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Comptes rendus

Elizabeth Edwards, Photographs and the Practice of History. A Short Primer

Londres, Bloomsbury Academic, 2022
Didier Aubert
Référence(s) :

Elizabeth Edwards, Photographs and the Practice of History. A Short Primer, Londres, Bloomsbury Academic, 2022, 166 p.

Texte intégral

1Depuis trente ans, et la coordination d’un ouvrage important intitulé Photography and Anthropology (1992), Elizabeth Edwards a largement contribué à redéfinir la manière dont les spécialistes de photographie et de culture visuelle envisagent leur rapport à l’anthropologie, et à une histoire qui ne serait pas seulement celle de la photographie elle-même. Désormais professeure émérite à l’université De Monfort (Leicester), l’un des centres de recherche européens les plus dynamiques sur le sujet, Edwards propose ici, sous l’intitulé un peu trompeur de primer (« introduction »), les fruits d’une réflexion théorique et méthodologique de longue haleine sur les liens entre la photographie et les pratiques de l’histoire.

  • 1 Peter Burke, Eyewitnessing, The Uses of Images as Historical Evidence, Londres, Reaktion, 2001, p.  (...)

2Le sort fait par les historiens aux photographies constitue en effet une source d’étonnement récurrente chez les spécialistes des images, notamment britanniques ou nord-américains. En 2001, Peter Burke s’étonnait, par exemple, que si peu de ses collègues travaillent sur des archives photographiques, et soulignait que les images ne leur servaient généralement qu’à « illustrer des conclusions auxquelles ils étaient déjà arrivés par d’autres moyens »1. Vingt ans plus tard, Edwards reprend cette idée presque mots pour mot (p. 10). Certes, les archives photographiques sont désormais mentionnées un peu partout, mais s’organisent sous une forme numérique sur laquelle l’ouvrage s’interroge dans son dernier chapitre. Surtout, aujourd’hui comme hier, ces images restent des sources considérées comme suspectes ou incomplètes : trop lacunaires, irréductiblement polysémiques, elles tendent souvent à noyer l’analyse sous l’émotion et la subjectivité (p. 5, 9).

3Photographs and the Practice of History, qui se présente sous la forme d’un essai articulé autour de huit concepts théoriques, est donc un plaidoyer pour la photographie comme source. Toutefois, l’ambition d’Edwards est surtout de mettre en évidence ce que la photographie fait à l’histoire, en reconfigurant certaines catégories, méthodes et pratiques de la discipline. Selon elle, le « désordre » créé par l’irruption de la photographie et son influence sur l’imaginaire historique ont fortement contribué à quelques-unes des principales évolutions de l’historiographie contemporaine, de l’histoire sociale à l’histoire matérielle, en passant par la prise en compte des sensibilités ou des enjeux mémoriels.

4Sans surprise, Inscription (chap. 1) est consacré à la manière dont la photographie, loin d’être un simple miroir du monde, en est une trace unique. Peu intéressée par les débats théoriques sur l’ontologie de l’image photographique, Edwards s’attarde toutefois sur les conséquences de son incontournable effet de réel, qui sature l’image mais surtout la déborde, dépassant toujours l’intentionnalité du photographe. S’ouvre ainsi la possibilité d’une « description dense » des images, qui dépasse ce que chaque cliché semble prétend représenter. Cette surabondance du réel dans l’image n’est pas étrangère, selon Edwards, au fait que l’imagination historique a élargi le champ de la recherche vers le social, le culturel, et l’anthropologique : l’intimité nouvelle de nos regards avec le grain et l’épaisseur matérielle du passé a nécessairement contribué à amplifier le spectre des objets possibles.

5Document aux propriétés uniques, vecteur d’une connexion plus intime au passé, la photographie a ainsi redéfini la conception historique de « distance » spatiale, temporelle, et critique (chap. 2, Distance). « L’ici-et-maintenant » irréductible de la photographie insinue le passé dans le présent, et affaiblit l’idée d’un temps linéaire, dont chaque image est pourtant, en apparence, une « coupe ». Cet « instantané » qui fait la valeur illustrative des photographies masque en réalité un travail souterrain : l’intérêt de l’histoire sociale pour l’expérience du temps vécu et les processus longs relève pour Edwards d’une sensibilité historique nourrie, en partie, par la photographie. Il en est de même pour le présentisme qui anime les problématiques de mémoire, de traumatisme, ou d’identité. Le passé photographique est toujours présent, ce qui contribue parfois, d’ailleurs, à le disqualifier, soupçonné « d’activer les subjectivités, et de mettre à mal les règles de distanciation qui définissent l’entreprise historique et ses pratiques » (p. 34).

6C’est un processus similaire qui affecte, selon Edwards, les questions d’échelle (chap. 3, Scale), car la photographie semble toujours susceptible de concilier la micro-histoire et l’histoire globale. Le grain infime du quotidien (« les mains calleuses d’un garçon de ferme », p. 54), enregistré intentionnellement ou non sous la visée indiscriminée de l’objectif, vient s’ajouter à d’innombrables autres détails qui se multiplient à l’infini par l’abondance de la production photographique et de ses circulations (p. 49). La multiplication à l’infini, ou presque, de ces traces infinitésimales induit dans le même mouvement un élargissement de l’échelle des significations. À quelle distance du détail et de sa répétition l’histoire fait-elle sens ? Le risque existe d’une atomisation du passé, mais aussi, paradoxalement, d’un « excès de mémoire » rendant la distinction entre histoire et commémoration de plus en plus ténue (p. 52-53). Il revient toujours à l’historien de trouver l’équilibre entre le proche et le loin (« critical forensics » contre « distant looking »), entre le détail photographié et le « régime visuel » des archives.

7Par son existence même, chaque photographie confère une importance nouvelle à chaque fait enregistré. Le médium tend ainsi à élargir, et donc à bousculer, la définition de ce qu’est un événement historique (chap. 4, Event). Cela est d’autant plus vrai que l’acte photographique (prise de vue et diffusion) est, lui-même, constitutif de la manière dont l’historien appréhende son importance et sa pertinence : le besoin d’authentifier l’événement par la photographie est une manifestation extrême de cette valeur performative. Se reposent ainsi, sous une perspective légèrement différente, des questions de hiérarchie (p. 66) et d’échelle : c’est la distinction entre fait et événement qui se brouille ici.

  • 2 Les guillemets ont été ajoutés. Edwards parle ici de la plasticité de la photographie, et de la man (...)

8La puissance de la trace photographique, sa capacité à inscrire dans le temps l’expérience individuelle, familiale ou collective redéfinit aussi la « présence » historique (chap. 5, Presence), conçue ici en termes de subjectivité et d’agency. De même que l’histoire orale ou l’histoire matérielle, dont elle est parfois partie prenante, la photographie suggère la manière dont le passé a été vécu et ressenti. Témoignage, mémoire et subjectivité, on l’a déjà dit, sont des horizons parfois inconfortables de la méthode historique. Pour Edwards, « l’intersubjectivité [des photographies], leur faculté d’en appeler à l’imagination et leur "recodabilité"2 » sont des brèches à travers lesquelles l’historien peut espérer rendre leur présence à des expériences individuelles, des identités sociales, des perceptions, et par là-même des points de vue dont d’autres sources ne peuvent rendre compte : cette possibilité est particulièrement décisive lorsqu’il s’agit d’interroger des archives où les victimes de violence, d’exploitation ou de répression policière restent obstinément muettes (p. 78).

9Il en est ainsi de la problématique du « regard colonial », qui permet d’interroger la question de la contextualisation (chap. 6, Context). Notant avec amusement l’empressement révélateur avec lequel les historiens s’accordent généralement à dire qu’une image doit toujours être « contextualisée » (p. 84), comme si elle était une source moins fiable que d’autres, Edwards insiste surtout sur la nécessité de ne pas noyer la présence et la subjectivité dont l’image est la trace par des discours cherchant toujours à trouver le sens ailleurs. La question est moins de savoir si les images correspondent à un contexte ou confirment un modèle interprétatif (celui du régime visuel impérial), mais bien de se demander ce qu’elles font et quel travail historique leur est propre. Enfin et surtout, peut-être, la mobilité et la plasticité de la photographie tend à lui conférer plus d’un contexte, au fil d’usages et de temporalités multiples : l’interaction des objets photographiques, des représentations qu’ils diffusent et des acteurs (institutionnels ou humains) qui les produisent ou s’en saisissent forment un « complexe photographique » fluide, sans cesse en mouvement, dont les « moments de stabilité » sont toujours momentanés (p. 91-94).

10La transition se fait donc naturellement vers le chapitre suivant (chap. 7, Materiality), qui rappelle l’importance de penser la photographie comme un objet, autant (sinon plus) que comme une image. La « même » photo peut être vue dans les pages d’un album, projetée sur un écran ou reçue sous forme de carte postale. Elle peut être produite et reproduite par le biais de dizaines de technologies peu ou prou « photographiques ». Or la matérialité des formes est le reflet d’intentions et conditionne des usages. Les objets ont une dimension performative et relationnelle, et, en ce sens, une forme d’agency (p. 101) d’autant plus puissante qu’elle se déploie à des échelles parfois considérables : « on ne saurait trop insister sur l’abondance matérielle et l’impureté des photographies dans le paysage historique, dans ses dimensions institutionnelles, collectives, et individuelles. La distribution de ces objets, séparés et pourtant tout reliés, fonctionne selon une économie visuelle et politique déterminée par sa matérialité, dont la complexité est centrale pour comprendre comment la photographie et la pratique historique se croisent » (p. 102).

  • 3 Voir notamment l’ouvrage passionnant d’Estelle Blaschke sur l’essor des banques d’images et leur im (...)

11Pour autant, les marques d’usage des photographies (taches et plis, annotations, images retirées des albums, séries incomplètes), si nécessaires au travail presque archéologique permettant d’imaginer la manière dont les images étaient produites, collectées, et vues, ne sont pas toujours préservées comme il se devrait dans les archives, qu’elles soient traditionnelles ou numériques. La transition vers le dernier chapitre (chap. 8, Digital) s’articule à partir de cette problématique complexe de la multiplication des images apparemment « accessibles », au prix d’un effacement de plus en plus marqué de leur matérialité, et donc du retour à l’illustration photographique. On observe « l’alignement superficiel de contenus » (p. 115) en fonction du sujet que l’on cherche à « documenter » en mobilisant de manière de plus en plus efficace, par les algorithmes, la réserve inépuisable des images chaque jour plus nombreuses. Ainsi neutralisées, les photographies sont ramenées à leur contenu iconographique et vidées de leur présence et de leur matérialité, dans une logique assez peu éloignée, par certains côtés, de celle d’agences commerciales tels que le géant Getty Images3. Malgré les perspectives ouvertes par quelques projets novateurs (p. 122-123), Edwards craint visiblement que des humanités numériques mal pensées ne fassent revenir l’histoire des images photographiques quelques décennies en arrière, lorsque leur utilisation était avant tout « illustrative et décorative » (p. 122).

  • 4 Voir en France, pour ne citer que deux ouvrages récents : Hélène Guillot, Les soldats de la mémoire (...)
  • 5 Je reprends ici le terme de François Brunet, La Photographie, Histoire et contre-histoire, Paris, P (...)

12Un tel retour en arrière marquerait, en quelque sorte, la fin d’une parenthèse, celle de la contribution féconde, omniprésente mais finalement mal comprise de la photographie à l’histoire. Car ce court texte est bien une tentative de légitimation d’un pan entier de la recherche s’appuyant sur la photographie comme source principale d’une réflexion proprement historique4, loin d’une tradition « internaliste » de l’histoire de la photographie (p. 137)5. Cette démarche s’inscrit aussi à contre-courant d’approches plus globalisantes, inspirées des cultural studies, notamment (p. 76, 86), et qui tendent à neutraliser l’instabilité de l’image photographique par la mise en évidence de régimes visuels univoques. Si la contribution d’auteurs tels qu’Allan Sekula et Nicholas Mirzoeff est mentionnée, ils n’apparaissent pas dans la bibliographie indicative placée en fin d’ouvrage.

  • 6 Une petite réserve porte sur le travail d’édition de l’ouvrage. On note quelques imprécisions de sy (...)

13De même, et de manière finalement un peu paradoxale, Edwards revendique sa volonté de se tenir à distance de travaux trop préoccupés par la « spécificité » ou l’ontologie du médium photographique, qui pourtant sous-tend son propos (les photographies, écrit-elle d’emblée, sont des « sources historiques étranges et différentes », p. 5). Si son sujet est « l’impact de la présence même de photographies sur le champ historique » (p. 137), elle prend pourtant soin d’effectuer des rapprochements avec d’autres types de source (ainsi les lettres ou les journaux intimes, p. 54). On se prend parfois à regretter que ces comparaisons ne soient pas explorées plus avant ou que la chronologie de ce « tournant photographique » ne soit pas mieux défini (on croit comprendre qu’elle le situe dans les années 1970, p. 8)6, car Edwards se garde évidemment de prétendre que la photographie aurait réorienté à elle seule les pratiques contemporaines de l’histoire.

14Ce texte court mais dense n’est peut-être pas « l’introduction » qu’il prétend être, au sens où il n’est pas nécessairement le plus accessible de l’œuvre d’Edwards. Il donne néanmoins un aperçu remarquable d’un travail pionnier, riche et particulièrement influent sur les approches historiques de l’image, et les approches photographiques de l’histoire.

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Notes

1 Peter Burke, Eyewitnessing, The Uses of Images as Historical Evidence, Londres, Reaktion, 2001, p. 10. Toutes les traductions sont de l’auteur.

2 Les guillemets ont été ajoutés. Edwards parle ici de la plasticité de la photographie, et de la manière dont leur sens peut être indéfiniment reconfiguré par leurs usages. Voir Edwards, Raw Histories: Photographs, Anthropology and Museums, Oxford, Berg, 2001, p. 13.

3 Voir notamment l’ouvrage passionnant d’Estelle Blaschke sur l’essor des banques d’images et leur impact sur les pratiques de l’histoire : Banking on Images: the Bettman Archive and Corbis, Leipzig, Spector Books, 2016, p. 162-197.

4 Voir en France, pour ne citer que deux ouvrages récents : Hélène Guillot, Les soldats de la mémoire. La Section photographique de l’armée, 1915-1919, Nanterre, Presses universitaires de Paris-Nanterre, 2017 ; Daniel Foliard. Combattre, punir, photographier : Empires coloniaux, 1890-1914, Paris, La Découverte, 2020.

5 Je reprends ici le terme de François Brunet, La Photographie, Histoire et contre-histoire, Paris, Presses universitaires de France, 2017. L’absence des travaux de Brunet dans la sélection bibliographique est un peu étonnante, alors même qu’il est mentionné dans les remerciements et que son dernier ouvrage explore des questions très semblables, notamment dans son dernier chapitre.

6 Une petite réserve porte sur le travail d’édition de l’ouvrage. On note quelques imprécisions de syntaxe, et l’orthographe assez fantaisiste du nom de Paul Ricœur, cité à plusieurs reprises.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Didier Aubert, « Elizabeth Edwards, Photographs and the Practice of History. A Short Primer »Revue d’histoire culturelle [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 15 mai 2024, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhc/8468 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11ydc

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Auteur

Didier Aubert

UMR Thalim – Université Sorbonne Nouvelle

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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