Jean-Yves Mollier, Les Éditions Calmann-Lévy, de la Belle Époque à la Seconde Guerre mondiale, un demi-siècle au service de la littérature
Jean-Yves Mollier, Les Éditions Calmann-Lévy, de la Belle Époque à la Seconde Guerre mondiale, un demi-siècle au service de la littérature, Paris, Calmann-Lévy, 2023, 390 p.
Texte intégral
- 1 Jean-Yves Mollier, Michel et Calmann Lévy ou la naissance de l’édition moderne. 1836-1891, Paris, C (...)
1En 1984, Jean-Yves Mollier avait consacré un volume à Michel et Calmann-Lévy et à leur maison d’édition durant ses cinquante premières années d’existence, où elle était devenue la maison d’édition la plus importante et prestigieuse dans le champ littéraire français1. Près de quarante ans plus tard, il dédie un ouvrage à la même maison, de la Belle Époque à la Seconde Guerre mondiale : plus précisément du décès de Kalmus (dit Calmann) Lévy, en 1891, qui suit de quelques années la mort de son frère, Michel Lévy, en 1875, jusqu’au moment de son aryanisation, sous l’occupation, en 1941. Ce fort ouvrage de 389 pages, richement documenté, épouse la chronologie d’un contexte qui joue sur l’entreprise éditoriale, en se divisant en deux parties : Belle Époque (de 1891 à 1914) et Années Folles et Entre-Deux-Guerres (qui englobe également la période de la Première Guerre mondiale) (1914-1939). S’il cherche à comprendre, comme il le revendique, l’ensemble des stratégies et des politiques éditoriales mises en œuvre par la maison Calmann-Lévy et le sens des décisions de l’équipe dirigeante sur la période (p. 13-14), le travail de Jean-Yves Mollier va bien plus loin.
2En effet, l’étude du parcours de cette maison, héritière du monde de l’édition du XIXe siècle, suppose l’observation de plusieurs objets à des échelles différentes. Tout d’abord, s’intéresser à sa trajectoire, c’est suivre une famille : il n’est pas innocent que les premières pages soient consacrées à un tableau généalogique de la famille Calmann-Lévy. Une entreprise de ce type, c’est avant tout ceux qui lui donnent vie : ici, les membres de la famille, plus ou moins engagés dans celle-ci, ont un statut particulier. Cette « affaire de famille » possède aussi une organisation et une politique éditoriale que J.-Y. Mollier observe de manière très précise : de l’appui sur des revues à la mise en place de collections spécifiques, du tirage des ouvrages à la place donnée au sein de la maison à un catalogue prestigieux hérité du XIXe siècle (Flaubert, Baudelaire, Balzac, Alexandre Dumas père et fils, etc.), à de nouveaux auteurs et autrices (Pierre Loti, Anatole France, Gyp, Colette, Gabriele d’Annunzio, etc.), qu’ils soient français ou étrangers. Enfin, rue Aubert, J.-Y. Mollier nous donne également à voir les collaborateurs de la maison, leur recrutement, leur travail et les rouages qui permettent ainsi à Calmann-Lévy de maintenir son prestige. Cette étude approfondie des rouages, des politiques éditoriales et de la relation avec ses auteurs de la maison Calmann-Lévy a pu se faire grâce à un travail de sources exceptionnel, qui fait la part belle à de nombreux documents inédits : fruit d’une collaboration sans faille d’une maison qui a eu à cœur d’ouvrir ses portes et ses archives au chercheur (p. 379).
- 2 2 Sur cette question voir : Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, Genèse et structure du champ litt (...)
- 3 3 Non contente d’être violemment antidreyfusarde, Gyp avait été, avec Édouard Drumont, la cofondatr (...)
- 4 4 À ce sujet voir : Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l'écrivain. Littérature, droit et morale en (...)
3Au-delà de l’éditeur de la rue Aubert, c’est cependant aussi à l’évolution d’un contexte et d’un champ littéraire2 au premier XXe siècle que Mollier s’intéresse. Pour lui, cet ouvrage est ainsi un regard porté sur le monde littéraire et éditorial français de la Belle Époque et de l’Entre-Deux-Guerres depuis une maison d’édition proche des milieux monarchistes, héritière d’un prestige exceptionnel au siècle précédent et qui s’était largement positionnée en faveur du Capitaine Dreyfus à la fin du XIXe siècle (ce qui lui vaut une certaine gêne par rapport à certains de ses auteurs, comme Gyp3). Ce monde littéraire et éditorial voit au début du XXe siècle émerger de nouveaux acteurs : qu’il s’agisse d’artistes et de courants littéraires ou de nouvelles maisons d’édition, dans le champ purement éditorial (la NRF qui devient Gallimard en 1919, la maison de Bernard Grasset ou Denoël), qui se disputent nouveaux auteurs et prix prestigieux, comme le Goncourt, le Renaudot, le Femina ou même des prix de complaisance créés par des maisons, comme le prix Balzac. Cette période fait aussi face à l’impact de la Première Guerre mondiale, que les éditeurs vivent de différentes manières (ce qui justifie en partie le passage de Marcel Proust de Grasset à Gallimard pour À l’ombre des jeunes filles en fleur). Jean-Yves Mollier nous met ici face à tout ce contexte qui voit une mutation majeure du champ littéraire français depuis la fenêtre d’un éditeur qui est le plus prestigieux au début de la période et souffre une mise en pièce brutale et affairiste dans le processus d’aryanisation qu’elle doit traverser en 1941. On ne peut que voir ici, fondé sur un très important matériel d’archive et focalisé sur le domaine de l’édition, un pendant historien aux travaux de Gisèle Sapiro sur la responsabilité de l’écrivain et son inscription dans le contexte du champ littéraire4 et au final une vue d’ensemble sur le paysage littéraire et éditorial de ce premier XXe siècle.
4Cet ouvrage remarquable est dès lors une excellente radiographie d’une maison sur cinquante ans d’histoire qui permet d’établir une lecture d’ensemble du champ littéraire français. On peut regretter qu’un regard focalisé sur l’édition occulte parfois les trajectoires individuelles et l’inscription dans le champ littéraire des écrivains. Cette approche plus individuelle, qui manque ici puisqu’elle n’est pas le sujet, ne peut que rendre cet excellent travail complémentaire des études réalisées par la sociologie sur le champ littéraire de cette période. L’approche chronologique et le constant aller-retour entre contexte, étude de la maison et observation du champ éditorial tout au long de la période rendent enfin ce travail aussi passionnant à lire qu’un roman dont on connaîtrait malheureusement dès le départ la funeste issue.
Notes
1 Jean-Yves Mollier, Michel et Calmann Lévy ou la naissance de l’édition moderne. 1836-1891, Paris, Calmann-Lévy, 1984.
2 2 Sur cette question voir : Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.
3 3 Non contente d’être violemment antidreyfusarde, Gyp avait été, avec Édouard Drumont, la cofondatrice de la Libre Parole en 1892, et une contributrice régulière de ce journal antisémite. Calmann finit au tournant du XXe siècle par choisir les ouvrages de l’autrice qu’il publie et engage celle-ci à fournir ses livraisons les plus venimeuses à d’autres éditeurs (p. 97-98).
4 4 À ce sujet voir : Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l'écrivain. Littérature, droit et morale en France (XIXe – XXIe siècle), Paris, Seuil, 2011. ; Gisèle Sapiro, Les Écrivains et la politique en France de l'Affaire Dreyfus à la guerre d'Algérie, Paris, Seuil, 2018.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Etienne Sauthier, « Jean-Yves Mollier, Les Éditions Calmann-Lévy, de la Belle Époque à la Seconde Guerre mondiale, un demi-siècle au service de la littérature », Revue d’histoire culturelle [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 30 avril 2024, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhc/8325 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11yd9
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