans laquelle peut s’exprimer une rationalité différente de celle du temps de paix. Elle ne se traduit pas nécessairement par une rage et/ou un égarement de l’esprit. Les actes qui en relèvent peuvent s’accomplir de manière posée et méthodique, voire s’accompagner d’un discours cohérent, pragmatique ; ils ne relèvent ni de l’animalité, ni de la sauvagerie, ce sont des actes culturels à part entière, spécifiquement humains et signifiants.
- 61 PierreVesperini, « Le sens d’humanitas à Rome », Mélanges de l’École française de Rome – Antiquité (...)
- 62 C’est la problématique du livre de Nathalie Barrandon, op. cit.
17On retiendra aussi la notion romaine d’humanitas qui a fait l’objet d’une réflexion stimulante de Pierre Vesperini61. Le chef de guerre faisant preuve de cruauté n’est pas ensauvagé, il y avait une compartimentation des contextes permettant des comportements différents. L’humanitas serait comme un vêtement porté par l’homme, on peut la quitter ponctuellement comme on enlève un manteau. Il rappelle aussi que les Romains étaient naturellement sauvages, en témoignerait la jeunesse de Romulus et Rémus, ils n’en n’étaient pas moins hommes pour autant. On comprend alors mieux le regard positif que les Romains ont pu porter sur des ennemis pourtant considérés comme des Barbares et dont la sauvagerie est soulignée. Ainsi l’étude par le prisme de la sauvagerie et de la cruauté permet d’appréhender les comportements, notamment ceux des chefs de guerre, un point essentiel des mentalités antiques62.
- 63 Pour l’analyse du terme transgressio qui n’a pas ce sens figuré dans la littérature latine pré-chré (...)
- 64 La transgression a d’abord été une des problématiques de la psychanalyse et de l’anthropologie soci (...)
18Mais, en tout état de cause, les formes d’action que sous-tend l’expression de « violence extrême » en contexte guerrier se retrouvent à des degrés divers dans la plupart des civilisations, de l’Antiquité à nos jours ; ce qui diffère d’un espace-temps à un autre, ce sont les limites qui lui sont assignées, les seuils de tolérance propres à chaque société humaine. Les actes relevant de la violence extrême, que l’on place aujourd’hui dans nos sociétés occidentales au rang d’intolérable, que l’on met en lien avec le paroxysme, étaient-ils perçus comme des écarts à la norme dans les mondes grec et romain ? L’étaient-ils en toutes circonstances ? Faisaient-ils l’objet d’une hiérarchisation morale ? Est ici posée la question de la transgression. Dans son sens littéral, transgressio signifie « traverser », « marcher contre » mais aussi « aller à travers », « au-delà ». Il a pour équivalent en grec le terme de parabainô qui, dans son sens figuré, renvoie au fait d’enfreindre les règles fondatrices imposées et garanties par les dieux, donc de commettre un sacrilège63. De manière générale, transgresser, c’est enfreindre une règle, un interdit, poser un acte de désobéissance ; c’est le dépassement d’une limite face à l’autorité établie, aux traditions ou encore aux usages en vigueur. La transgression renvoie donc à une grande diversité de situations. Dans son sens le plus restreint, c’est la violation d’une norme fondamentale, le franchissement d’une « frontière morale » susceptible de mettre à mal les principes qui ordonnent et font société64. Ainsi définie, la transgression se situe au-delà des contingences liées à l’application stricte du droit positif ; elle interroge les sociétés dans leurs fondements et apparaît de facto comme indissociable d’une construction sociale et culturelle. Mais, par-delà les définitions, se pose la question de l’identification du phénomène dans la mesure où la transgression n’est pas un fait en soi mais une qualification.
- 65 Ces normes fondamentales, peu nombreuses, constituées d’interdits et de prescriptions, n’avaient au (...)
- 66 Adrian Lanni, « The Laws of War in Ancient Greece », Law and history Review, t. 26 n° 3, 2008, p. 4 (...)
19Les textes grecs et latins que nous avons analysés dans le cadre du programme PARABAINO montrent très clairement que la transgression n’a d’existence que relativement à un système de valeurs, aux normes produites par le groupe, qu’elle est inséparable d’une condamnation, voire d’un discours de justification qui participent d’un contexte historique déterminé fondé sur des usages ainsi que sur des limites. Chez les Anciens, il existait des normes fondamentales, celles régissant le rapport des hommes au divin, qu’il convenait de ne pas transgresser65, quelles que soient les circonstances, sous peine d’être frappés à court ou à long terme par la colère des dieux, la vengeance des hommes et/ou la réprobation de l’opinion publique. Ces mécanismes de contraintes, mis en évidence par Adrian Lanni, étaient très fortement intériorisés de sorte que les normes fondamentales étaient généralement respectées et lorsqu’elles ne l’étaient pas, les intentions motivant les actes donnaient lieu à des débats voire à des condamnations d’ordre moral ; il en était de même des accords passés sous serment lesquels avaient un caractère obligatoire66. Il existait aussi des usages lesquels, par définition, ne reposaient sur aucune contrainte juridique et religieuse ; cependant, ne pas s’y conformer pouvait faire l’objet d’un jugement, voire d’une vive indignation, attestant ainsi le franchissement d’une frontière morale. Par exemple, si le viol ou la décapitation n’étaient pas des actes transgressifs en eux-mêmes, violer des femmes de haut rang ou décapiter un chef de guerre l’étaient assurément – et plus encore lorsque les perpétrateurs étaient de condition inférieure (barbares ou simples soldats) car cela était perçu comme un renversement de l’ordre social.
- 67 Le concept d’intolérable est très proche de celui de transgression à deux différences près, nous se (...)
- 68 Isabelle Pimouguet-Pédarros, « Guerre de siège, paroxysme et transgressions… », art. cité.
20Ainsi pour les Grecs et les Romains, c’est l’environnement qui doit être apprécié et qui seul permet de déterminer s’il y a eu le franchissement d’une limite, et donc une transgression. Cela est clairement énoncé par Polybe qui note que « ce qu’il faut à chaque fois prendre en considération pour juger les hommes, ce ne sont pas leurs actions mais les motifs et les intentions qui les animent et qui diffèrent selon les cas » (II, 56, 15). Dans les mondes anciens, les cités et les rois, ne manquaient pas de recourir à la violence extrême pour dominer, punir, se venger. Ces modes d’action n’étaient pas frappés d’interdictions, ni condamnables en eux-mêmes, tout dépendait de la façon dont ils s’exerçaient, contre qui et dans quel but. Selon les circonstances, ils pouvaient apparaître pleinement légitimes ou au contraire être considérés comme inacceptables, suscitant indignation et stigmatisation ; ils faisaient alors figures de transgression, voire d’intolérable au sens moderne du terme67. Il est possible de repérer ces figures et d’en mesurer les effets à travers des discours accusatoires ou de légitimation ou encore à travers des récits portant témoignage de la stupeur et de la souffrance des victimes. Et même si nous avons affaire dans la plupart des cas à des reconstructions narratives, les textes permettent de saisir ce qui, pour les Anciens, représentait le dépassement d’un seuil de tolérance68.
- 69 Anthony Dirk Moses, The Problems of Genocide, Permanent Security and the Language of Transgression, (...)
- 70 Nathalie Barrandon, art. cité à paraître.
21Selon Anthony Dirk Moses, les Européens ont développé depuis le XVIe siècle un langage de la transgression sur le modèle de la Brevísima relación de la destruición de las Indias de Las Casas, comprenant l’importance du témoignage (écrit et visuel), la réponse émotionnelle aux atrocités, un au-delà de la compréhension humaine, l’inversion des hiérarchies civilisationnelles, l’identification et la condamnation des motifs économiques et politiques et enfin la référence à la conscience humaine. Il fut utilisé pour dénoncer les stratégies d’annihilation répondant au concept élaboré par Anthony D. Moses de Permanent Security69. Or ce langage de transgression ne se retrouve que partiellement dans les récits grecs et latins. Il y manque principalement ce qui fut à l’origine de la conceptualisation juridique du génocide : un au-delà de la compréhension humaine70. Cet ouvrage récent et les travaux du programme PARABAINO confirment toutefois que l’étude de la violence extrême et des massacres par le prisme de la transgression permet un dialogue fructueux entre l’Antiquité et les périodes modernes et contemporaines.
Notes
1 PARABAINO : Massacres, violences extrêmes et transgression en temps de guerre (Antiquité grecque et romaine). ANR-19FGEN-0002 : appel à projet spécifique sur Génocides et violences de masse.
2 On appelle forensic turn l’implication des médecins légistes dans le traitement des cadavres des victimes de massacres ou des meurtres d’opposants commis par des régimes dictatoriaux, principalement aux fins d’identification des corps. La démarche, permise par les avancées scientifiques en matière génétique et la création de banques d’ADN, a d’abord été développée dans le cadre d’organisations humanitaires, en particulier au milieu des années 1980 pour répondre à la demande des « mères de la place de mai » en Argentine, avant d’être appliquée à des victimes de guerres plus anciennes et, tout en continuant de répondre à une demande sociale de la part des descendants des victimes (ré-inhumation des corps), d’impliquer des historiens et de se rapprocher des genocide studies. C’est ainsi que s’est notamment développé un programme de recherche piloté par l’anthropologue Élisabeth Anstett : « Corpses of mass violence and genocide » (2012-2016) ; voir Élisabeth Anstett et Jean-Marc Dreyfus (dir.), Human Remains and Identification. Mass Violence, Genocide, and the ‘Forensic Turn’, Manchester, Manchester University Press, 2015, qui traite exclusivement de massacres du XXe siècle. Pour un historique de l’impact du Forensic turn sur l’archéologie, voir Soren Blau & Douglas H. Ubelaker (dir.), Handbook of Forensic Anthropology and Archaelogy, Walnut Creek (Calif.), Left Coast Press, « World Archaeological Congress research handbooks in archaeology », 2009, 2016. Pour une présentation simple, voir l’entretien avec Anne Carol de Jean-Marc Dreyfus, « Médecine légale, mort de masse et forensic turn », Histoire, médecine et santé, 16, 2019, p. 109-117.
3 Cf. l’introduction de Jean Guilaine dans Jean Guilaine et Jacques Semelin (dir.), Violences de guerre, violences de masse. Une approche archéologique, Paris, Éd. La Découverte, « Recherches », 2016.
4 Philippe Charlier joue un rôle important dans l’organisation et la publication des colloques internationaux de pathographie depuis 2005.
5 Mirko Drazen Grmek, Les Maladies à l’aube de la civilisation occidentale. Recherches sur la réalité pathologique dans le monde grec, préhistorique, archaïque et classique, Paris, Payot, 1983.
6 Il y consacre cependant un chapitre dans son livre de 2009 : Philippe Charlier, « Guerre », dans Id., Male mort. Morts violentes dans l’Antiquité, Paris, Fayard, 2009, p. 19-49.
7 Sur l’étude des blessures dans l’Antiquité, dont celles de guerre, voir Guido Majno, The Healing Hand. Man and Wound in the Ancient World, Cambridge (Mass.)-Londres, Harvard University Press, 1975 et Mirko Drazen Grmek, op. cit., p. 50-60 ; la typologie des blessures de guerre a été dressée par Victor Davis Hanson, Le Modèle occidental de la guerre. La bataille d’infanterie dans la Grèce classique, Paris, Les Belles Lettres, « Histoire », 1990 (trad. de The Western way of war : infantry battle in classical Greece, Londres, Hodder & Stoughton, « A John Curtis book », 1989), p. 265-275 et étudiée plus en détail par Richard A. Gabriel, Man and Wound in the Ancient World. A History of military Medicine from Sumer to the Fall of Constantinople, Washington, Potomac Book, 2012 ; une synthèse claire et commode se trouve dans la notice qu’y a consacrée Sophie Hulot dans Lydie Bodiou Lydie et Véronique Mehl (dir.), Dictionnaire du corps dans l’Antiquité, Presses universitaires de Rennes, « Histoire », 2019, s.v. « Blessures de guerre » p. 98-102.
8 Sur les fouilles de Ribemont, voir e.g. Jean-Louis Cadoux, « L’ossuaire gaulois de Ribemont-sur-Ancre (Somme) : premières observations, premières questions », Gallia, t. 42, n° 1, 1984, p. 53-78 et Jean-Louis Brunaux, « Les sanctuaires celtiques de Gournay-sur-Aronde et de Ribemont-sur-Ancre, une nouvelle approche de la religion gauloise », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, t. 141, n° 2, 1997, p. 567-600. Sur la nouvelle compréhension de la guerre chez les Celtes, voir Jean-Louis Brunaux, Guerre et religion en Gaule. Essai d’anthropologie celtique, Paris, Errance, 2004.
9 Voir Stefano Vassallo, « Le battaglie di Himera alla luce degli scavi nella necropoli occidentale e alle fortificazioni. I luoghi, i protagonisti », Sicilia Antiqua, 7, 2010, p. 17-38 et Id., « Himera alla luce delle recenti indagini nella città bassa e nelle necropoli », Mare internum. Archeologia e culture del Mediterraneo, 2, 2010, p. 45-56.
10 Pour une synthèse, voir Fernando Quesada-Sanz, « Genocide and Mass Murder in Second Iron Age Europe. Methodological Issues and Case Studies in the Iberian Peninsula », in Cathie Carmichael et Richard C. Maguire (dir.), The Routledge History of Genocide, Londres-New York, Routledge, 2015, p. 9-22.
11 Fernando Quesada Sanz, Ignacio Muñiz Jaén, Inmaculada López Flores, « La guerre et ses traces : destruction et massacre dans le village ibérique du Cerro de la Cruz (Córdoba) et leur contexte historique au IIe s. a. C. », dans François Cadiou et Milagros Navarro Caballero (dir.), La Guerre et ses traces. Conflits et sociétés en Hispanie à l’époque de la conquête romaine (IIIe-Ier s. av. J-.-C.), Bordeaux, Ausonius, “Mémoires”, 2014, p. 25-53.
12 Nico Roymans, « A Roman Massacre in the Far North. Caesar’s Annihilation of the Tencteri and Usipetes in the Dutch River Area », in Manuel Fernández Glötz et Nico Roymans (dir.), Conflict Archaeology. Materialities of Collective Violence from Prehistory to Late Antiquity, Londres, Routledge, “Themes in Contemporary Archaeology”, 2018, p. 167-181.
13 Cf. e.g. Juan Pedro Bellón Ruiz, et alii, « De situ Iliturgi, análisis arqueológico de su asedio en el contexto de la segunda guerra púnica », Archivo Espanol de Arqueologia, 94, 2021, p. 1-26. F. Quesada Sanz, « Genocide and Mass Murder… », art. cit., p. 13 : « in both cases, but especially in recent excavations, the archaeological evidence of intentional destruction and accompanying massacres (that may or may not correspond to a genocide-lewel action) usually amounts to a small statistical sample, and further extrapolation is often problematic ».
14 Raphael Lemkin (et Steven Leonard Jacobs), Lemkin on Genocide, Lanham (Maryland)-New-York, Lexington Book, “Jewish Studies”, 2012, p. 6.
15 Voir Raphael Lemkin, « Le crime de génocide », Revue de Droit International, de Sciences Diplomatiques et Politiques, 24, 1946, p. 212-222 à propos de la destruction de Carthage, détaillée par Ben Kiernan, « Le premier génocide : Carthage, 146 A.C. », Diogène, 203, 2003, p. 32-48 et analysée de nouveau dans Frank Robert Chalk et Kurt Jonassohn, The History and Sociology of Genocide, Analyses and Case Studies, New Haven-Londres, Yale University Press, 1990 et Adam Jones, Genocide : A Comprehensive Introduction, Abingdon-New York, Routledge, 2006 (en privilégiant le concept d’urbicide), ces derniers prenant également en considération la guerre de Troie ou la parole biblique. Cf. aussi la destruction de Sybaris par Crotone (Grande Grèce) en 511-510 av. J.‑C. traitée par Bill Leadbetter, « Génocides dans l’histoire », dans Israël W. Charny (dir.), Le Livre noir de l’humanité, encyclopédie mondiale des génocides, Toulouse, Privat, « Bibliothèque historique Privat », 2001 (1ère éd. américaine 1999). Les paroles d’Agamemnon (Homère, Iliade, VI, 57-60), le discours des Méliens en 416-415 av. J.-C. retranscrit par Thucydide (V, 84-111) ou encore la prise de Pindenissum par Cicéron en 51 av. J.-C sont analysés en détail par Hans Van Wees, « Genocide in the Ancient World », in Donald Bloxham et Anthony Dirk Moses (dir.), The Oxford Handbook of Genocide Studies, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 239-258.
16 Helen Fein, « Scenarios of Genocide: Models of Genocide and Critical Responses », in Israël W. Charny (dir.), Toward the Understanding and Prevention of Genocide, Boulder, Westview Press, 1984, p. 3-31. Voir aussi Roger W. Smith, « Human Destructiveness and Politics : The Twentieth Century as an Age of Genocide », in Samuel Totten & Paul R. Bartrop (dir.), The Genocide Studies Reader, New York, Routledge, [1987], 2009, p. 40-43.
17 David John Colwill, ‘Genocide’ and Rome, 343-146 BCE, PhD Thesis, Cardiff University Press, 2017.
18 H. Van Wees, art. cité.
19 Leo Kuper, Genocide : Its Political Use in the Twentieth Century, New Haven, Yale University Press, 1981, p. 10 : « les massacres génocidaires se concrétisent de façon caractéristique dans l’élimination d’une part du groupe – hommes, femmes et enfants – par exemple quand des villages entiers sont rayés de la carte ».
20 F. Quesada Sanz, « Genocide and Mass Murder… », art. cité et N. Roymans, art. cité.
21 Tristan S. Taylor (dir.), A Cultural History of Genocide, in the Ancient World, vol. 1, Londres, Bloomsbury Academic, “The cultural histories series”, 2021. Par exemple, le chapitre sur les causes traité par Charlie Trimm se limite au Proche Orient ancien, celui sur les perpétrateurs de Shawn Kelley aux Romains en Judée, celui sur les victimes de Richard J. G. Evans aux Grecs, celui sur les réponses de David J. Colwill aux guerres romaines, celui sur la mémoire de Sarah Laurence aux exempla de Valère Maxime, ce qui ne porte pas pour autant préjudice à la qualité de ces articles.
22 Ibid. p. 11 : « deliberate ‘collective mass violence’ ».
23 23 Au contraire de certains travaux qui, en conclusion de l’étude d’une guerre ou d’une bataille antique, expriment une sanction de type « c’est un génocide ». Cf. par exemple, les mentions concernant la guerre des Gaules de César, relevées et critiquées par Sophie Hulot, « César génocidaire ? Le massacre des Usipètes et des Tenctères (55 av. J.-C.) », Revue des études anciennes, t. 120, n° 1, 2018, p. 73-100 et Nathalie Barrandon, Les Massacres de la République romaine, Fayard, Paris, 2018, p. 329-337. Publié après ces études critiques, l’article de Kurt A. Raaflaub, « Caesar and Genocide : Confronting the Dark Side of Caesar’s Gallic Wars », New England Classical Journal, vol. 48, Iss. 1, 2021, p. 54-80, accepte l’accusation de génocide et réfléchit alors à la position de l’enseignant de Lettres classiques vis-à-vis de l’œuvre de César.
24 David El Kenz, Le Massacre, objet d’histoire, Paris, Gallimard, « Folio histoire », 2005, avec pour l’Antiquité : Pascal Butterlin, « La figure du massacre dans l’histoire du Proche-Orient ancien : du stéréotype à la terreur calculée », p. 49-71 ; Bernard Eck, « Essai pour une typologie des massacres en Grèce classique », p. 72-120 ; Agnès Bérenger, « Caracalla et le massacre des Alexandrins : entre histoire et légende noire », p. 121-139. Gérard Nauroy (dir.), L’Écriture du massacre en littérature entre histoire et mythe. Des mondes antiques à l’aube du XXIe siècle, Berne, Peter Lang, « Recherches en littérature et spiritualité », 2004, avec les articles de Monique Bile, « Le massacre des prétendants : variations autour d’un thème homérique », p. 7-26 ; Sylvie Franchet d’Espèrey, « Massacre et aristie dans l’épopée latine », p. 27-44 ; Ingrid Brenez, « Ambiguïté du massacre, faillite de la morale : les silences du corpus alexandrin au IVe siècle », p. 45-69 et Gérard Nauroy, « Des frères Maccabées aux saints Innocents : aspects et écriture du massacre dans le christianisme des premiers siècles », p. 71-119. Philip G. Dwyer et Lyndall Ryan (dir.), Theatres of Violence. Massacre, Mass Killing and Atrocity throughout History, New York-Oxford, Berghahn Books, “Studies on war and genocide”, 2012, avec les articles de Brian Bosthworth, « Massacre in the Peloponnesian War », Elizabeth Baynham, « ‘The Abominable Quibble’: Alexander’s Massacre of Indian Mercenaries at Massaga » et Jane Bellemore, « The Roman Concept of Massacre : Julius Caesar in Gaul ». On notera aussi l’article d’Anton Powell, « Julius Caesar and the Presentation of Massacre », in Kathryn Welch et Anton Powell (dir.), Julius Caesar as Artful Reporter. The War Commentaries as Political Instruments, Londres-Swansea, Duckworth-Classical Press of Wales, 1998, p. 111-137.
25 David El Kenz, op. cit. p. 8.
26 Jacques Semelin, « Du massacre au processus génocidaire », Revue internationale des sciences sociales, t. 174, n° 4, 2002, p. 483-492 ; Id., « Analyser le massacre. Réflexions comparatives », Questions de recherche, CERI-Sciences Po, n° 7, septembre 2002, http://www.ceri-sciences-po.org/publica/question/qdr7.pdf ; Id., « Éléments pour une grammaire du massacre », Le Débat, 124, 2003, p. 154-170 ; Id., Purifier et détruire, Usages politiques des massacres et génocides, Paris, Le Seuil, « La couleur des idées », 2005.
27 Nathalie Barrandon, op. cit., p. 353 ; cf. Annette Becker, « Penser et nommer les génocides : Raphaël Lemkin », Terror and the Making of Modern Europe : Transatlantic Perspectives on the History of Violence, Stanford, 17-18 avril 2008 :https://stanford.edu/dept/france-stanford/Conferences/Terror/BeckerFrench.pdf.
28 Alain Corbin, Le Village des « cannibales », Paris, Aubier, « Collection historique »,1990.
29 Primo Levi, Les Naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz, Paris, Gallimard, « Arcades », 1989 (1ère éd. it. 1986).
30 Immacolata Eramo, « Le massacre est-il une pratique de guerre des Anciens ? Le témoignage des traités militaires », communication filmée du séminaire 2 Parabainô, https://www.parabaino.com/2021/07/12/seminaire-2-parabaino-video-de-la-conference-dimmacolata-eramo/ et Simon Cahanier, « L’armée meurtrie : défaite des armées romaines et violences extrêmes pendant les guerres d’Hispanie (219-133 av. J.-C.) », Kentron, 37, 2022, p. 111-148.
31 Pierre Clastres, « De l’ethnocide », L’Homme, t. 14, n° 3-4, 1974, p. 101-110.
32 Nathalie Barrandon, op. cit., p. 355-356. Pour le premier on peut citer les exécutions de masse perpétrées en Hispanie par D. Iunius Brutus au milieu du IIe siècle av. n. è. ou les proscriptions de Sylla (en 82 av. n. è.) et des Triumvirs (en 43 av. n. è.) ; certaines opérations militaires de Marius dans la guerre contre Jugurtha (fin du IIe siècle av. n. è.) ou de César dans la Guerre des Gaules (milieu du Ier siècle av. n. è) entrent davantage dans la seconde catégorie.
33 François Hinard, Les Proscriptions de la Rome républicaine, Rome, École française de Rome, « Collection de l’École française de Rome », 1985.
34 Le massacre des Innocents a fait l’objet d’une communication lors du colloque organisé en mars 2022 par l’équipe Parabainô : voir Édith Parmentier, « Le massacre des Innocents ou comment réécrire l’histoire », Kentron, 39, 2024 (à paraître) qui établit qu’il s’agit d’un mythe ayant fait l’objet d’une construction mémorielle.
35 Cf. Nathalie Barrandon, « Les massacres de la République romaine : De l’exemplum à l’objet d’histoire (XVIe-XXIe siècles) », Anabases, 28, 2018, p. 13-45.
36 Selon les exemples sélectionnés par Voltaire, on en déduit que les points importants sont le principe de la liste, ou quand un groupe est spécifiquement désigné, groupe religieux ou ethnique, et que celui ou celle qui donna l’ordre est considéré par l’auteur comme tyrannique (une autorité religieuse ou monarchique ; privation de liberté), avec deux exceptions. Les victimes peuvent en revanche être plus ou moins nombreuses, être genrées ou non, être identifiées ou non, et certains massacres sont accompagnés de violences extrêmes.
37 https://www.sciencespo.fr/mass-violence-war-massacre-resistance/ : elle « vise à éviter un vocabulaire contraint par des normes juridiques (génocide) ou visuelles (massacre). Par violence de masse, on entend des violences physiques ciblées et systématiques, qu’elles soient concomitantes ou échelonnées dans le temps. La violence de masse se définit ainsi par un faisceau de critères ».
38 Gabriel D. Baker, Spare No One. Mass Violence in Roman Warfare, New York-Londres-Lanham (Maryland), Rowman & Littlefield, 2021.
39 Pierre Ellinger, La Légende nationale phocidienne. Artémis, les situations extrêmes et les récits de guerre d’anéantissement (BCH, Suppléments XXVII), Paris-Athènes, éd. De Boccard, 1993. . Sur ce terme voir aussi Isabelle Pimouguet-Pédarros, « Des violences de masse et des femmes : enquête au temps des campagnes d’Alexandre en Grèce et en Orient », Kentron, 37, 2022, p. 59-110 (p. 78-79).
40 Ainsi la démarche de Sophie Hulot, « La Violence de guerre dans le monde romain (fin du IIIe siècle av. J.‑C.- fin du Ier siècle ap. J.-C.) », thèse soutenue le 22 novembre 2019 à l’université Bordeaux Montaigne, sous la direction de François Cadiou (UMR 5607, Institut Ausonius, Université Bordeaux Montaigne) et Jean-Pierre Guilhembet (Université de Paris), qui a évalué l’appréhension romaine du coût humain de la guerre.
41 Jacques Semelin, « Introduction : violences extrêmes : peut-on comprendre ? », Revue Internationale des sciences sociales, t. 174, n° 4,2002, p. 479-481 ; Id., Purifier et détruire, op. cit. Voir aussi Stéphane Audoin-Rouzeau, « Violences extrêmes de combat et refus de voir », Revue Internationale des sciences sociales, t. 174, n° 4, 2002, p. 543-549.
42 E.g. chez l’historien grec du ier s. av. n. è. Diodore de Sicile, en XVII, 13, à propos du sac de Thèbes par les troupes d’Alexandre, ou en XX, 30, à propos de la mort du Carthaginois Amilcar à Syracuse.
43 Pierre Ellinger, op. cit.
44 Denis Crouzet, « Théâtres de cruauté », Sensibilité, n° 3, 2013, p. 24-36 (p. 25).
45 Christian Ingrao, Le Soleil noir du paroxysme, Paris, Odile Jacob, « Histoire », 2021 p. 152.
46 Une occurrence dans l’Antiquité grecque (Démosthène, XLV Contre Stéphanos I, 14) dans un cadre procédural pour désigner une situation dans laquelle la querelle est stimulée ; voir aussi, dans un sens médical (paroxysme d’une maladie) : une centaine d’occurrences chez Galien. Le verbe paroxunô (mettre en colère), en revanche, peut être utilisé dans un contexte militaire.
47 Jeannine Boëldieu-Trevet, « L’intolérable en temps de guerre chez les orateurs athéniens du IVe siècle », Ktema, 38, 2013, p. 187-203 ; Isabelle Pimouguet-Pédarros, « Guerre de siège, paroxysme et transgressions (Alexandre et les grandes monarchies hellénistiques) », dans Nathalie Barrandon et Isabelle Pimouguet (dir.), La Transgression en temps de guerre. De l’Antiquité à nos jours, Rennes, PUR, « Enquêtes & documents », 2021, p. 137-156. Pour le concept d’intolérable, voir Didier Fassin et Patrice Bourdelais (dir.), Les Constructions de l’intolérable. Études d’anthropologie et d’histoire sur les frontières de l’espace moral, Paris, La Découverte, « Recherches », 2005.
48 Véronique Nahoum-Grappe, « L’usage politique de la cruauté : l’épuration ethnique (ex-Yougoslavie, 1991-1995) » dans Françoise Héritier (dir.), De la violence I, Paris, O. Jacob, « Opus », 1996, p. 273-323.
49 Jacques Semelin, Purifier et détruire, op. cit., p. 343.
50 Nathalie Barrandon, op. cit., p. 356.
51 Stéphane Audoin-Rouzeau, « Un au-delà de la violence ? Réflexions sur les pratiques de cruauté pendant le génocide des Tutsi rwandais (avril-juin 1994) », dans Nathalie Barrandon et Isabelle Pimouguet (dir.), op. cit., p. 125-136, (spéc. p. 126 et 131-132).
52 Jean-Pierre Vernant, « La belle mort et le cadavre outragé », Journal de Psychologie Normale et Pathologique, t. 77, n° 2-3, 1980, p. 209-241, repris dans Gherardo Gnoli et Jean-Pierre Vernant (dir.), La Mort, les morts dans les sociétés anciennes, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1982, p. 45-76.
53 Sur le caractère signifiant des pratiques de cruauté, voir Arjun Appadurai, « Dead Certainty : Ethnic Violence in the Era of Globalization », Development and Change. International Institute of Social Studies, t. 29, n° 4, 1998, p. 905-925 ; Jacques Semelin, Purifier et détruire, op. cit., p. 335 ; Abbès Zouache, « Têtes en guerre au Proche-Orient, mutilations et décapitations Ve/VIe-XIe/XIIe siècles », Annales Islamologiques, n° 43, 2009, p. 195-244 ; Stéphane Audoin-Rouzeau, « Un au-delà de la violence ?… », art. cité (p. 130-133).
54 À propos des massacres sous Alexandre, voir Isabelle Pimouguet-Pédarros, « Guerre de siège, paroxysme et transgressions… », art. cité (p. 151-152). Pour la République romaine, voir Nathalie Barrandon, op. cit. et trois études de cas dans G. D. Baker, op. cit.
55 Pour des exemples et analyses, Isabelle Pimouguet-Pédarros, « Usages et limites de la violence de guerre à l’époque hellénistique », Kentron 39, 2024 (à paraître) ; Sophie Hulot, thèse citée
56 Nathalie Barrandon s’est interrogée sur l’usage des termes de crudelitas (cruauté) et de crudelis (cruel) dans les discours Cicéron, rappelant que l’étymologie de crudelis est crudus et que, par conséquent, est cruel, dans un sens littéral, celui qui fait couler le sang et, par extension, celui qui tue. Voir Nathalie Barrandon, « La transgression dans la guerre au temps de Cicéron : droit et cruauté », dans Nathalie Barrandon et Isabelle Pimouguet (dir.), op. cit., p. 97-124 (spéc. p. 105).
57 Jeannine Boëldieu-Trevet, « Le sauvage en soi : violences extrêmes en temps de guerre dans le monde grec Ve et IVe siècles », Cahiers des Études Anciennes, t. 52, n° 1, 2015, p. 149-172.
58 Homère, Iliade, XXII, vv. 346-425. Pour un commentaire et des références, Jean-Pierre Vernant, art. cité ; Bernard Eck, La mort rouge. Homicide, guerre et souillure en Grèce ancienne, Paris, Les Belles Lettres, « Études anciennes », 2012, p. 146-148.
59 Jacques Semelin, « Les rationalités de la violence extrême », Critique internationale, n° 6, 2002, p. 122-175.
60 Jonathan Shay, se référant aux travaux menés sur les « guerriers-fauves » (berserkir) dans la Scandinavie ancienne, établit un lien entre le comportement d’Achille et celui des soldats au Vietnam, partant de l’observation selon laquelle l’entrée dans la guerre, la tension du combat, modifie la psyché et peut conduire à la violence extrême. Cf. Jonathan Shay, Achilles in Vietnam. Combat trauma and the undoing of character, New York, Atheneum, 1994. Voir aussi B. Eck, op. cit., p. 146. Dans son chapitre intitulé « le guerrier tueur dans l’Iliade », il note que le « berserk est chez le soldat un état mental qui se manifeste par une rage folle, une témérité sans limite l’amenant à tuer sans pitié au cours de missions dangereuses et recherchées ».
61 PierreVesperini, « Le sens d’humanitas à Rome », Mélanges de l’École française de Rome – Antiquité [En ligne], 127-1 | 2015, mis en ligne le 09 juin 2015, consulté le 20 mars 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/mefra/2768; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/mefra.2768.
62 C’est la problématique du livre de Nathalie Barrandon, op. cit.
63 Pour l’analyse du terme transgressio qui n’a pas ce sens figuré dans la littérature latine pré-chrétienne on se reportera à Nathalie Barrandon, « Extreme Violence in Roman Wartime : The Latin “Language of Transgression” », dans Lennart Gilhaus (dir.), Companion to War Violence in the Ancient Mediterranean World, Brill’s, à paraître.
64 La transgression a d’abord été une des problématiques de la psychanalyse et de l’anthropologie sociale, avec les notions d’interdit et de sacrilège pour l’une, de système de prohibition et de tabous pour l’autre. Elle n’a que récemment investi le champ de la sociologie, des sciences politiques ou encore de l’histoire. Voir Jacques Bouhsira et al. (dir), Transgression, Paris, PUF, « Monographies et débats de psychanalyse », 2009 ; Michel Hastings et al. (dir.), Paradoxes de la transgression, Paris, CNRS Éditions, « Philosophie et histoire des idées », 2012 ; Laurent Douzou et al. (dir.), Guerre et transgression. Expériences transgressives en temps de guerre de l’Antiquité au génocide Rwandais, Grenoble, PUG, « La pierre et l’écrit », 2017 ; Nathalie Barrandon et Isabelle Pimouguet-Pédarros (dir.), op. cit., p. 17-30
65 Ces normes fondamentales, peu nombreuses, constituées d’interdits et de prescriptions, n’avaient aucunement pour objet de contenir la violence extrême, même si, en définitive, elles y contribuaient. Parmi elles, nous citerons l’interdiction d’endommager la dépouille d’un ennemi assortie de l’obligation de la restituer à la partie adverse ; y contrevenir revenait à priver le défunt des rites funéraires requis par les dieux. De même, la protection des lieux sacrés devait être garantie en toutes circonstances ; aussi, était-il interdit à des hommes en armes de pénétrer dans un sanctuaire, de piller ses trésors et de violenter ceux qui s’y étaient réfugiés en vertu du droit d’asylie. Voir Isabelle Pimouguet-Pédarros, « Guerre de siège, paroxysme et transgressions… », art. cité, p. 68. Pour les « lois de la guerre » romaines, voir Nathalie Barrandon, « La transgression dans la guerre au temps de Cicéron… », art. cité.
66 Adrian Lanni, « The Laws of War in Ancient Greece », Law and history Review, t. 26 n° 3, 2008, p. 469-489. Pour des exemples, Isabelle Pimouguet-Pédarros, « Usages et limites de la violence de guerre … », art. cité à paraître.
67 Le concept d’intolérable est très proche de celui de transgression à deux différences près, nous semble-t-il : 1) avec la transgression on est dans le registre de la qualification réflexive, alors qu’avec les « intolérables », on est dans le registre de la réaction émotionnelle ; 2) la transgression peut renvoyer à des faits où la violence n’a pas cours (non-respect d’un traité passé sous serment), ce qui n’est pas le cas des « intolérables ». C’est donc la violence extrême qui constitue le point de convergence entre ces deux concepts qui, l’un comme l’autre, renvoient au sacré, si ce n’est que les sacrés qu’ils recouvrent ne se recoupent pas toujours.
68 Isabelle Pimouguet-Pédarros, « Guerre de siège, paroxysme et transgressions… », art. cité.
69 Anthony Dirk Moses, The Problems of Genocide, Permanent Security and the Language of Transgression, Cambridge, 2021 : le concept de Permanent Security est le but, inatteignable, d’une sécurité absolue. Pour les puissances occidentales, libérales, elle s’applique à l’échelle du monde et de l’humanité, pour les régimes totalitaires elle se limite à leur strict territoire et à leur peuple. Ce but prime sur toute autre considération et peut donc déclencher une violence non discriminée pour les premiers, discriminée pour les seconds.
70 Nathalie Barrandon, art. cité à paraître.
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Référence électronique
Nathalie Barrandon, Jean-Baptiste Bonnard et Isabelle Pimouguet-Pédarros, « Conceptualisations contemporaines du génocide, du massacre, de la violence extrême et de la transgression dans le champ des études classiques », Revue d’histoire culturelle [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 30 mai 2024, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhc/9492 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11ych
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