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Comptes rendus

Helmut Puff, The Antechamber: Toward a History of Waiting

Stanford, Stanford U.P., 2023
Jean-Pascal Daloz
Référence(s) :

Helmut Puff, The Antechamber: Toward a History of Waiting, Stanford, Stanford U.P., 2023, xiii-244 p.

Texte intégral

1Au regard du titre et du sous-titre de cet ouvrage, le lecteur un tant soit peu cultivé se demande s’il va apprendre grand-chose.

  • 1 Voir par exemple Gail Feigenbaum (dir.), Display of Art in the Roman Palace 1550-1750, Los Angeles, (...)

2L’on sait en effet que les dimensions architecturales des mises en scène du pouvoir à l’époque moderne ont déjà fait l’objet d’une littérature considérable. Il y est analysé en quoi l’antichambre (qui se propage à partir de la Renaissance et connaît son apogée au XVIIe siècle en Europe, mais perdurera au-delà) jouait un rôle essentiel de filtre et de tri. Du point de vue du maître (éventuellement de la maîtresse) des lieux, il s’agissait de surcroît d’affirmer symboliquement son autorité en démultipliant les seuils à franchir, tout en affichant au passage sa richesse, voire ses connaissances, à travers des décorations somptueuses et parfois porteuses de messages1. L’objectif poursuivi semblait indubitablement aussi être de l’ordre de l’intimidation. Du point de vue des visiteurs (aux statuts potentiellement différents), la question se posait de savoir s’il allait falloir franchir progressivement chaque palier ou si l’on allait bénéficier du privilège d’être rapidement admis dans une salle contiguë à celle où se tenaient les audiences. La suite d’antichambres remplissait donc une fonction de hiérarchisation, sous le contrôle de domestiques ou d’officiers.

  • 2 L’on pense tout particulièrement à l’ouvrage pionnier de Barry Schwartz, Queuing and Waiting: Studi (...)
  • 3 Cf., entre autres, Allison K. Shutt, Manners Make a Nation: Racial Etiquette in Southern Rhodesia, (...)

3S’agissant du sous-titre, l’on rappellera qu’il existe toute une veine (notamment en psycho-sociologie) s’étant interrogée sur les dimensions sociétales de l’attente (les files d’attente, les salles d’attente, des acteurs prédominants habitués à se faire attendre aux couches sociales les plus démunies qui passent leur vie dans les queues)2. A cela, il convient d’ajouter des travaux de nature plus ethnologique nous montrant que devoir patienter se révèle appréhendé assez différemment d’une culture à l’autre3.

  • 4 Catégorie qu’il qualifie de « heinous moniker » (p. 142), ce que l’on peut traduire par détestable (...)

4Helmut Puff n’est pas sans connaître beaucoup de ces écrits, démontrant dès l’introduction du livre sa curiosité et son érudition pluridisciplinaires. De même, reprend-t-il abondamment les points résumés ci-dessus à propos des fonctions majeures des antichambres. Toutefois, son ambition apparaît relativement divergente. Par-delà les développements classiques (l’on songe, bien sûr, à Norbert Elias) et les tentatives de théorisation sociologique, auxquelles il reproche de raisonner de manière trop tranchée entre sociétés contemporaines (démocratiques), et « sociétés du passé »4, il se demande dans quelle mesure une histoire culturelle de l’attente est envisageable. Il s’agit d’une part d’instiller de l’historicité dans le traitement du sujet et d’autre part de cerner les états d’esprit de ceux qui étaient condamnés à languir dans les antichambres, de comprendre comment ce genre d’épreuve pouvait être vécue.

  • 5 Voir notamment Peter Burke, « Reflexions on the Cultural History of Time », Viator, 35 (2004), p. 6 (...)

5Le fait d’avoir choisi le pluriel pour l’intitulé de chacune des trois parties de l’ouvrage (Times, Spaces, Encounters) est sans doute symptomatique d’une volonté de conférer une impression de diversité, ne réduisant pas tout à un grand schéma d’interprétation. En ce sens, la première vise à nous faire prendre conscience de variétés d’expérience temporelle fort en décalage avec ce qu’elles ont pu devenir ultérieurement. L’idée centrale est que le temps ne semble alors guère perçu comme quelque chose d’extérieur à soi-même. On se le figurait plutôt sous l’angle d’une adéquation : le moment approprié de saisir une occasion, la durée qu’il convient de consacrer à telle ou telle tâche, etc. Il est également question ici d’importance croissante accordée à la mesure du temps, d’obsession de la synchronisation des horloges, de montres bien à l’heure comme signe de distinction sociale. Tout ceci est assurément digne d’attention pour qui se soucie des représentations culturelles, de certaines dynamiques aussi, mais pas d’une très grande originalité5. Ajoutons que l’on n’est finalement guère au cœur du sujet (les antichambres, l’attente), même s’il est justement souligné que le tictac des pendules aura tendance à s’insérer en toile de fond au XVIIIe siècle dans les pièces concernées.

6La seconde partie du livre, relative aux dimensions spatiales, s’avère plus novatrice, faisant référence à divers cas concrets de cours, de châteaux. Il est opportunément proposé une réflexion sur le préfixe : pourquoi anti, qui vient du latin, de l’italien et évoque plutôt une image d’opposition, et pas ante (comme cela finira par s’imposer en anglais avec « antechamber » et « anteroom ») ? Si l’on trouve des pages assez convenues sur l’ornementation (sous l’égide du seigneur de l’endroit, de ses conseillers ou des artistes employés), et le déchiffrement des allégories retenues, il est instructif d’apprendre qu’il existait des sortes de manuels suggérant des modèles au sein desquels puiser, avec des devises plus ou moins absconses.

7Même certaines généralisations pouvant apparaître discutables n’en soulèvent pas moins des questions importantes. Ainsi, dans les antichambres en enfilade, les portes étaient-elles plutôt fermées (thèse soutenue par l’auteur, quoiqu’il admette des exceptions, notamment lors de fêtes), ou laissées ouvertes. Il faut bien comprendre ici que, surtout lorsque l’on avait affaire à une logique de crescendo (à peine mentionnée dans ce livre), chaque pièce étant délibérément plus somptueuse que la précédente jusqu’à l’apothéose finale, il n’était pas infondé de laisser pour le moins entrevoir ce qui attendait les visiteurs provisoirement cantonnés à tel ou tel palier.

8La troisième partie, quant à elle, entend examiner le stade des rencontres entre la personne qui reçoit et celles qui sont reçues. Il est proposé des réflexions d’ordre typologique s’agissant de ce que l’on vient faire au juste : simplement présenter ses hommages, ou bien des doléances, offrir ses services, évoquer une affaire potentiellement avantageuse, une alliance ? Le caractère parfois très formel, parfois très informel (arriver à glisser quelques mots au passage d’un souverain se rendant à la messe, par exemple) est légitimement mis en évidence. Il est question ici, entre autres, de Mozart en quête d’emploi à Munich, de Goethe chez lui (avec l’avènement de la figure du grand écrivain recevant des admirateurs). L’auteur en revient beaucoup aux phases préliminaires : l’obtention d’un rendez-vous en recourant à des intermédiaires, la trop longue attente, l’entrevue tant espérée mais toujours différée, et puis soudain le face-à-face, auquel on s’est tellement préparé mais qui se révèle souvent si bref.

9Helmut Puff n’est sans doute jamais aussi proche de son projet de départ que lorsqu’il s’efforce de deviner les perceptions et les dispositions des visiteurs auxquels il s’intéresse : le côté poignant d’une succession de portes fermées, la température glaciale de certaines pièces, l’absence de chaise où s’asseoir bien souvent (sauf à bénéficier d’une ostensible faveur), le fait d’avoir tout le loisir de tenter de déchiffrer le sens caché d’un décor, le laquais corrompu, la déconvenue de voir des gens que vous estimez vos inférieurs vous passer devant. On reconnaîtra volontiers également que l’auteur multiplie les questionnements pertinents : par exemple, dans quelle mesure s’adressait-on la parole lorsque l’on était condamné à végéter des heures dans une antichambre ?

10Cependant, le sujet qu’il s’est donné s’avère relativement difficile à traiter, manquant quelque peu de témoignages significatifs. Ses sources, ici l’oraculum de Baltasar Gracián, là un roman d’époque mettant l’accent sur la patience, ou encore un livre sur la « science des cérémonies » apparaissent somme toute plutôt indirectes. Des écrits intimes, des correspondances, des mémoires (insuffisamment nombreux) nous auraient permis de pénétrer davantage dans les têtes. Et puis, comme il est déploré par ailleurs, nul registre nous indiquant combien de temps et dans quelle pièce untel ou untel est resté. Soit dit au passage (hormis le cas de grandes dames recevant dans leur aile respective), il s’agit d’un univers largement masculin. Evidemment, certaines visites féminines se devaient d’être autrement discrètes, empruntant des portes dérobées et assurément pas l’itinéraire officiel des antichambres alignées.

11On signalera aux lecteurs de cette revue que des parallèles avec des situations contemporaines sont par-ci par-là esquissés : des interminables queues dans les pays communistes lors de pénuries, aux consulats où déposer les demandes de visa, par exemple. De même, croise-t-on des réflexions sur l’émergence du sentiment d’ennui, soi-disant au XVIIIe siècle, non pas au sens d’une classe de loisir aristocratique qui éprouvait quelque difficulté à meubler son temps parfois, mais d’une moderne impression de vacuité en certaines circonstances.

12Visitant des châteaux, des palais, il est fréquent que les touristes traversent des antichambres au pas de charge, les guides préférant consacrer du temps aux salles les plus spectaculaires. La plupart n’ont sans doute guère idée de ce que ces espaces ont pu signifier pour tant de personnes qui les ont fréquentés au fil des siècles, et dont ce livre tente de nous livrer un aperçu.

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Notes

1 Voir par exemple Gail Feigenbaum (dir.), Display of Art in the Roman Palace 1550-1750, Los Angeles, Getty Research Institute, 2014.

2 L’on pense tout particulièrement à l’ouvrage pionnier de Barry Schwartz, Queuing and Waiting: Studies in the Social Organization and Delay, Chicago, The University of Chicago Press, 1975, dûment cité par l’auteur du livre recensé ici.

3 Cf., entre autres, Allison K. Shutt, Manners Make a Nation: Racial Etiquette in Southern Rhodesia, 1910-1963, Rochester, University of Rochester Press, 2015

4 Catégorie qu’il qualifie de « heinous moniker » (p. 142), ce que l’on peut traduire par détestable appellation.

5 Voir notamment Peter Burke, « Reflexions on the Cultural History of Time », Viator, 35 (2004), p. 617-626, également mentionné par l’auteur.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Pascal Daloz, « Helmut Puff, The Antechamber: Toward a History of Waiting »Revue d’histoire culturelle [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 30 avril 2024, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhc/8250 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11yd5

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Auteur

Jean-Pascal Daloz

Directeur de recherche au CNRS (UMR SAGE, Strasbourg) – Faculty Fellow, Center for Cultural Sociology, Yale University

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