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Comptes rendus

Carole Christen, À l’école du soir. L’éducation du peuple à l’ère des révolutions (1815-1870)

Ceyzérieu, Champ Vallon, 2023
Jean-François Condette
Référence(s) :

Carole Christen, À l’école du soir. L’éducation du peuple à l’ère des révolutions (1815-1870), Ceyzérieu, Champ Vallon, 2023, 365 p.

Texte intégral

1Ce livre est la version synthétisée du mémoire inédit d’habilitation à diriger des recherches de l’autrice, professeure d’histoire contemporaine à l’université Le Havre-Normandie. Carole Christen a publié un premier ouvrage en 2004 qui proposait une Histoire sociale et culturelle des Caisses d’épargne en France. 1818-1881 (Economica), puis co-dirigé avec différents collègues plusieurs ouvrages, s’engageant également dans la publication des actes de deux gros colloques, l’un, avec Laurent Besse sur l’Histoire de l’éducation populaire, 1815-1945 (PU du Septentrion, 2017) et l’autre avec Caroline Fayolle et Samuel Hayat sur S’unir, travailler, résister. Les associations ouvrières au XIXe siècle (PU du Septentrion, 2021). Dans la continuité de ces travaux qui lient l’étude socio-politique des milieux populaires, en particulier ouvriers, et les questions d’éducation au sens large du terme, elle s’intéresse cette fois au développement des cours du soir. Après leur longue journée de travail, certains ouvriers et artisans, d’abord des hommes, mais aussi des femmes, rejoignent ces lieux d’apprentissage pour acquérir des connaissances de base (alphabétisation) mais aussi, pour d’autres, pour développer des savoirs techniques et professionnels plus poussés en géométrie, en mécanique, en dessin ou dans des champs industriels spécifiques. L’étude repose sur des dépouillements importants de sources archivistiques, aux Archives nationales mais aussi dans 23 services des archives départementales et dans 23 d’archives communales. De nombreuses sources imprimées (rapports, presse et périodiques, ouvrages anciens, manuels, témoignages et mémoires) complètent la documentation disponible.

2Quatre idées majeures se dégagent à la lecture de l’ouvrage de Carole Christen. On voit, tout d’abord, la création et le développement de ces cours du soir entre 1815 et 1870, avec de multiples exemples locaux. Le développement n’est pas linéaire et connaît des phases de forte expansion et des phases de repli. Même si tout essai statistique est voué à l’approximation, au regard de l’état des sources, on peut estimer (tableaux p. 10) que les cours d’adultes sont 1 846 en 1837 (36 966 élèves) mais 6 913 en 1848 (117 000 élèves), la monarchie de Juillet marquant une phase d’important développement après des débuts très modérés sous la Restauration. Une période plus difficile commence ensuite avec la réaction conservatrice qui suit la révolution de 1848 et les cours ne sont plus que 4 054 en 1850 (78 536 élèves). Le redéploiement s’accélère après 1863, au cœur de l’empire en voie de libéralisation. Les 7 828 cours de 1865 (186 787 élèves) sont 33 638 en 1869 (793 136 élèves). « L’invention des cours du soir » s’opère bien sous la Restauration (chapitre 1, p. 23-85) en lien avec les philanthropes libéraux et les ingénieurs polytechniciens soucieux « de combattre, au nom des Lumières et du progrès, le manque d’instruction des classes populaires » (p. 21). Ce manque est en effet à leurs yeux un frein au développement économique et une menace sociale. La monarchie de Juillet ensuite (chapitre 2, p. 86-157) et le bref épisode républicain de 1848 (développé au sein du chapitre 3, p. 158-271) marquent une période de fort développement de la « nébuleuse de cours du soir » (p. 86). Après un temps de déclin, après 1849, il faut attendre les années 1860 pour voir se redévelopper les cours du soir (chapitre 4, p. 272-335) avec, note Carole Christen « l’affirmation d’un cadrage éducatif » plus fort, en lien avec la politique scolaire du ministre Victor Dury qui dirige l’Instruction publique de 1863 à 1869 et mène, selon l’auteure, « une croisade pour les cours d’adultes » (p. 298 et suivantes).

3L’ouvrage permet également de décrire la pluralité des acteurs qui s’engagent dans la création et l’animation de ces cours du soir. À l’origine, il y a souvent des initiatives individuelles ou celles d’un petit nombre d’acteurs. On peut penser ici à l’initiative connue de Martin Nadaud, « maçon de la Creuse », futur député et préfet, qui a une double expérience à la fois d’élève des cours du soir et de fondateur-professeur de tels cours (p. 226 et suivantes). On trouve également des associations philanthropiques ou des sociétés savantes et industrielles. « La dynamique des initiatives patronales » (p. 278 et suivantes) se renforce après les accords de libre-échange (1860-1862) alors qu’il faut disposer d’une main-d’œuvre mieux formée et moins revendicative. Des instituteurs et des professeurs mais aussi des autorités locales s’engagent également. On le voit dans l’exemple développé par Carole Christen sur les cours d’adultes de Louis-Arsène Meunier à Évreux entre 1837 et 1842, lui qui est un ancien directeur d’école normale et qui réussit à se faire prêter des salles par la municipalité (p. 147 et suivantes). L’État lui-même finit par s’engager, multipliant les incitations légales (arrêté du 22 décembre 1835 ; circulaire du 16 juin 1836 ; circulaires multiples de Victor Duruy entre 1864 et 1867). On voit bien ce foisonnement d’initiatives avec parfois des conceptions antagonistes de ce que doit être l’éducation du peuple et l’émancipation ouvrière entre les différents acteurs que sont les sociétés industrielles, les sociétés philanthropiques, les municipalités libérales par l’émergence d’un « municipalisme éducatif pour les adultes » (p. 137 et suivantes), mais aussi certaines congrégations religieuses comme les Frères des Écoles chrétiennes (p. 115 et suivantes) ou les associations religieuses comme la Société de Saint-François Xavier à Paris (p. 133 et suivantes). On rencontre ainsi, dans les nombreux exemples décrits par Carole Christen, la Société industrielle de Mulhouse, la Société libre d’émulation de Rouen composée « principalement de fabricants et manufacturiers du coton et de représentants d’une bourgeoisie libérale » (p. 106), la Société philomathique de Bordeaux. On insistera sur le rôle de la puissante Société pour l’instruction élémentaire, créée en 1815 avec le rôle majeur du baron de Gérando et d’Alexandre de Laborde qui s’intéressent certes au développement de la méthode mutuelle dans l’enseignement primaire mais aussi aux cours pour adultes. De même, l’Association polytechnique, fondée aux lendemains des Trois Glorieuses, multiplie les initiatives pour proposer des cours (p. 88 et suivantes). L’Association philotechnique, née en mars 1848, s’affirme moins « politique » mais contribue au même mouvement de promotion de l’éducation ouvrière, développant fortement son offre de cours au début des années 1860 (p. 284 et suivantes).

4Les publics concernés sont aussi mieux connus grâce au livre de Carole Christen et le défi était grand car sur ce sujet les sources ne sont pas très bavardes. Les hommes et les femmes qui vont suivre ces cours du soir sont très divers, à la fois dans leur âge, dans leur condition sociale et leur niveau scolaire. En 1869, les 33 638 cours recensés regroupent 793 136 élèves dont 114 383 femmes soit 14,4 % du total. Si le public est d’abord masculin, les femmes sont bien présentes, pour 4,9 % des effectifs en 1843, 10 % en 1867 et 15,8 % en 1872 (p. 10). Ces cours d’adultes sont d’ailleurs loin de ne regrouper que des adultes, même si la définition du terme est délicate pour cette période, l’obligation scolaire n’existant pas encore (13 ans en 1882) et la majorité électorale étant fixée en 1848 à 21 ans. Ce sont les lois sur le travail des enfants qui, en fait, servent de marqueur de fin de l’enfance dans ces milieux populaires, même si l’on trouve souvent dans les documents d’archives l’âge de 15 ans. Entre enfants, apprentis et adultes, les frontières sont longtemps ténues. Les rares listes d’inscrits conservées montrent un public hétérogène en âges et en qualifications, mais venant essentiellement de métiers manuels à savoirs spécialisés. On est bien, le plus souvent, face à des ouvriers des métiers qualifiés de l’imprimerie, des métaux précieux, des métiers techniques, mais aussi du bâtiment. On est cependant ici face à « une impossible sociologie des auditeurs » (p. 323) par manque de sources sérielles qui permettraient de bien connaître la diversité du public reçu mais aussi le parcours ultérieur opéré, afin de mesurer si ces cours ont été bénéfiques pour « l’ouvrier » lui assurant une forme de promotion professionnelle et sociale. Le livre montre bien « la périodisation de l’assiduité des cours » qui est « étroitement liée aux fluctuations du marché du travail selon la saison » (p. 129 et suivantes). L’été, les peintres, les charpentiers et les maçons disparaissent des cours et reviennent l’hiver alors que les domestiques, les imprimeurs, les ouvriers de certains ateliers font l’inverse.

5Les finalités enfin de ces cours du soir sont aussi mieux cernées grâce à ce livre, même s’il est parfois difficile de les prioriser. Une dimension morale est souvent avancée, l’ouvrier présent venant se cultiver et développer son esprit, « se dérobant ainsi à l’oisiveté ruineuse et dissolvante des cafés » (p. 8). Les cours ont une vertu moralisatrice que l’on retrouve dans le discours philanthropique et paternaliste de la période, acculturant ainsi les ouvriers aux « valeurs bourgeoises » (p. 9) et contribuant à régler la question sociale. Mais ces cours ont également, et prioritairement souvent, un but professionnel. La personne qui vient les suivre développe ses compétences techniques ou générales et son niveau de qualification, espérant pouvoir progresser dans la carrière et gagner plus. Les cours d’hygiène ont un but utilitaire évident mais aussi moral, en un siècle où les mortalités sont encore fortes et les épidémies nombreuses. Des finalités politiques sont également nettement perceptibles dans ces initiatives. Instruire les « adultes » n’est pas dénué d’intérêt politique et les philanthropes, comme les autres acteurs de ce développement, cherchent à éduquer l’ouvrier, à le faire réfléchir de manière plus libre et plus responsable. L’État n’est pas dupe qui, pendant longtemps, soutient mollement ces initiatives tout en les surveillant. À ce sujet le chapitre 3 (« Des cours du soir au service de l’émancipation ouvrière : Expérimentations des réformateurs sociaux (1830-1850) » [p. 158-271]) apporte énormément d’éléments sur cette volonté d’éduquer et de libérer le peuple, en fonction des positionnements idéologiques des associations prises en considération. On le voit pour l’Association libre pour l’éducation gratuite du peuple qui est bien une « expérience éducative républicaine » entre 1831 et 1834 (p. 159 et suivantes) et qui est dissoute par le régime de Juillet. Il en va de même des nombreuses initiatives nées après février 1848 et qui sont vite tuées dans l’œuf.

6On pourra regretter l’absence d’une bibliographie, même réduite, en fin d’ouvrage, même si les nombreuses notes de bas de page, permettent de retrouver les ouvrages et les articles mobilisés. L’équipement du livre en documents iconographiques est inégal. Il y a bien des documents qui sont intégrés, en particulier seize « figures » (qui regroupent souvent plusieurs documents) mais ils sont souvent concentrés sur des quarts de page (p. 69-70 ; p. 141-142 ; p. 261 ; p. 264 ; p. 266) et donc trop petits pour être vraiment utiles. Les documents isolés, les tableaux statistiques et les cartes sont de bien meilleure qualité, sauf les cartes des pages 331-332 qui sont de nouveau trop petites (quatre par page).

7Deux remarques pour terminer et pour engager le débat sur ce travail de grande qualité. Dans une France encore à forte domination rurale, le livre a tendance peut-être à survaloriser les réalités urbaines, à moins que ces cours du soir ne soient, par définition, d’abord et avant tout des créations de la ville. Le lien, existant ou plus lâche, au réseau scolaire, qui dans cette même période (1815-1870), connaît lui aussi une forte extension, par les lois Guizot (1833), Falloux (1850) et Duruy (1867), pouvait certainement être davantage tissé, l’État affirmant peu à peu ses prérogatives sur « l’École du peuple » à la ville mais aussi au village, bien avant les réformes républicaines des années 1880. Il y a souvent dans les volontés des agents de l’État qui mettent en œuvre et développent ces structures scolaires, une volonté forte de contribuer aussi à l’éducation du peuple par des cours hors du temps scolaire classique. Cette dimension pouvait certainement être davantage mise en valeur, si les sources existent. Autrement dit, l’éducation du peuple par les cours du soir est parfois un peu trop centrée sur l’éducation des ouvriers et moins sur l’éducation des paysans. Ce n’est peut-être ici que le reflet des réalités et des priorités du temps comme cela peut être également un « effet de sources ». La relance de l’éducation populaire à la fin du XIXe siècle par les républicains, passera beaucoup par le canal des maîtres et des maîtresses, incarnations de « la République au village ».

8Sur la définition même des « cours du soir », il était peut-être aussi possible de tenter une forme de classification ou de typologie. L’introduction nous propose une première définition « entendue au sens large » (p. 15) qui est précisée encore dans la conclusion. « Nous avons fait le choix de définir l’école du soir comme l’ensemble des cours, quels que soient leurs contenus (savoirs élémentaires, savoirs techniques et scientifiques, savoirs de culture générale, savoirs investis d’une dimension politique) et leurs objectifs (alphabétisation, consolidation de l’instruction primaire, formation professionnelle, moralisation, émancipation politique) et leurs enjeux socio-économiques (augmentation de la productivité ouvrière, substitution des machines aux « routines » artisanales, ascension sociale), politiques (contrôle de la main d’œuvre, consolidation de l’ordre libéral, acculturation aux valeurs de la bourgeoisie d’un côté, émancipation et transformation des rapports sociaux de l’autre) et culturels (lecture populaire), destinés aux adultes de plus de 15 ans, des "ouvriers" en particulier, engagé dans la vie professionnelle » (p. 337). Sont écartés les cours des écoles d’arts et métiers, ceux des écoles professionnelles et des écoles de dessin, cours qui, selon l’auteure, s’adressent à un public plus jeune et plus large, qui n’est pas seulement identifié aux classes populaires (p. 337). Ce choix d’une définition large des « cours du soir » est louable car il englobe, dès lors, des structures bien plus nombreuses et bien plus difficilement identifiables par l’historien-ne, que des écoles mieux connues. Ce pari gagné d’une définition large a cependant parfois son revers et l’on se demande, à lire certains exemples proposés, si l’on est encore réellement face à des « cours du soir » tels qu’ils furent définis dans le premier XIXe siècle. On le voit, au cœur des années 1860-1870, dans les cours professionnels des sociétés industrielles (p. 293 et suivantes), comme à Reims ou à Amiens, où l’on quitte presque les cours du soir pour entrer dans le champ d’un enseignement professionnel ou d’une structure d’apprentissage bien plus pérenne. C’est un peu le même constat pour la Société d’enseignement professionnel du Rhône (SEPR) fondée à Lyon en 1864 (p. 296 et suivantes) ou pour la Société d’enseignement professionnel de la Loire fondée en février 1866. Sont-ce encore des « cours du soir » ou bien des signes, plutôt, de l’affirmation d’un premier enseignement technique et professionnel ? Le lien avec la politique volontariste de Victor Duruy qui fonde l’enseignement secondaire spécial (1865) pouvait être davantage développé, tout comme les initiatives prises en 1867 pour développer l’enseignement agricole et horticole dans les écoles primaires rurales. Il y a bien ici une forme de scolarisation de l’éducation du « peuple », bien vue par l’auteure, mais qui finalement met à distance les « cours du soir » étudiés dans l’ouvrage. Il ne s’agit ici que de deux remarques qui sont surtout des questions, signe du grand intérêt pris à lire cet ouvrage bien écrit, riche par ses apports scientifiques et stimulant par ses thématiques, livre qui apporte beaucoup au lecteur sur l’éducation du peuple ouvrier par le prisme des cours du soir à l’ère des révolutions, entre 1815 et 1870.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-François Condette, « Carole Christen, À l’école du soir. L’éducation du peuple à l’ère des révolutions (1815-1870) »Revue d’histoire culturelle [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 15 mai 2024, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhc/8480 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11ydj

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Auteur

Jean-François Condette

IRHIS – Université de Lille

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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