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Comptes rendus

Laurence Cossu-Beaumont, Deux agents littéraires dans le siècle américain :William et Jenny Bradley, passeurs culturels transatlantiques

Lyon, ENS Éditions, 2023
Jacques Pothier
Référence(s) :

Laurence Cossu-Beaumont, Deux agents littéraires dans le siècle américain : William et Jenny Bradley, passeurs culturels transatlantiques, préface de Jean-Yves Mollier, Lyon, ENS Éditions, 2023, 289 p.

Texte intégral

1Longtemps le nom des agents littéraires s’est glissé discrètement entre les pages des études critiques sur les écrivains sans attirer l’attention. On sait généralement que leur rôle est beaucoup plus important dans les milieux littéraires anglophones qu’en France. Si l’on s’intéresse aux carrières internationales de Clemenceau, Cendrars, Dos Passos, Baldwin, Hemingway, Colette, Faulkner, Gertrude Stein, Malraux (au début du livre sont listés une quarantaine d’écrivains, tant étatsuniens que français), on ne peut manquer de rencontrer le nom des Bradley, tant ils ont eu d’importance pour faire connaître ces écrivains et bien d’autres des deux côtés de l’Atlantique. Si les chercheurs se sont jusqu’ici secondairement intéressés aux archives inédites du fonds Bradley, magnifiquement préservées au Harry Ransom Center de l’université du Texas à Austin, c’était pour y puiser des détails sur les écrivains sur lesquels ils travaillaient. Sources passionnantes, que Laurence Cossu-Beaumont explore avec délectation. Guidée par sa sérendipité, elle braque le projecteur sur ce couple franco-américain d’agents littéraires, dont la biographie croisée devient le véhicule du récit de la mise en place et de la consolidation d’un champ littéraire transatlantique considérable en ce milieu du vingtième siècle, qu’on a pu appeler le siècle américain.

2La préface de Jean-Yves Mollier situe en quatre pages l’émergence de ces passeurs culturels dans le contexte d’une France capitale de la république des lettres, où le combat a d’abord opposé les écrivains à leurs éditeurs, mais où l’idée des agences littéraires avait déjà germé ponctuellement au dix-neuvième siècle. Dans les pays anglophones des agences littéraires se sont assez tôt installées, structures qui, moyennant un pourcentage, prenaient la défense des intérêts des auteurs, alors qu’en France les éditeurs continuaient de s’efforcer de négocier en position de force avec leurs auteurs.

3L’ouvrage de Laurence Cossu-Beaumont peut faire penser à un concerto : le texte joue la mélodie principale, la biographie double du couple Bradley, tandis qu’en guise d’orchestre les volumineuses notes de bas de page fourmillent des notations passionnantes sur la vie intellectuelle de l’époque des deux côtés de l’Atlantique. Voire à sa surface, à une époque où les traversées en paquebots prenaient encore un peu plus d’une semaine et laissaient aux passagers d’un navire le temps d’avancer bien des affaires.

4On connaît le rôle de Gertrude Stein dans la promotion de la « génération perdue, » et son appartement de la rue de Fleurus est célèbre ; on sait moins que Jenny Bradley elle aussi tenait salon, quai de Béthune, sur l’île Saint-Louis. Cet ouvrage porte au jour un couple déterminant dans l’émergence du siècle américain. Un chapitre d’introduction montre comment, telle la lettre volée d’Edgar A. Poe, leurs archives abondantes étaient aussi disponibles qu’inexploitées, même si elles ne sont pas sans lacunes. L’ouvrage de Laurence Cossu-Beaumont n’épuise pas ce que peut nous apprendre ce fonds.

5Le premier chapitre relate la rencontre de Jenny Serruys et de William Bradley. L’agence Bradley est un peu l’enfant de la Première Guerre mondiale. Sans elle, Jenny Serruys, qui commence une carrière de traductrice des écrivains anglophones, n’aurait pas rencontré puis épousé William Bradley, également homme de lettres. Ce jeune officier américain est chargé d’apporter ses compétences à l’œuvre d’hygiène sociale auprès des troupes étatsuniennes engagées en Europe dans le contexte du progressisme moral du Président Wilson. Il s’agissait de proposer au corps expéditionnaire une offre culturelle et artistique qui le détournât de la prostitution et de l’alcoolisme et constituât une « armure invisible. » Ce souci pour le moral des officiers rencontrait celui de l’armée française : c’est dans le cadre du programme « French Homes » mis en place par la maréchale Joffre que William Bradley fut invité chez les Serruys, Jenny étant engagée dans ce programme. Tous deux travaillent à l’entente franco-américaine, William Bradley dans la mise en place de l’American Library in Paris, où l’homme de lettres se révèle un homme de réseau, mais aussi un homme d’entreprise, Jenny à la très temporaire université américaine de Beaune, dont l’objet est de mettre en contact les artistes français et américains. Se dégage une autre histoire de la Grande Guerre, où à l’arrière et dans le prolongement de la paix le progressisme et le moralisme américain rencontrent les œuvres charitables de la bourgeoisie française.

6Le chapitre deux s’ouvre sur la décision de W. Bradley de ne pas retourner aux États-Unis. Il s’insinue dans les milieux littéraires parisiens, notamment grâce au salon de J. Serruys où se rencontrent de nombreux écrivains anglophones expatriés. Bradley garde le contact avec les éditeurs newyorkais qui lui demandent de repérer les productions françaises intéressantes : il commence à se conduire en agent, alors qu’auteurs et éditeurs français se rendent compte de revenus potentiels qu’ils ne soupçonnaient pas, et dont la négociation passe par Bradley. En 1926, Bradley reçoit d’ailleurs la Légion d’honneur, reconnaissance implicite pour son action de médiation en faveur du monde français de l’édition.

7À travers le prisme du couple Bradley se dévoile toute la riche complexité de la vie intellectuelle internationale qui s’épanouit à Paris (et sur la Côte d’Azur pour les villégiatures) entre les deux guerres. Le chapitre trois s’attache à décrire le milieu intellectuel de ce qu’on a appelé la génération perdue, en fait loin d’être perdue pour tout le monde, sans être la fête perpétuelle que suggère le titre du roman d’Hemingway : entre le mondain et le festif, ses réseaux complexes, bref, ses mécanismes de « sociabilité professionnelle » favorisent les productions culturelles. Laurence Cossu-Beaumont situe un certain nombre d’écrivains et d’artistes dans leur relation particulière avec les Bradley : Hemingway, Gertrude Stein, André Gide, Isadora Duncan, Nella Larsen, Claude McKay. Le chapitre quatre est consacré à Paris comme capitale mondiale des lettres, et en particulier des lettres anglophones qui tentent d’y échapper à la censure - es œuvres et des choix de vie des écrivains. La figure redoutable de Gertrude Stein vient constamment mettre à l’épreuve l’habileté et l’entregent des Bradley. En 1928 elle confie ses œuvres à Bradley et l’engage comme agent : exemple d’une situation où Paris devient une capitale éditoriale des mondes étrangers, notamment en permettant la publication de nombreux ouvrages censurés dans les pays d’origine de leurs auteurs et leur traduction. Bradley joue un rôle important pour D. H. Lawrence, Henry Miller et Anaïs Nin. De son côté, Jenny Bradley encourage la visibilité des écrivaines comme Colette, Elisabeth de Gramont, Natalie Barney et Gertrude Stein, qui peuvent vivre librement à Paris avec leurs compagnes. Jack Kahane, auteur-éditeur-traducteur, est à l’affût des perspectives de vente des ouvrages environnés du fumet de l’interdit ‒ Laurence Cossu-Beaumont montre les difficultés de ce projet éditorial. Les Bradley se trouvent aussi au centre du mouvement moderniste, dans le sillage de James Joyce et de Ford Madox Ford et avec Eugene et Maria Jolas, autres hommes et femmes frontières polyvalents. Le métier d’agent fusionne souplement avec d’autre fonctions de médiation et de soutien à la création littéraire dans une profession qui se cherche.

8Le chapitre cinq est consacré aux activités de l’agence Bradley en son âge d’or contre-intuitif, contemporain du gouffre de la grande Dépression : 1932 ! Année faste où les échanges transatlantiques restent soutenus. Bradley travaille pour Dreiser, Lewis (Prix Nobel 1930), Faulkner, Malraux (Goncourt 1933). Laurence Cossu-Beaumont décrit la construction d’un espace culturel transnational à travers les livres et les revues. En notes de bas de page de plus en plus développées, des micro-histoires de la république transatlatique des lettres sont évoquées, par exemple sur la position des intellectuels de gauche français face à l’Amérique. À travers les cas Gertrude Stein et Colette on découvre les facettes du travail de l’agent littéraire, du repérage d’œuvres à fort potentiel à l’identification de l’éditeur et à la maîtrise du calendrier de publication, en passant par l’éducation de l’artiste parfois peu réaliste sur le fonctionnement du monde de l’édition : Gertrude Stein s’y révèle une cliente particulièrement exigeante et capricieuse. Enfin une section est consacrée au partenariat Gallimard/Knopf qui permet à l’agence Bradley d’assurer une rémunération plus satisfaisante de ses auteurs.

9Le chapitre six approfondit les tendances qui se dégageaient dans les périodes précédentes, en mettant l’accent sur la relation des Bradley avec d’autres médiateurs. Le succès de l’agence Bradley suscite l’agacement du milieu éditorial français, qui y voit un parasite inutile de la relation directe entre auteurs et éditeurs. Alors que les éditeurs américains acceptent les rôles multiples endossés par les agents, en France il s’agit plutôt de co-agents, complémentaires d’agents américains pour la diffusion à l’étranger des Américains. Les Bradley imposent leur place dans les médiations transfrontalières en ayant constamment à défendre leur pré carré, mais trouvent parfois plus malin qu’eux. Extension du domaine de la lutte : les Bradley en viennent à commander aux auteurs français des livres pour le marché américain, ou à coacher la production d’Américains expatriés comme l’Africain-américain Claude McKay.

10William Bradley meurt quelques mois avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. 1939 est donc une année décisive pour l’agence, qui va reprendre son activité après la guerre avec Jenny : cette période est l’objet du dernier chapitre. Le succès d’Autant en emporte le vent a permis à Jenny de faire renaître l’agence après sa suspension pendant l’occupation, et elle va habilement gérer l’arrivée sur le marché de nouveaux auteurs comme Richard Wright, Truman Capote, James Balwin, Simone de Beauvoir. C’est le lancement du livre de poche, l’accélération des courriers transatlantiques facilitée par les transports aériens. De nouvelles maisons d’édition, de nouveaux genres s’épanouissent tels que la littérature policière, les livres de cuisine... Désormais le marché s’est inversé : avant-guerre une écrasante majorité des titres gérés par l’agence Bradley étaient d’auteurs français, après-guerre l’agence Bradley est plutôt co-agent de ses collègues américains souhaitant placer leurs auteurs. La période récente de l’agence mériterait des recherches plus poussées, selon Laurence Cossu-Beaumont, d’abondantes archives sur cette période s’offrant encore à de futures études qui pourraient porter sur une aire culturelle transatlantique élargie. En épilogue, elle rappelle que Jenny avait refusé de prêter son concours à une biographie, mais derrière la grande « dame de lettres » les archives révèlent une personnalité attachante.

11Un cahier d’illustrations et un index des noms complètent l’ouvrage.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jacques Pothier, « Laurence Cossu-Beaumont, Deux agents littéraires dans le siècle américain :William et Jenny Bradley, passeurs culturels transatlantiques »Revue d’histoire culturelle [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 30 avril 2024, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhc/8237 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11yd4

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