Laurent Bihl, Une histoire populaire des bistrots
Laurent Bihl, Une histoire populaire des bistrots, Paris, Nouveau Monde éditions, 2023, 801 p.
Texte intégral
- 1 Pascal Ory, Christian Delporte, Bertrand Tillier, Laurent Bihl, Laurence Danguy, Emmanuel Pierrat, (...)
1Laurent Bihl, que l’on connaît notamment pour ses travaux sur la caricature1 ou la sociabilité artistique, est un auteur aux passions plurielles. Il propose ici Une histoire populaire des bistrots.
2Écrire sur les bistrots, les cafés, les bars et autres débits de boissons est un exercice difficile, il faut accepter l’idée de ne pouvoir tout dire, tout saisir et encore moins tout retranscrire. En plus d’une part d’ineffable consubstantielle à l’objet, celui-ci se prête à plusieurs focales, il s’agit de bien régler la sienne. C’est d’ailleurs le constat que fait l’auteur en regrettant que la « bibliographe assez fournie sur le thème du débit de boisson […] ne comporte pour l’essentiel que des ouvrages centrés sur l’anecdotique, comme si la complexité et la fantaisie du lieu avaient en quelque sorte découragé une étude historienne de grande ampleur. » (p. 23). Laurent Bihl se positionne, il souhaite effectuer un travail de vulgarisation, une histoire des bistrots qu’il veut populaire, à destination d’un public intéressé.
3Son ouvrage s’appuie sur une considérable recension de travaux sur le sujet, dans la pluralité des disciplines s’étant penchées sur le sujet. « L’époque contemporaine a elle aussi inspiré de nombreux travaux scientifiques, mais émanant pour l’essentiel de géographes (Philippe Gajewski, Nicolas Cahagne) ou de sociologues (Pierre-Emmanuel Niedzielski). » (p. 18).
4L’auteur s’arrange tout de suite avec les débats terminologiques : « À partir du XIXe siècle quatre termes s’imposent par leur généralité : débit de boissons, bien sûr, mais aussi cabaret, café et bistrot que nous emploierons indifféremment. » (p. 29). Un point de vue partagé ici et qui exonère de tergiversations. Des nuances entre les établissements existent mais il me semble illusoire de croire que la catégorisation, l’étiquetage, résout le problème. Il existe autant de différences entre un café et un bar qu’entre un bar et un autre bar. Des questions qui ne sont pas nouvelles, Laurent Bihl détaille dans ses notes de bas de pages : « Si les différentes appellations recoupent des spécialisations théoriques (cabarets, tavernes, auberges, cafés, buvettes, marchands de vin, etc.) dans la réalité, tout se confond » (p. 29).
- 2 Luc Bihl-Willette, Des tavernes aux bistrots. Une histoire des cafés, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1997
5La structure de l’ouvrage se présente en quatre parties, chronologiques, qui s’étendent sur près de 800 pages. Les scansions opérées par l’auteur témoignent de choix forts. La première partie commence ainsi à l’époque révolutionnaire (1789-1814). Est-ce à dire que les formes pré-révolutionnaires de bistrots n’existent pas ? Non, bien sûr, et il est difficile de mettre à l’écart l’âge des tavernes. On peut deviner dans ce choix une façon de rendre hommage et de poursuivre le travail de son père, Luc Bihl-Willette, qui a écrit Des tavernes aux bistrots 2. Peut-être aussi se concentre-t-il sur son objet : une histoire populaire des bistrots. Il est possible cependant d’arguer que ces formes ancestrales de bistrots méritent d’être considérées et le lecteur qui cherche à découvrir la naissance du Procope ou l’arrivée du café en France devra aller voir ailleurs.
6Cette première partie ne s’attarde pas et se presse de nous conduire au XIXe siècle, tout juste nous rappelle-t-elle que les bistrots inquiètent. On y lit et échange les idées révolutionnaires et, de fait, ils sont surveillés, et pour cause : « Plus de 7 % des rebellions étudiées se sont déclenchées dans ce lieux de débits » (p. 74). Nous apprenons que ces phénomènes ne se cantonnent pas aux cafés du microcosme parisien mais s’observent partout sur le territoire. Les cabarets du centre-ville de Clermont-Ferrand comme les cafés de Lyon, entre autres sont sous surveillance policière, ce qui ne contribue pas à la popularité des forces de l’ordre (p. 75). De cette histoire populaire des bistrots, il faut souligner l’exhaustivité des sources bibliographiques qui offrent un regard rafraîchissant sur les différents thèmes abordés dans le livre.
7La deuxième partie se concentre sur l’époque post révolutionnaire et s’achève peu ou prou au début du XXe siècle. C’est la partie la plus dense du livre. Il est vrai que c’est en France l’âge d’or du bistrot, la période qui le voit se développer et occuper une place considérable dans la vie sociale de l’époque. Les bistrots se diversifient, se remplissent, reflètent la société ; dans les bons côtés et les mauvais, les excès, le trop boire, la violence. On découvre ces aspects au fil des chapitres sur la présence nouvelle des femmes au bistrot (chapitre 6), la violence (chapitre 5), la politique (chapitre 10), ou encore sur l’assommoir (chapitre 5).
8Ce qui constitue le principal apport de l’Histoire populaire des bistrots se matérialise dans les parties trois et quatre. Elles couvrent le XXe siècle et questionnent le début du XXIe. Il faut saluer ce travail d’historien qui ne s’est jamais attardé aussi précisément sur les bistrots et autres débits de boissons à ces périodes.
9La partie trois traverse les deux grandes guerres du siècle passé. J’ai été particulièrement séduit par le chapitre 12 « L’"âge d’or de l’apéro" et de la folie noctambule ». Ce chapitre a pour moi une saveur particulière parce qu’il apporte des informations dont j’aurai aimé disposer lorsque j’étais en train de travailler sur les façons de boire, autour des Happy Hours et de cette notion d’apéritif. N’ayant pas à l’époque réussi à trouver la genèse de cette notion, voilà qui vient combler ce manque et qui illustre la complétude de ce travail.
10Comme dans les autres chapitres la focale est réglée sur un aspect particulier, ce thème est contextualisé à dessein. Dans notre cas l’auteur remonte le temps (p. 443- 446), pour nous rappeler que l’exode rural, le développement des catégories salariées sont des phénomènes qui s’étalent sur presque un siècle et qui participent de l’avènement de « l’apéro », lui-même une nouvelle façon de « boire ». La description est accompagnée d’éléments historiques mettant en lumière les choix politiques et/ou administratifs qui participent du phénomène. Ici le soutien de l’Etat aux établissements faisant commerce de vins (p. 446) face au succès des liqueurs, vins cuits.
11Une fois les éléments de cadrage situés, le chapitre nous fait voyager à travers des sources cinématographiques (p. 451, 453), littéraires (p. 452) pour nous immerger dans cette « civilisation de l’apéro ». Le voyage est géographique également, puisqu’on évoque le dancing du Grand Café de Moulins (ce café qui existe encore aujourd’hui, à défaut de son dancing, est splendide et mérite le coup d’œil) (p. 458) ou encore les buffets de la gare de Lyon, de Lille (qui d’ailleurs nous éloignent un peu du sujet sur une dizaine de pages). La composition de l’ensemble des chapitres est sensiblement la même, ce qui rend la lecture aussi dynamique qu’enrichissante. Dans cette partie on parlera aussi des Auvergnats de Paris, des garçons de café tout en retraçant l’évolution structurelle des bistrots, de l’essor des brasseries, jusqu’à leur diminution après les guerres.
12Enfin, la quatrième partie vient conclure cette exploration et s’intitule « Le café de l’après-guerre » sous-titrée « l’extinction d’un élément de notre vie quotidienne ». Le déroulé des chapitres est moins pessimiste qu’annoncé. Laurent Bihl commence par rappeler des éléments factuels qui contribuent à la diminution des établissements. Les bistrots, en réalité les détenteurs d’une licence IV ont vu leur nombre s’effondrer. Plus de 500 000 lors de leur création en 1915 (p. 647), le Crédoc en dénombre 34 669 aujourd‘hui (p. 31). Laurent Bihl de rappeler des analyses qui font consensus sur les causes de cette diminution, l’exode rural et la concentration en zone urbaine, le système en lui-même qui empêche la création de nouvelles licences, la lutte anti-alcoolique du gouvernement également. Certains aspects moins consensuels sont évoqués je pense notamment à la fin du bistrot « populaire » (p. 678) qui laisse place pour l’auteur à d’autres formes d’établissements aux aménagements et aux tarifs qui invitent à d’autres formes de sociabilité. Dans ce même registre, je conseillerai à ceux qui s’intéressent au sujet d’observer l’évolution de la place accordée au comptoir. Autrefois central et fédérateur, il est de plus en plus dédié à la préparation des commandes, obligeant les consommateurs à s’installer en salle ou en terrasse.
13L’auteur évoque avec pertinence le changement dans les façons de consommer de l’alcool dans ces lieux, on boit moins au bistrot aujourd’hui. Autrefois lieux de consommation et d’excès, il apparaît selon lui que le critère économique a déplacé vers les consommations domestiques toute une typologie du boire (p. 768).
14Laurent Bihl est un amoureux des bistrots, mais refuse de sombrer dans une forme de passéisme. Sa conclusion assez virtuose met en balance les évolutions de la fréquentation, le manque de crédit accordé aux différents rôles que peuvent jouer les bistrots dans nos vies sociales (et politiques) tout en soulignant l’attachement à ceux-ci. Cette conclusion à la première personne du singulier est l’occasion pour l’auteur, à son tour de passer le témoin en espérant avec son travail en avoir inspiré de futurs.
15Dans ce qui est appelé à devenir une référence sur le sujet, l’ouvrage de près de 800 pages propose une actualisation des connaissances sur le sujet. Peut-être le travail est-il un peu trop riche pour le béotien mais certainement pas pour le passionné ou l’amoureux du sujet. Un travail minutieux qui offre un niveau de détail et d’analyse nouveau, grâce à l’exhaustivité des sources et un style d’écriture entraînant. L’auteur assume ses choix et leurs conséquences sur la priorisation de certaines périodes et de certains chapitres, il s’en explique très justement en ouverture. Il nous reste dans une certaine mesure à souligner que certains déséquilibres ou certains allers-retours se font sentir dans la lecture. Aujourd’hui nos interactions se numérisent, nous sommes « connectés », et les échanges se font ailleurs qu’aux bistrots. Dans un contexte économique ou les consommations qu’ils proposent peuvent être achetées moins cher en supermarché, je trouve saisissant qu’ils perdurent. Certes les chiffres sont évocateurs quant à leur déclin numérique, mais aujourd’hui ne leur reste que notre envie et notre plaisir à s’y rendre comme raison d’être. Quel autre commerce possède près de 40 000 unités qui vivent de notre simple plaisir de s’y rendre ?
Notes
1 Pascal Ory, Christian Delporte, Bertrand Tillier, Laurent Bihl, Laurence Danguy, Emmanuel Pierrat, Marie-Anne Matard-Bonucci (dir.), La caricature... et si c’était sérieux ? Décryptage de la violence satirique, Paris, Nouveau Monde éditions, 2015.
2 Luc Bihl-Willette, Des tavernes aux bistrots. Une histoire des cafés, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1997.
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Référence électronique
Pierre-Emmanuel Niedzielski, « Laurent Bihl, Une histoire populaire des bistrots », Revue d’histoire culturelle [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 30 avril 2024, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhc/8333 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11yda
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