Mélissa Gignac, Quatre-vingt-treize, d’Albert Capellani. Une histoire d’images
Mélissa Gignac, Quatre-vingt-treize, d’Albert Capellani. Une histoire d’images, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2023, 290 p.
Texte intégral
- 1 Selon Louis Delluc (1890-1924), considéré comme l’un des fondateurs de la critique de cinéma en Fra (...)
1Cet ouvrage prolonge le travail mené par Mélissa Gignac pour sa thèse de doctorat qui retraçait la naissance du film de long-métrage français dans les années 1910 à travers l’analyse de films américains et français, notamment ceux réalisés par Albert Capellani au sein de la SCAGL (Société cinématographique des auteurs et gens de lettres). L’adaptation du roman de Victor Hugo, Quatrevingt-treize, par le même Capellani, tournée en 1914 mais exploitée seulement en 1921, sert ici de cadre à une démarche historique remarquable. S’inscrivant dans la continuité de Michèle Lagny, Mélissa Gignac fait de l’analyse filmique le préalable à la recherche historique. En étudiant ce film, l’auteur cherche à comprendre les « métamorphoses et les évolutions (supposées ou réelles) du cinéma français à travers un terrain d’observation précis » (p. 17). En effet, le tournage ayant été interrompu par la guerre, l’écart temporel entre l’écriture du scénario et la sortie dans les salles de cinéma est de plus de sept ans. Ainsi, lorsque le film paraît sur les écrans, il a prématurément vieilli et est devient la victime d’une réception plus que timorée. Pour expliquer cet écart, Gignac fait l’hypothèse qu’un imaginaire critique, théorique et historique entrave la lecture du film. L’école critique des années 1920, emmenée par Louis Delluc et Léon Moussinac reproche rétrospectivement aux films d’avant-guerre d’avoir méconnu la nature même du cinéma, en adaptant des œuvres littéraires sans se soucier de mouvement et de photographie1. Cet imaginaire critique prospère notamment parce que les films français des années 1910 sont difficilement visibles – à l’inverse des films américains.
- 2 « Notes sur Quatrevingt-Treize(1921) », LANGLOIS29-B2, archives de la Cinémathèque française.
- 3 Ces derniers ont en effet eu tendance à ne pas tenir compte de la diversité des pratiques, tant au (...)
2Pour Gignac, il s’agit de répondre aux textes critiques des années 1920 par un travail d’archives. Ce faisant, elle veut réhabiliter un film que le fondateur de la Cinémathèque française, Henri Langlois, qualifiait d’« œuvre sans génie, mais solide et sobre »2. L’ouvrage est organisé en quatre grandes parties. La première partie situe le film dans l’histoire du cinéma français entre 1914 et 1921 – moment de changement paradigmatique de l’industrie et reconnaissance de la mise en scène. L’auteur interroge ensuite le travail de l’adaptation, qui conduit du roman au film, ce dernier n’étant que l’une des matérialisations possibles de l’œuvre hugolienne qui s’inscrit dans un vaste réseau de représentations. La troisième partie pose la question de la « théâtralité » du cinéma d’avant-1914 à travers l’exemple de Quatre-vingt-treize, en remettant en avant la pluralité des pratiques théâtrales et en nuançant la vision essentialiste du cinéma développée par les critiques de l’après-guerre3. Enfin, le dernier segment travaille le lien entre Histoire et Cinéma, le film Quatre-vingt-Treize étant partagé entre son ambition de « fresque documentaire » sa vocation de ressource complémentaire aux manuels scolaires.
3Gignac fait très bien revivre l’émergence du film de long-métrage dont Quatre-vingt-Treize est en quelque-sorte l’aboutissement. Les débats furent vifs en 1912 et 1913, de nombreux exploitants pointant le risque de lasser les spectateurs. Une fois adopté, ce nouveau format permit néanmoins le rapprochement avec les arts de la scène : le statut du metteur en scène, claqué sur le théâtre, en sortit renforcé ; le système de l’exclusivité tendit à s’imposer et reprenait le modèle des tournées théâtrales. À travers le cas d’Albert Capellani, qu’elle étudie de manière approfondie, l’auteure apporte une belle contribution à l’histoire des métiers du cinéma. Capellani fut en effet l’un des chantres de la reconnaissance de la mise en scène de cinéma. Directeur artistique de la SCAGL, il avait également pour mission de superviser les autres metteurs en scène de la firme en validant les scénarios. Si l’analyse ne s’étend pas à l’ensemble de l’équipe de Quatre-vingt-Treize, c’est que bien souvent, « l’anonymat dans lequel sont maintenus les professionnels de l’époque rend difficile l’appréhension des relations socioprofessionnelles au sein d’un studio » (p. 74).
- 4 Cette partie aurait néanmoins gagné à s’appuyer sur les travaux de Paul Kompanietz, dont la thèse L (...)
4En retraçant le parcours de l’œuvre de Victor Hugo, de la littérature au cinéma, en passant par l’iconographie et le théâtre, Gignac fait émerger différentes strates auctoriales4. À titre d’exemple, notons que le scénariste Alexandre Arnoux fit le choix de développer tout un prologue, absent du roman mais respectant son esprit, afin d’introduire les principaux personnages. Le film s’ancre aussi dans la culture médiatique de la Belle Époque : l’auteur traite de manière particulièrement fine cette question de l’intermédialité et de l’inscription du cinéma au sein de plusieurs séries culturelles. Ainsi, si les affiches de Quatrevingt-Treize reprennent les représentations sensationnelles du crime, insistant sur « l’instant où tout bascule » avec une gestuelle emphatique, elles le font au détriment du réalisme et du naturalisme du film. Gignac montre aussi que le film prend la suite de l’illustration comme moyen de diffusion de l’œuvre d’Hugo auprès d’un public large. Elle rappelle néanmoins que Capellani ne verse jamais dans le registre feuilletonesque ou grossier – les choix de représentation effectués pour le massacre de l’Herbe-en-Pail brillent par leur sobriété. Autre traitement qui éloigne le cinéma de Capellani d’une culture de masse racoleuse, celui de la guillotine. Cette dernière n’est spectacularisée qu’à la fin du film après avoir été évoquée de façon allusive tout au long du récit. Le metteur en scène usa du hors-champ pour la décollation de Gauvain mais la succession de plans courts restitue la violence de cette mise à mort.
5En revisitant la question critique de la « théâtralité du cinéma », Mélissa Gignac se propose de nuancer les arguments de ceux qui furent prompts à dénoncer les films des années 1910. Pour cela, elle restitue la pluralité des pratiques et les innovations que les deux arts ont eu en partage. Quatre-vingt-Treize bénéficie justement de l’interprétation de deux comédiens qui, au théâtre, ont prôné un jeu novateur : Paul Capellani, héraut d’une certaine modernité, et Henry Krauss, inspiré par le réalisme du Théâtre Libre. Dans le jeu naturaliste, la parole n’est plus le vecteur principal de l’expression théâtrale. Le regard, le maquillage et l’expressivité ont toute leur importance. L’auteur restitue un autre parallèle entre le théâtre de l’époque et le cinéma à travers le « jeu de dos ». À plusieurs reprises dans Quatre-vingt-Treize, certains personnages sont cadrés de dos, un principe emprunté au Théâtre libre d’André Antoine et qui est alors le signe d’une certaine audace dans la mise en scène. En somme, la « théâtralité » fut aussi le ressort d’une profonde modernité du cinéma, tant dans le jeu des comédiens que dans la gestion de l’espace scénique. Gignac rappelle également qu’à la fin du XIXe siècle le théâtre est devenu spectaculaire, le visuel devenant l’élément prédominant de la mise en scène. Le cinéma emprunte notamment au théâtre une pratique : lorsque l’action atteint l’apogée du pathétique, elle se fige en un moment dramatique paroxystique.
6On pourra regretter que le Quatre-vingt-Treize de Capellani ne soit pas davantage placé en regard des autres films reconstituant la Vendée et la chouannerie qui le précèdent. Entre 1908 et 1914, on compte en effet onze « films de chouannerie ». Il aurait été possible de souligner que, contrairement à ceux-ci qui adoucissaient ou n’attaquaient pas de front la dimension politique de la guerre civile révolutionnaire, le film de Capellani la prend à bras-le-corps. Par sa caractérisation du marquis de Lantenac et de Cimourdin, Capellani est fidèle à la volonté d’Hugo de dépeindre un fanatisme propre aux guerres civiles. La question de la censure est également peu traitée par l’ouvrage. C’est sans doute qu’en la matière l’historien ne peut que se perdre en conjectures. On peut supposer qu’après l’interruption du tournage, fin juillet 1914, la SCAGL a jugé peu opportun de poursuivre la réalisation d’un film mettant en scène la guerre civile de 1793, alors que la France cherchait à bâtir l’Union sacrée. Si Mélissa Gignac reprend à son compte l’idée d’une censure ayant perduré jusqu’en 1921, les archives ne permettent pas vraiment d’être sûr de cette hypothèse. Il semble plus probable qu’entre 1915 et 1917, la SCAGL ait pris elle-même la décision de ne pas soumettre un film inachevé au visa de censure. On peine en revanche à expliquer pourquoi le film ne fut exploité qu’en 1921. Une chose est certaine : présenter Quatre-vingt-Treize comme une victime de « dame Censure » ne pouvait que servir sa publicité. Il faut rappeler que les principaux articles de presse qui s’insurgent contre cette censure sont signés André Antoine, qui n’est autre que le cinéaste à qui la SCAGL a confié le tournage des plans manquants de Quatre-vingt-Treize.
Notes
1 Selon Louis Delluc (1890-1924), considéré comme l’un des fondateurs de la critique de cinéma en France, les films français réalisés avant 1914 étaient marqués par une trop grande théâtralité, tant dans le jeu des acteurs que la mise en scène. Delluc admire à l’inverse l’art du découpage des films américains, qui respecte davantage les spécificités du médium cinématographique (mouvement, profondeur de champ, etc.).
2 « Notes sur Quatrevingt-Treize(1921) », LANGLOIS29-B2, archives de la Cinémathèque française.
3 Ces derniers ont en effet eu tendance à ne pas tenir compte de la diversité des pratiques, tant au théâtre qu’au cinéma, et à s’appuyer sur une vision partielle de ces deux arts.
4 Cette partie aurait néanmoins gagné à s’appuyer sur les travaux de Paul Kompanietz, dont la thèse Les imaginaires romanesques de la Terreur (1793-1874), soutenue en 2018 à Lyon, traite particulièrement de Quatrevingt-Treize.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
François Huzar, « Mélissa Gignac, Quatre-vingt-treize, d’Albert Capellani. Une histoire d’images », Revue d’histoire culturelle [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 30 avril 2024, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhc/8289 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11yd7
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