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Dossier

Une Europe sans frontière est-elle imaginable ? La revue littéraire des Cahiers de l’Est

Transferts dans une Europe scindée (1973-1980)
Would a Europe without borders be imaginable? The literary review of Cahiers de l’Est. Transfers in a divided Europe (1973-1980)
Valentin Auger

Résumés

La revue littéraire des Cahiers de l’Est produite en plein cœur de la guerre froide par des exilés d’Europe centrale en France, tente de rapprocher deux parts d’une Europe qui semblent irréconciliables. À travers leur entreprise, les rédacteurs des Cahiers questionnent la dichotomie Est/Ouest et notamment cette frontière politique, mais surtout culturelle qui scinde le continent. En récupérant des textes littéraires dans les démocraties populaires d’Europe centrale, ils participent à connecter ces deux Europe sur de multiples niveaux. Cependant, les transferts dont ils sont les acteurs sont parfois controversés. La revue est critiquée dans son essence même qui participerait à la « ghettoïsation » de la littérature de l’Est, mais aussi par son contenu qui provoque des débats houleux au sein des communautés de l’exil. Ces controverses mettent en lumière l’importance pour ces communautés de traiter publiquement de ces thèmes, de leurs cultures et plus largement, de leur vie, mais aussi de la difficulté à les aborder tant le spectre des sensibilités est vaste et parfois contradictoire en Europe centrale. Malgré tout, cette revue « plate-forme » garde son cap pour une cause plus grande : une seule Europe.

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Texte intégral

  • 1 Cet article est issu de notre mémoire de recherche : Valentin Auger, Les Cahiers de l’Est : écritur (...)
  • 2 On pense notamment aux doctrines Truman et Jdanov toujours mises en parallèle lors des séquences su (...)

1La dichotomie Est/Ouest, communisme/capitalisme, liberté/oppression issue de la guerre froide est certainement l’une des oppositions les plus répandues dans l’historiographie contemporaine1. Elle fait partie d’une histoire très récente, s’enseigne aisément dans les programmes scolaires2 et s’illustre comme un truisme à travers nombre de productions culturelles. Ainsi, les différences entre ces deux blocs ont été mises en exergue jusqu’à écœurement. La recherche actuelle tend au contraire à trouver les ressemblances, les connexions, les transferts au-delà des frontières politiques, de ce « rideau de fer » qui paraît au premier abord imperméable. Les contacts prennent des formes variables : humaines, culturelles, politiques, plurielles. Les Cahiers de l’Est constituent un vecteur de ces échanges, témoin d’un besoin de se rapprocher au sein d’une Europe fragmentée.

2Les Cahiers de l’Est est une revue littéraire publiée en français de 1975 à 1980 à fréquence trimestrielle. Cette revue ne publie que des auteurs originaires d’Europe centrale et est dirigée par des intellectuels originaires de cette région ayant élu domicile à Paris. Le comité de rédaction se compose d’écrivains, de journalistes, d’interprètes et d’éditeurs, tels que Dumitru Tsepeneag, Sanda Stolojan, Antonín Liehm, Zofia Bobowicz et Alain Paruit. Un « comité d’honneur » est également constitué avec des personnalités telles que Eugène Ionesco, François Fejtö, Jean-Marie Domenach et Josef Škvorecký, qui apportent à la revue de la visibilité et un soutien autant moral que matériel.

3La revue publie pendant ces cinq années des poèmes, de la prose, du théâtre, des articles politiques et littéraires, des notes de lecture ainsi que des documents tels que des témoignages et des lettres. Les textes sont choisis pour leur valeur littéraire et ne font généralement pas référence à la vie sous le régime socialiste, ou en parlent peu. Les poèmes y foisonnent, de genres et de styles variés. Les auteurs sont pour la plupart contemporains, mais certains aussi classiques, représentant ainsi les différents aspects de la culture littéraire des pays d’Europe centrale.

4L’objectif de la revue est simple : rétablir sur un pied d’égalité la littérature de l’Est et la littérature de l’Ouest. En effet, les membres fondateurs de la revue partent d’un constat assez désolant, la littérature de l’Est n’attire le lecteur occidental que si elle est politique, qu’elle critique les régimes communistes et dénonce ses méfaits. L’art y est totalement occulté. On ne s’intéresse plus à l’esthétique, aux émotions ni aux innovations alors que la plupart des avant-gardes ont vu le jour à Prague, Budapest ou Varsovie. On ne prête son attention qu’aux idéologies qui y sont appliquées.

  • 3 Voir Milan Kundera, « Un Occident kidnappé », Le Débat, Gallimard, no 27, 1983, p. 3-23.

5La question des frontières est ici primordiale. On pense bien entendu au « rideau de fer », principale séparation politique qui bloque les transferts de biens, d’informations, de personnes. Cette frontière politique se traduit aussi comme frontière culturelle. Les échanges autrefois intenses entre les deux parties de l’Europe se font désormais plus rares et sont hautement contrôlés. La conception même d’une Europe scindée en deux est récente, issue directement de la guerre froide. La notion d’Europe centrale auparavant répandue, a subitement disparu au profit d’un grand ensemble dit de « l’Est » ne correspondant pourtant pas aux réalités culturelles, linguistiques voire religieuses3 des pays de cette région. Ces éléments remettent en cause la réalité de la démarcation Est/Ouest au profit d’une Europe plus unie, plus proche.

6Les transferts culturels, qui ne s’interrompent jamais vraiment à travers l’Europe, s’expriment par de nombreux moyens, dont la littérature. Ils se réalisent grâce au travail des exilés qui souhaitent continuer de renforcer les ponts entre ces deux Europe ainsi que de maintenir le contact pour leurs lecteurs et pour eux-mêmes. Les Cahiers de l’Est, initialement nommés Plate-forme, servent de connecteur entre l’Est et l’Ouest, mais aussi aux différentes communautés présentes en France séparées par des frontières culturelles. La production des Cahiers est en elle-même un symbole de cette solidarité entre les différentes communautés de l’exil qui se trouvent très souvent imperméables les unes aux autres.

7Dès lors, un certain nombre de questionnements surviennent. Comment s’expriment les frontières européennes pour ces exilés d’Europe centrale ? En quoi la production et la diffusion des Cahiers brouillent-elles les frontières entre Est et Ouest ? Pourquoi cette entreprise est-elle mal perçue par certains exilés ? Dans quelle mesure la production des Cahiers tend-elle à une Europe unifiée ? Afin de mener à bien cette étude des Cahiers de l’Est, un corpus de sources multiples est mobilisé. Bien entendu, il débute avec la revue en elle-même, au nombre de vingt numéros, publiés entre 1975 et 1980.

  • 4 Fonds Parlement International des Écrivains, PIE 140.12, Imec, Saint-Germain-la-Blanche-Herbe, Fran (...)

8Les archives n’ayant pas été conservées par l’éditeur, il faudra se passer des données exactes sur les tirages, les ventes, la diffusion, les contrats, les lettres de lecteurs… Toutefois, la plupart de ces informations sont fournies par des journaux et des entretiens. Quelques fonds annexes viennent compléter le corpus4.

  • 5 Dumitru Tsepeneag, Un Roumain à Paris, Paris, POL, 2021.
  • 6 Sanda Stolojan, Au balcon de l’exil roumain à Paris, Paris, L’Harmattan, 1999.
  • 7 Zofia Bobowicz, De Laffont à Vivendi, Paris, Le Bord de l’Eau, 2014.

9Les sources principales de cette étude se trouvent dans les journaux de Dumitru Tsepeneag5, rédacteur en chef, Sanda Stolojan6, directrice de rédaction, et Zofia Bobowicz7, rédactrice (ce dernier journal étant en fait une autobiographie relative au monde de l’édition rédigée à partir de ses journaux). Ceux de D. Tsepeneag et S. Stolojan apportent nombre d’informations sur la conception de la revue, les relations entre les membres de la rédaction et les différents idéologiques et sociaux qui pouvaient survenir. Mis en parallèle l’un à l’autre, ils montrent deux points de vue parfois opposés sur une même question.

  • 8 Entretien entre Zofia Bobowicz et Valentin Auger, réalisé à Cracovie le 27/10/2021, 54min58 s.

10Enfin, au cours de notre travail, nous avons pu discuter au téléphone ou en face-à-face avec Ludovic Sorlot, Dumitru Tsepeneag, Virgil Tanase, Zofia Bobowicz et Marie-France Ionesco. Un entretien semi-directif a été effectué avec Zofia Bobowicz8. Cet entretien est une source primordiale pour l’étude. Il a permis de combler certaines lacunes des journaux et archives.

11À travers cet article, nous tentons de mettre en lumière ces proximités qui font de l’Europe un ensemble culturel, sans oublier les différences, particularités ou nuances qui en font un ensemble pluriel. Sans pour autant surestimer le pouvoir de la littérature, nous pensons que les Cahiers de l’Est présentent des caractéristiques qui en font l’un des rouages de la production et de la célébration d’une culture commune. Cet élément, important à souligner, est le point de départ de la réflexion qui nous amènera à traverser les pays, les langues, le styles et les genres pour découvrir une littérature transmise par des passionnés.

Produire malgré la distance : une revue sur l’Europe centrale depuis la France

12La production des Cahiers de l’Est est une superposition de transferts humains à travers l’exil des rédacteurs, les allers-retours entre la France et le pays d’origine pour récupérer des textes ; de transferts linguistiques par la traduction ; ou encore de transferts culturels par ces textes qui voyagent d’Est en Ouest et d’Ouest en Est. En effet, dans ce contexte de guerre froide, les contacts entre les deux faces de l’Europe sont compliqués. En dehors des publications officielles approuvées par les régimes, il est difficile de savoir ce qui se produit dans les pays autres que le sien depuis la France. Zofia Bobowicz, rédactrice polonaise aux Cahiers, décrit cette situation de la sorte :

  • 9 Ibid.

Les autres [rédacteurs] n’avaient pas la moindre idée de ce qu’on produisait en Pologne. J’avais carte blanche et je me suis débrouillée pour faire savoir à tous ces milieux polonais que j’avais besoin de livres et donc on me fournissait, parfois officiellement même9.

13Les exilés conservent souvent des contacts assez forts avec leur pays d’origine à travers la famille qui est encore là-bas, les amis, collègues et autres intellectuels aussi intéressés par la diffusion de leur littérature à Paris. D. Tsepeneag, rédacteur en chef de la revue, voyage très fréquemment entre la Roumanie et la France afin de se tenir au courant de la vie littéraire de sa patrie, la cousine de Z. Bobowicz travaille à l’agence littéraire d’État de Varsovie, etc. Les frontières peuvent être franchies dans certains cas lorsque les relations avec le pays d’origines sont bonnes. Il est ainsi beaucoup plus facile d’accéder à une littérature plus innovante, plus pointue, qui correspond davantage aux critères esthétiques de la revue en ayant tous ces contacts avec le pays en question.

  • 10 D. Tsepeneag, op. cit., p. 4, p. 524.

14Le comité de rédaction, nécessaire à la production des Cahiers et participant activement au rapprochement intercommunautaire des exilés, se forme petit à petit, non sans difficulté, peu avant la parution du premier numéro en 1975. À la signature du contrat avec les éditions Albatros, D. Tsepeneag décrit la rédaction comme « plutôt fantomatique ». D’après lui, Vouk Voutcho, l’un des rédacteurs « n’a plus donné de signe de vie, bien qu’il m’eût promis de m’envoyer des manuscrits et de me mettre en contact avec des auteurs yougoslaves. On ne peut pas trop compter sur lui il me semble10 ». Ce problème semble généralisable à la totalité du comité 

  • 11 Ibid. p. 536.

Le comité de rédaction, qui n’est pas rémunéré, ne se remue pas assez. Voutcho est parti en Yougoslavie. Aranyossi, qui avait pris des vacances, semblait étonné quand je lui ai rappelé qu’il avait promis de relancer Kassaï pour son article sur la littérature hongroise. Liehm est aux États-Unis et Marie-France Ionesco a disparu, etc11.

15Les rédacteurs participent activement à la production de la revue par la proposition de textes comme par la traduction. Sans cette participation bénévole, les Cahiers ne pourraient exister.

16La majorité des numéros des Cahiers de l’Est n’ont pas de thème, de pays, de genre en particulier hormis la littérature d’Europe médiane. En termes de type de contenu, la poésie et la prose sont les éléments principaux composant le corps de la revue. Pour les quatre premiers numéros, la poésie et la prose de fiction représentent un à deux tiers du contenu de la revue. Ainsi pour une moyenne d’un total de 140 pages par numéro, la littérature occupe 58 pages pour le numéro 1, 97 pour le numéro 2, 64 pour le numéro 3, 94 pour le numéro 4 et 51 pour le numéro 5. Cette tendance se poursuit sur le reste des numéros, exceptée pour certains numéros spéciaux comme le numéro 9-10 orienté davantage sur l’actualité politique et le numéro 12-13 qui porte sur le théâtre.

17En ce qui concerne les genres littéraires présentés à travers les vingt numéros publiés, on en trouve une diversité extrêmement grande. La plupart des membres de l’équipe de rédaction sont associés à des courants esthétiques déviant des courants principaux. Petr Kral est un poète surréaliste et Dumitru Tsepeneag, un oniriste par exemple. Ces affiliations à des courants plus originaux les prédisposent à s’ouvrir à l’innovation et partager des textes provenant d’horizons très différents.

18La revue présente de grands noms de la littérature de l’Est comme P. Goma, A. Soljenitsyne (bien que ce dernier n’y soit présent qu’à travers des fiches de lecture), M. Kundera ou G. Konrád pour ne citer qu’eux. Cependant la majorité des auteurs présentés dans les Cahiers sont inconnus à l’Ouest hormis quelques cercles initiés. Il est nécessaire alors pour la revue de présenter au préalable chaque auteur afin d’introduire son texte et de mettre en plus d’un nom, une histoire derrière la littérature.

19Quasiment tous les textes, poèmes et proses, débutent par une biographie de l’auteur rédigée par un membre de la rédaction. Elle présente l’homme, son histoire, son caractère, son parcours, son influence sur ses pairs, etc. en plus de son œuvre littéraire.

  • 12 Georges Kassaï, « Lajos Kassák », Cahiers de l’Est, n° 6, 1976, p. 20-22.

20Ces biographies peuvent être parfois très courtes et parfois très longues. Par exemple, la biographie du poète hongrois Lajos Kassák12 dans le numéro 3 est plus longue que le poème qu’elle est censée introduire. Le poème devient ici un prétexte, une ouverture pour inviter le lecteur à découvrir ce poète, découvrir son œuvre monumentale, son histoire et son investissement dans la propagation de l’art à travers l’Europe. Les biographies sont un moyen de personnifier les textes et de permettre au lecteur d’associer la littérature à de véritables personnes qui ont existé ou existent à leur époque. Faire connaître la culture de l’Est passe aussi par la connaissance des acteurs qui sont derrière cette même culture.

21Les rédacteurs ne participent toutefois pas tout le temps de la même manière à la conception des numéros. Avec les numéros généraux, les rédacteurs des Cahiers de l’Est publient une à deux fois par an un numéro spécial. Ces numéros spéciaux portent le plus souvent sur la littérature d’un pays en particulier et impliquent davantage un rédacteur principal. Ils sont au nombre de six. Le numéro 4 porte sur la littérature roumaine et le groupe des oniristes, le numéro 6 sur la littérature hongroise, le numéro 8 sur la littérature polonaise, le numéro 15 sur l’avant-garde et l’underground tchécoslovaque, le numéro 16 sur la littérature yougoslave et le double numéro 18-19 sur la littérature polonaise de l’exil.

  • 13 Entretien entre Zofia Bobowicz et Valentin Auger, réalisé à Cracovie le 27/10/2021, 54min58 s.

22Ces numéros présentent exclusivement des textes d’auteurs du pays choisi : poésie, roman, nouvelle, contemporain ou plus ancien, officiel et underground… À l’image de la revue et de la littérature des pays d’Europe centrale, ils présentent une importante diversité de styles et d’inspirations. Les numéros spéciaux sont réalisés différemment des numéros généraux. Bien que l’équipe de rédaction demeure semblable, c’est en général une personne en particulier provenant du pays en question qui dirige entièrement la rédaction du numéro. Par exemple Petr Kral est à la tête de la rédaction du numéro tchécoslovaque, Zofia Bobowicz dirige les numéros polonais13, etc. Les numéros spéciaux permettent en effet de plonger plus profondément au cœur de la création littéraire des pays d’Europe centrale. En se concentrant sur une seule culture, les Cahiers de l’Est proposent au lecteur une meilleure compréhension des aspects particuliers de cette dernière. Ainsi, en alliant les imaginaires poétiques et romanesques polonais à des articles sur la situation politique des écrivains ou de l’état de la création littéraire dans la langue polonaise à travers le monde, les deux numéros spéciaux sur la Pologne permettent de cerner – dans une moindre mesure – la culture polonaise et sa manière particulière de créer, d’écrire et de penser.

  • 14 INSEE Résultats, « R6 – Étrangers selon la nationalité (17 postes) de 1946 à 1999 », 7 février 2011 (...)

23D’autre part, les numéros spéciaux répondent à une demande très spécifique de représentativité des communautés d’exilés en France. Une importante part du lectorat des Cahiers fait partie ou est issue de ces communautés exilées des régimes socialistes d’Europe. Les communautés étant souvent assez importantes numériquement parlant (la communauté polonaise est d’environ 100 000 personnes dans les années 1970 en France14) et étant aussi composées en partie d’intellectuels victimes de la censure et du contrôle de l’État sur leur travail, elles n’ont pas eu de soucis majeurs à produire leurs propres revues en France traitant de sujet divers et variés. Néanmoins, les Cahiers de l’Est est une revue qui aborde la littérature et la culture de l’Est d’une manière unique dans ce contexte, elle est intéressante pour ces communautés et elle souhaite de même s’investir davantage auprès de ces dernières. Ainsi, publier un numéro spécial qui parlera directement à une communauté en particulier répond à ce besoin de représentativité et de reconnaissance. Il survole les frontières, laissant s’exprimer les auteurs polonais exilés avec ceux restés au pays sans faire de la frontière Est/Ouest un sujet pour la réception de la littérature.

Diffuser par-delà les frontières

  • 15 Maurice Nadeau, « Numéro spécial : Écrivains roumains d’aujourd’hui », Les Lettres Nouvelles, Paris (...)

24Les Cahiers de l’Est est une revue littéraire classique. Elle publie des extraits de romans, des nouvelles, des poèmes, des critiques, des entretiens et des essais. On trouve pléthore de revues de ce type à Paris. Sa spécificité, et ce qui la rend unique et novatrice dans ce milieu, se situe dans son objet : la littérature d’Europe centrale. Une revue littéraire rédigée en français qui ne publie que des auteurs de l’Est n’existe pas encore. Bien sûr, l’Europe centrale n’est pas totalement absente de la presse française. Il est possible de lire des articles dans de grandes revues traitant de cette région, ou même rédigés par des personnes provenant des démocraties populaires ; des dossiers spéciaux y sont même parfois consacrés15. Néanmoins, aucune revue n’est entièrement dédiée à cette thématique en français. La précision de la langue est importante.

  • 16 Diana Cooper-Richet, « Pour une étude de la presse d’exil, miroir des échanges transculturels (XIXe(...)
  • 17 Voir Anna Bernhardt, Anna Ciesielska, Iwona Pugacewicz (dir.), Penser la démocratie et agir en exil (...)

25La littérature de l’Est est présente en France encore une fois, mais pas forcément en français. En effet, il existe une importante presse allophone, rédigée dans une langue autre que la langue nationale, qui foisonne à l’Ouest. Cette presse est antérieure à la guerre froide, bien que cette dernière l’ait exacerbée. Depuis le XIXe siècle et les premiers grands mouvements de migrations au sein de l’Europe, on voit se développer une presse qui vise un public particulier : les expatriés. Les revues traitent de thèmes divers tels que la médecine, la mode, ou encore la littérature16. Dans ce domaine, on peut citer la plus importante en France : Kultura, la revue polonaise doublée à Maisons-Laffitte d’une maison d’édition17. Kultura envoie secrètement tout au long de la guerre froide des agents effectuer les allers-retours entre la France et la Pologne afin de récupérer des manuscrits d’auteurs qui ne pourraient pas publier à cause de la censure, ramener ces manuscrits en France pour les éditer, et les diffuser partout en Europe, notamment en Pologne. Cette activité est soutenue par de nombreuses personnalités comme André Malraux qui écrit à ce sujet :

  • 18 André Malraux, « Do redakcji Kultury », Kultura, no9/95, Maisons-Laffitte, 1955, traduction de Joan (...)

Envoyez en secret en Pologne le livre d’Orwell et non pas le livre de celui qui endoctrine, comme nos républicains envoyaient en France « Les Châtiments » dans les bustes vides de Napoléon III. Il est temps que l’Occident comprenne qu’il est uni à vous car toute opposition est une question de persévérance et rester en alerte demande une force de l’esprit18.

26On peut aussi citer Listy dirigée par Jiří Pelikán, revue des intellectuels tchécoslovaques en exil qui fut d’abord la revue de l’Union des écrivains exprimant les idées du Printemps de Prague de 1968 à 1970. Ces types de revues, bien que littéraires, se cantonnent à leur domaine linguistique et régional. Ainsi, même à l’étranger, il n’existe aucune initiative similaire à celle des Cahiers de l’Est.

  • 19 Mathilde Bataillé, Béatrice Scutaru, « “La guerre de la littérature n’est pas terminée”. Faire conn (...)
  • 20 Dumitru Tsepeneag, « Éditorial », Cahiers de l’Est, no 1, Paris, Albatros, 1975, p. 1-2.
  • 21 « In 1971, the dissident Romanian writer Dumitru Tsepeneag settled in Paris and started the Cahiers (...)

27Le choix de la langue est primordial quant au public visé. La revue Kultura vise un public polonophone, le plus souvent polonais ou descendant de Polonais. Le choix du français pour les Cahiers induit donc un public francophone. La littérature d’Europe centrale devient accessible aux Français mais aussi à toutes les personnes d’autre nationalités parlant la langue, faisant fi des frontières linguistiques grâce à une lingua franca. Elle est alors « la première revue émanant des milieux exilés publiée en français qui vise à jouer un rôle de « plate-forme » commune. D’ailleurs, ce terme a été envisagé un temps comme titre de la revue19 ». Les Cahiers de l’Est a des objectifs transnationaux explicites comme l’explique D. Tsepeneag dans l’éditorial du premier numéro : « Le but de notre revue est fort simple : faire connaître en Occident la littérature de ces pays, pas seulement celle du témoignage, mais aussi celle dans laquelle se dévoilent de nouveaux modes d’écriture, des formes nouvelles d’expression20 ». La revue tend à rapprocher les cultures et bâtir des ponts entre l’Est et l’Ouest mais aussi au sein des communautés de l’Est21. Les Cahiers de l’Est s’inscrivent dans une double tradition en fusionnant les revues littéraires francophones avec les revues de l’exil, afin d’obtenir une revue touchant les deux publics et traversant les frontières au sein de l’Europe.

28Les Cahiers de l’Est ont vocation à faire office de « plate-forme » entre différents groupes : les exilés et ceux restés au pays, les exilés et les Français, la France et l’Europe centrale, ainsi que les différentes communautés d’exil au sein de la France. Il convient donc d’étudier plus en détail ce rôle de plate-forme qui s’exprime à travers sa diffusion, son lectorat et sa réception par celui-ci.

  • 22 D. Tsepeneag, op. cit., p. 4, p. 431.
  • 23 Entretien entre Zofia Bobowicz et Valentin Auger, réalisé à Cracovie le 27/10/2021, 54min58 s.
  • 24 Laurent Martin, « La “nouvelle presse” en France dans les années 1970 ou la réussite par l’échec », (...)

29Le tirage de 10 000 exemplaires annoncé par D. Tsepeneag avec les éditions Flammarion22 s’est vu largement réduit avec l’éditeur final : Albatros. D’après Z. Bobowicz : « [le] tirage devait être d’au moins mille, peut-être deux mille pour chaque numéro23 ». Ce tirage est complexe à analyser tant la période des années 1970 foisonne de titres plus ou moins éphémères s’apparentant à la « presse sauvage24 ». Comparé au tirage d’une revue intellectuelle proche comme Esprit, le tirage des Cahiers est minime. Esprit publie depuis 1932, elle compte en 1975 7400 abonnés et tire donc à un nombre encore supérieur.

  • 25 Demokratie und Sozialismus : Politische und Literarische Beiträge, no 1, Hambourg, Europäische Verl (...)
  • 26 Jakobs Stege, Coeckelberghs litterära tidskrift, no 1, Stockolm, René Coeckelberghs, 1977.

30La diffusion s’effectue grâce au réseau de librairies de l’éditeur mais aussi grâce aux réseaux de l’exil. Par exemple, on peut supposer que les Cahiers sont vendus dans la Librairie Polonaise au 123 boulevard Saint-Germain à Paris, car une page d’annonce lui est réservée à la fin de plusieurs numéros de la revue. En effet, grâce aux annonces publicitaires en fin de numéros, il est possible de retracer les diverses affinités et liens qui se nouent dans l’univers de la presse intellectuelle française, mais aussi internationale puisque l’on trouve deux annonces pour des revues étrangères : une pour Demokratie und Sozialismus25 en allemand et une pour Coeckelberghs litterära tidskrift26 en suédois.

  • 27 Pierre Kende, Basile Kerblay, « Les pays de l’Est et la crise », Esprit, Paris, mars 1975.
  • 28 Ovid Crohmalniceanu, Dumitru Tsepeneag, « Le paysage de la poésie roumaine », Esprit, Paris, septem (...)
  • 29 Jiří Pelikan, S’ils me tuent, Paris, Grasset, 1975.
  • 30 Sorin Titel, Le long voyage du prisonnier, Paris, Denoël, 1975.

31Les annonces publicitaires concernent principalement les revues et ouvrages qui traitent des démocraties populaires spécifiquement, dans leur généralité ou juste dans certains numéros. On retrouve dès lors plusieurs publicités pour Esprit qui publie par exemple l’article « Les pays de l’Est et la crise » par Pierre Kende et Basile Kerblay27 ou encore un dossier sur le « paysage de la poésie roumaine » corédigé par D. Tsepeneag28. La revue Esprit est dirigée par Jean-Marie Domenach qui est aussi présent dans le comité d’honneur des Cahiers de l’Est. Il n’est donc pas surprenant de voir des interconnexions entre les deux revues. Il en va de même pour la revue Contrepoint qui ne semble pas à première vue traiter spécifiquement de l’Est mais où François Fejtö, autre membre du comité d’honneur, participe activement à sa production. Globalement, les annonces renvoient aux publications des membres du comité de rédaction, d’honneur ou de proches tels que Jiří Pelikán, à la tête de la revue des intellectuels tchécoslovaques en exil Listy pour son livre publié chez Grasset S’ils me tuent29, ou Sorin Titel qui a vu un extrait de son roman Le long voyage du prisonnier30 publié dans le no4 des Cahiers.

32On voit s’esquisser alors un réseau national et international de revues entre les Cahiers de l’Est, Esprit, La Nouvelle Revue Française, Contrepoint ou encore Lettres Nouvelles, où les rédacteurs participent ponctuellement aux revues des autres, tendent à avoir les mêmes centres d’intérêts, des manières similaires d’aborder les thèmes ; pour exemple l’Europe centrale n’est pas traitée d’un point de vue sensationnaliste dans ces revues, et elles se partagent mutuellement des annonces publicitaires en rapport avec leur ligne éditoriale spécifique.

33Par extension, on peut supposer que leur lectorat est assez semblable : il s’agirait de groupes plutôt intellectuels et centrés à Paris. Même au sein des communautés d’exilés, les Cahiers de l’Est demeurent une revue s’adressant aux classes les plus instruites. La littérature présentée est une littérature d’innovation donc peu propice au grand public, les articles sont souvent écrits par des intellectuels proches des milieux académiques et la langue bloque l’accès à tous les exilés ne maîtrisant pas suffisamment le français pour apprécier la littérature partagée par la revue. À cela s’ajoute l’absence totale d’illustration ou de photographie, y compris pour les couvertures, ainsi que le prix de 25F pour le numéro. Il s’agit ici d’une frontière sociale que la revue ne parvient pas à franchir. À titre de comparaison, un numéro d’Esprit dont les Cahiers se sont inspirés pour le format est vendu à 12F. L’austérité visuelle et le prix du numéro sont principalement dus au manque de moyens cruels auxquels la revue doit faire face. Notons qu’excepté le rédacteur en chef, seuls les traducteurs sont rémunérés pour la production des Cahiers.

34Pour ce qui est du lectorat à l’Est comme la revue se veut une plate-forme entre les deux parts de l’Europe, il se compose vraisemblablement de cercles intellectuels francophones. La diffusion de l’autre côté du rideau de fer concerne cependant presque exclusivement les numéros spéciaux dédiés à la littérature d’un pays en particulier et s’exporte clandestinement dans ce pays-ci. Les Cahiers ne sont bien entendu pas autorisés à être publiés et vendus légalement dans les régimes socialistes.

  • 31 Entretien entre Zofia Bobowicz et Valentin Auger, réalisé à Cracovie le 27/10/2021, 54min58 s.

Ça partait aussi dans le pays intéressé clandestinement. Quand j’ai publié la nouvelle vague en poésie polonaise, ça a eu plein d’écho en Pologne. Il y avait toujours des va-et-vient. C’était une des activités constantes de Kultura notamment. Plein d’émissaires qui circulaient entre la France et la Pologne31.

  • 32 « Moi-même, jamais je ne me suis sentie exilée, étant donné que je suis arrivée de mon propre gré a (...)
  • 33 Bent Boel, « Transnationalisme social-démocrate et dissidents de l’Est pendant la guerre froide », (...)

35On discute et on débat dans les milieux littéraires au sujet des extraits choisis ou des articles publiés dans les Cahiers. En Pologne, en Hongrie, en Tchécoslovaquie ou en Roumanie, quelques exemplaires circulent secrètement. Ils sont distribués par les agents d’institutions comme Kultura à Maisons-Laffitte mais aussi par des particuliers, des expatriés comme Z. Bobowicz32, des personnalités autorisées à voyager à l’Ouest ou encore les sociaux-démocrates au contact fréquent du socialisme d’État33.

  • 34 Entretien entre Zofia Bobowicz et Valentin Auger, réalisé à Cracovie le 27/10/2021, 54min58 s.

36Malgré tout, les Cahiers de l’Est demeurent plus que marginaux en Europe centrale. La plupart des revues de l’émigration se cantonnent à de très petits cercles une fois à l’Est34. En effet, la circulation clandestine ne favorise pas la diffusion, à cela s’ajoute la langue de publication qui comme en France réserve la revue aux francophones. A. Liehm qui a participé aux Cahiers, décrit ce même problème au sujet de sa revue Lettre Internationale :

  • 35 Antonín Liehm, « Que faire ? », dans Wojciech Falkowski, Antoine Marès (dir.), Intellectuels de l’E (...)

Notre problème principal était bien sûr celui de distribuer notre journal à l’Est, et ce sont des questions que toute revue politique d’opposition connaissait à cette époque. Quand je regarde en arrière, je me pose la question suivante : tout cela valait-il la peine, nos efforts ont-ils porté leurs fruits ? Combien d’exemplaires sont parvenus à l’Est ? Combien ont été lus en Tchécoslovaquie ? Quand vous arrivez aujourd’hui dans l’ancienne Tchécoslovaquie, vous demandez aux uns et aux autres qui a lu votre journal, et vous vous rendez compte qu’une petite minorité seulement réussissait à le lire, et que finalement, c’était de la radio que les gens puisaient des informations du monde libre35.

  • 36 Ioana Popa, « La circulation transnationale du livre : un instrument de la guerre froide culturelle (...)

37La production ainsi que la diffusion des Cahiers montrent une Europe connectée dans une certaine mesure. La frontière politique est présente et a des effets directs sur la popularisation de la littérature d’Europe centrale en France, mais elle ne stoppe pas complètement les échanges permis par des rédacteurs engagés profondément dans le partage de leur patrimoine. Malgré les difficultés, ils surmontent les obstacles afin de tendre toujours plus vers cette idée de réunification de la culture européenne qui leur tient à cœur. Pour cela, ils utilisent tous les moyens à leur disposition afin de se procurer des textes en dehors du parcours officiel traditionnel uniquement36. Cependant, leur mode d’action et leur action en elle-même sont la cible de critiques, ainsi que de débats.

Controverses pour le vivant

38Il va de soi que des débats passionnés portent en général sur des sujets qui tiennent à cœur. S’il n’y a pas d’enjeux ni d’importance, à quoi bon disputer tel ou tel élément ? Ici, l’importance des Cahiers de l’Est est mise en avant à travers deux critiques qui leur sont adressées, mettant ainsi en lumière la place occupée par les frontières culturelles dans les débats et les préoccupations contemporaines.

  • 37 « Ces littératures [d’Europe centrale] étaient trop politisées, disaient certains, trop ancrées dan (...)

39Les Cahiers de l’Est ont pour objectif de rétablir sur un pied d’égalité la littérature de l’Est avec celle du reste du monde, séparées par une frontière très présente dans les imaginaires collectifs37. Pour y parvenir, ils prennent la décision de ne publier que des auteurs provenant d’Europe centrale. Il s’agit de spécialiser la revue dans cette aire littéraire afin de la dissoudre dans l’ensemble plus large de la littérature étrangère accessible en France. Banaliser cette littérature permettrait de lui ôter son caractère politique indissociable, appliqué de force par l’Ouest et qui prédomine sur l’aspect esthétique de l’œuvre. Même si le fond de la réflexion est largement partagé par les communautés intellectuelles tant exilées que françaises, la forme que prend l’action, à travers cette revue, laisse place à des débats houleux autant sur l’essence de la revue que sur la composition des comités de rédaction. C’est le cas de l’écrivain tchèque Milan Kundera qui s’oppose frontalement à cette entreprise.

Kundera, Kohout et Vaculik font des chichis. Jusqu’à ce jour, aucun n’a accepté de faire partie du comité d’honneur de la revue Les Cahiers de l’Est. Ils veulent s’assurer d’abord qu’il ne s’agit pas d’une publication réactionnaire. Ce n’est pas que cela leur fasse peur, mais ils tiennent à ne pas s’écarter de leur ligne politique. C’est du moins ce que m’a expliqué une dame envoyée par Pelikan pour prendre langue avec les trois mousquetaires.

  • 38 D. Tsepeneag, op. cit., p. 4, p. 450.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Kundera, cela ne le gêne pas d’écrire à Ionesco dont la réputation de réactionnaire n’est plus à faire –, mais en même temps il hésite à se retrouver à côté de lui dans le comité d’honneur de la revue ! C’est quoi cette salade38 ? !

40M. Kundera est un écrivain tchèque de gauche. À travers ses écrits, il dépeint le système communiste comme défectueux, notamment par son influence soviétique et sa bureaucratie corrompue. Cependant, il est un fervent défenseur du socialisme et a pleinement pris part au Printemps de Prague. Son exil définitif en 1975 le place dans une position délicate. D’une part, il quitte sa patrie pour conserver sa « voix » et continuer à faire ce pourquoi il est tant apprécié en Tchécoslovaquie ; de l’autre, il passe pour un traître au socialisme en allant à l’Ouest (il est déchu de sa nationalité en 1979). Il se doit donc de faire attention à son image publique afin de conserver sa « ligne politique ».

  • 39 Ibid., p. 455.
  • 40 Ibid., p. 455.

41Au-delà de ces éléments d’ordre presque médiatique, M. Kundera « ne voit pas d’un bon œil une revue consacrée à la littérature des pays de l’Est. » En effet, « il considère qu’une telle revue contribuerait à maintenir la littérature de ces pays dans une sorte de ghetto39. » Cette position est compréhensible. Il souhaite que la littérature d’Europe centrale soit considérée au même titre que le reste de la littérature étrangère et que ne lui soit pas appliquée la mention « littérature de l’Est », comme sont perçus ses propres ouvrages. Toutefois, cette position est aussi idéaliste. La littérature d’Europe centrale ne pénètre pas le monde littéraire français comme n’importe quelle littérature en raison des circonstances politiques spécifiques qui règnent sur cette région. Même Milan Kundera, qui affirme que sa littérature se veut universaliste, est parfois accusé d’avoir reçu le prix Médicis en 1973 « justement parce qu’il vit dans un de ces pays de l’Est40 ». Le projet des Cahiers est au contraire de mettre cette littérature en avant, d’un point de vue esthétique et dépolitisé, afin de la faire sortir de ce « ghetto » dans lequel elle est enfermée par le sensationnalisme de la dissidence.

  • 41 Ibid., p. 464.

42« De toute évidence Kundera est contre notre revue. Michel Deguy vient de me le confirmer41 ». Milan Kundera ne fera pas partie du comité d’honneur. Néanmoins, il n’est pas le seul candidat potentiel. La plupart des interlocuteurs se montrent favorables à ce projet novateur et ambitieux, malgré les faibles moyens.

  • 42 François Fejtö, « À propos de la Transylvanie », Cahiers de l’Est, no 4, 1975, p. 152-153.
  • 43 Georges Aranyossy, Hongrie, Paris, Le Seuil, 1974.
  • 44 Guy de Bosschere, « HONGRIE, par Georges Aranyossy », Cahiers de l’Est, no 3, 1975, p. 139-142.
  • 45 Ibid.
  • 46 F. Fejtö, loc. cit.

43Le deuxième exemple prend place lors de la publication du no4 en 1975. La revue s’est réalisée comme « plate-forme » multidimensionnelle. Elle convoie des idées non pas de manière linéaire et verticale, mais circulaire. Les rédacteurs puisent leurs inspirations dans leurs communautés, concrétisent ces idées à travers les publications des Cahiers et reçoivent ensuite les retours de ces mêmes communautés dont ils font partie. Ces retours sont parfois calmes mais parfois plus offensifs. Un cas provenant de cette deuxième catégorie semble parlant. Il s’agit d’un texte rédigé par François Fejtö42qui vient clôturer le numéro 4. Dans ce texte, F. Fejtö revient sur la note de lecture de l’ouvrage écrit par Georges Aranyossy Hongrie43 parue dans le numéro 344. Dans cette note, Guy de Bosschère résume le livre de G. Aranyossy et vient à évoquer la question de la Transylvanie à l’époque médiévale. La Transylvanie est décrite comme colonisée par les Hongrois à travers un « processus désormais classique : colonisant les villes et abandonnant les campagnes aux autochtones45 ». L’utilisation du terme de colonisation « a suscité des protestations de la part de nombreux lecteurs hongrois46 » auprès de la rédaction des Cahiers de manière écrite ou orale. Ces protestations, et peut-être aussi l’initiative propre de F. Fejtö, ont conduit à la publication de cette note de clarification et d’excuse.

Parler de « colonisation », en traitant d’événements des Xe ou XIe siècle, comparer la « colonisation » par les Hongrois de la Transylvanie à celle d’Angola ou de Mozambique par les Portugais […] cela correspond peut-être à la vision historique passionnelle qui – sous couvert du marxisme-léninisme – survit chez les uns, mais blesse profondément la sensibilité des autres.

44Les Cahiers de l’Est provoquent le débat par leur contenu au sein des différentes communautés de l’exil. La Transylvanie est une question – encore aujourd’hui – très sensible entre Hongrois et Roumains. Hier à la Hongrie, aujourd’hui à la Roumanie, « à la ‘‘magyarisation’’ stupide, a succédé une ‘‘roumanisation’’ qui n’est pas moins stupide », la Transylvanie meut toujours « ces peuples chez lesquels même le sort commun qu’ils subissent, n’a pas complètement effacé des ressentiments, les haines léguées par l’histoire ». L’Histoire se place ici en enjeu central. F. Fejtö en tant qu’historien pèse avec justesse son importance, même pour des événements de presque un millénaire et rappelle à G. Aranyossy que « ceux qui écrivent l’histoire de cette partie du monde, auraient une responsabilité particulière à cet égard ».

La tâche fondamentale des « Cahiers de l’Est » consiste, non seulement à créer une communication entre l’Ouest et les « peuples oubliés » de l’Est européen, mais aussi à œuvrer pour une meilleure compréhension, pour l’amitié entre ces peuples.

45Au-delà du débat, les Cahiers proposent un dialogue dépassant de multiples frontières. Ce dialogue s’effectue entre la revue et son lectorat mais aussi entre les Hongrois et les Roumains. Le dialogue, contrairement au débat, n’a pas pour but de convaincre mais de comprendre. En effet, c’est bien la compréhension que met en avant F. Fejtö et c’est cette compréhension qui a pour but de rapprocher les peuples entre eux.

46Ces deux exemples de controverses mettent en lumière l’aspect vivant et vif des débats sur la question de la littérature de l’Europe centrale, plus généralement de sa politique et de son histoire, que la revue des Cahiers de l’Est s’est donnée pour mission de réhabiliter. Les divergences et les contestations montrent les dissensions au sein de cette Europe idéalisée. Des frontières poreuses restent des frontières, mais une fois la brèche ouverte, elle ne peut que s’agrandir. Ces divergences montrent aussi comme en négatif, l’importance de ces débats, de ces thèmes et par extension des Cahiers de l’Est. Qu’ils soient critiqués sur leur essence ou leur contenu, le fait est qu’ils apportent ces discours dans les communautés et dans le débat public. Le désaccord rapproche toujours plus que le néant ou l’indifférence.

47L’aventure Cahiers de l’Est s’arrête au n° 20, au bout de cinq années de publication. À la vue de la composition des derniers tirages, du désengagement grandissant des rédacteurs dans la revue et de la place de la littérature d’Europe centrale qui au cours de la décennie 1970 se popularise en France, l’arrêt des Cahiers n’apparaît pas comme un événement surprenant.

  • 47 Entretien entre Zofia Bobowicz et Valentin Auger, réalisé à Cracovie le 27/10/2021, 54min58 s.

48La fin des Cahiers s’explique d’une part par le retrait de D. Tsepeneag du projet, d’autre part de manière assez pratique par les difficultés financières tout au long des publications : « on ramait financièrement, c’est vrai47 », mais aussi par les objectifs de la revue qui ont été suffisamment complétés pour permettre à la littérature de l’Est d’évoluer de manière différente.

  • 48 Ibid.

49La revue a introduit ces textes dans une France globalement fermée à cette littérature. « À l’époque des Cahiers, rien ne paraissait dans l’édition, c’étaient les tout premiers textes48 ». L’objectif de mettre la littérature de l’Ouest et de l’Est sur un pied d’égalité était très ambitieux. Toutefois, même si elle ne l’a pas fait par elle-même, la revue a participé à la réalisation de cette égalisation des littératures.

  • 49 Ibid.

Notre rôle était pratiquement rempli, nous avions fait ce que nous devions faire. Nous avions préparé une brèche. […] Nous avons insufflé, un tout petit peu, l’intérêt pour la littérature de l’Est. On a parfaitement joué ce rôle et nous le sentions ou nous le pressentions plutôt, et c’était suffisamment fort pour nous dire de nous arrêter là. Notre idée était de préparer le terrain49.

50La « brèche » est effectivement ouverte aux lecteurs et surtout aux éditeurs qui découvrent peu à peu ces écrits et y voient pour certains une mine d’or à exploiter. Les Cahiers de l’Est ont donc joué un rôle central dans son développement en l’introduisant dans l’aire littéraire française.

51Après les Cahiers, la carrière d’éditrice de Z. Bobowicz se poursuit jusqu’à arriver à la tête de la première collection entièrement dédiée à la littérature d’Europe de l’Est chez Robert Laffont. La collection Pavillons-Domaine de l’Est a pleinement joué dans la diffusion des lettres de l’Est en France et n’aurait sûrement pas existé sans Z. Bobowicz. Son parcours professionnel est intimement lié au développement et à la diffusion de la littérature de l’Est.

52Plus généralement, à travers la production, la diffusion et les critiques faites aux Cahiers, nous découvrons ces personnes qui incarnent les transferts culturels. Ces femmes et ces hommes s’engagent de tout leur être pour montrer aux Européens qu’ils partagent une même culture, un même destin et une même littérature. Enfin, s’il est une chose sur laquelle se rejoignent S. Stolojan et D. Tsepeneag, c’est cette volonté « d’agir et de crier [ses] vérités » afin de ne pas délaisser la patrie d’origine comme un ailleurs lointain, afin de ne pas l’oublier une fois les frontières franchies.

  • 50 S. Stolojan, op. cit., p. 4, p19.

Une crainte m’effleure : que nous puissions devenir indifférents envers ce que nous avons vécu. Dans un poème traduit pour les Cahiers de l’Est, Czeslaw Milosz écrit : « Peut-être que l’indifférence va s’instaurer un jour dans la vie de ces exilés, là-bas, au loin, dans leur ferme au Canada… ». Au terme des souvenirs de chacun, il y a cette ombre possible : l’oubli. Garder la flamme vivante, sans qu’elle vous dévore, c’est notre pari existentiel, à nous qui vivons en état d’exil50.

53Cette volonté prend racine profondément et donne un sens spirituel aux Cahiers de l’Est. Elle est plus qu’une revue, elle devient un sanctuaire. Elle commémore, elle célèbre, elle rappelle, elle traverse et surtout, elle transmet.

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Notes

1 Cet article est issu de notre mémoire de recherche : Valentin Auger, Les Cahiers de l’Est : écritures d’exils et exils d’écritures (1973-1980), mémoire de master dirigé par Anna Trespeuch-Berthelot, université de Caen Normandie, 2022. https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-04079649v1

2 On pense notamment aux doctrines Truman et Jdanov toujours mises en parallèle lors des séquences sur la guerre froide, opposition simple et claire pour mettre en emphase cette dichotomie.

3 Voir Milan Kundera, « Un Occident kidnappé », Le Débat, Gallimard, no 27, 1983, p. 3-23.

4 Fonds Parlement International des Écrivains, PIE 140.12, Imec, Saint-Germain-la-Blanche-Herbe, France.

Fonds François Fejtö, Fondation Joseph Karolyi, Feherversurgo, Hongrie.

Fonds Zofia Bobowicz, 131/16-138/16, Université Jagellonne, Cracovie, Pologne.

5 Dumitru Tsepeneag, Un Roumain à Paris, Paris, POL, 2021.

6 Sanda Stolojan, Au balcon de l’exil roumain à Paris, Paris, L’Harmattan, 1999.

7 Zofia Bobowicz, De Laffont à Vivendi, Paris, Le Bord de l’Eau, 2014.

8 Entretien entre Zofia Bobowicz et Valentin Auger, réalisé à Cracovie le 27/10/2021, 54min58 s.

9 Ibid.

10 D. Tsepeneag, op. cit., p. 4, p. 524.

11 Ibid. p. 536.

12 Georges Kassaï, « Lajos Kassák », Cahiers de l’Est, n° 6, 1976, p. 20-22.

13 Entretien entre Zofia Bobowicz et Valentin Auger, réalisé à Cracovie le 27/10/2021, 54min58 s.

14 INSEE Résultats, « R6 – Étrangers selon la nationalité (17 postes) de 1946 à 1999 », 7 février 2011, <https://www.insee.fr/fr/statistiques/2118512 ?sommaire =2118522> consulté le 15 mars 2022.

15 Maurice Nadeau, « Numéro spécial : Écrivains roumains d’aujourd’hui », Les Lettres Nouvelles, Paris, février 1976.

Jean-Paul Sartre, « Vivre à l’Est », Les Temps Modernes, Paris, novembre-décembre 1977, no376-377.

16 Diana Cooper-Richet, « Pour une étude de la presse d’exil, miroir des échanges transculturels (XIXe-XXe siècles) », dans Judit Maár, Augustin Lefebvre (dir.), Exils et transferts culturels dans l’Europe moderne, Paris, L’Harmattan, 2015, p. 199-207.

17 Voir Anna Bernhardt, Anna Ciesielska, Iwona Pugacewicz (dir.), Penser la démocratie et agir en exil : Les leçons de Jerzy Giedroyc et de Kultura, 1947-2000, Centre de civilisation polonaise Sorbonne Université, Association Institut Littéraire Kultura, 2023.

18 André Malraux, « Do redakcji Kultury », Kultura, no9/95, Maisons-Laffitte, 1955, traduction de Joanna Nowicki, tirée deJoanna Nowicki, « Exil ou la vertu de la pensée décalée », dans Judit Maár, Augustin Lefebvre (dir.), Exils et transferts culturels dans l’Europe moderne, Paris, L’Harmattan, 2015, p. 13-25.

19 Mathilde Bataillé, Béatrice Scutaru, « “La guerre de la littérature n’est pas terminée”. Faire connaître la littérature roumaine dans la France de la guerre froide : l’exemple des Cahiers de l’Est », dans Judit Maár, Augustin Lefebvre (dir.), Exils et transferts culturels dans l’Europe moderne, Paris, L’Harmattan, 2015, p. 223-232.

20 Dumitru Tsepeneag, « Éditorial », Cahiers de l’Est, no 1, Paris, Albatros, 1975, p. 1-2.

21 « In 1971, the dissident Romanian writer Dumitru Tsepeneag settled in Paris and started the Cahiers de l’Est, the only exile journal that explicitly aimed at building transnational bridges » dans John Neubauer, Borbála Zsuzsanna Torok, The Exile and Return of Writers from EastCentral Europe, Berlin, De Gruyter, 2009, p. 224.

22 D. Tsepeneag, op. cit., p. 4, p. 431.

23 Entretien entre Zofia Bobowicz et Valentin Auger, réalisé à Cracovie le 27/10/2021, 54min58 s.

24 Laurent Martin, « La “nouvelle presse” en France dans les années 1970 ou la réussite par l’échec », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 98, no 2, 2008, p. 57-69.

25 Demokratie und Sozialismus : Politische und Literarische Beiträge, no 1, Hambourg, Europäische Verlagsanstalt, Janvier 1976.

26 Jakobs Stege, Coeckelberghs litterära tidskrift, no 1, Stockolm, René Coeckelberghs, 1977.

27 Pierre Kende, Basile Kerblay, « Les pays de l’Est et la crise », Esprit, Paris, mars 1975.

28 Ovid Crohmalniceanu, Dumitru Tsepeneag, « Le paysage de la poésie roumaine », Esprit, Paris, septembre 1975.

29 Jiří Pelikan, S’ils me tuent, Paris, Grasset, 1975.

30 Sorin Titel, Le long voyage du prisonnier, Paris, Denoël, 1975.

31 Entretien entre Zofia Bobowicz et Valentin Auger, réalisé à Cracovie le 27/10/2021, 54min58 s.

32 « Moi-même, jamais je ne me suis sentie exilée, étant donné que je suis arrivée de mon propre gré avec un passeport polonais. […] Une fois même, comme je rapportais des samizdats dans ma valise au retour assez souvent, je les ai laissés dans la valise de ma fille qui partait plus tôt. Et c’est elle qu’ils ont contrôlée ! », Ibid.

33 Bent Boel, « Transnationalisme social-démocrate et dissidents de l’Est pendant la guerre froide », Vingtième siècle, revue d’histoire, no 109, janvier-mars 2011, p. 169-181.

34 Entretien entre Zofia Bobowicz et Valentin Auger, réalisé à Cracovie le 27/10/2021, 54min58 s.

35 Antonín Liehm, « Que faire ? », dans Wojciech Falkowski, Antoine Marès (dir.), Intellectuels de l’Est exilés en France, Paris, Institut d’études slaves, 2011, p63-68.

36 Ioana Popa, « La circulation transnationale du livre : un instrument de la guerre froide culturelle », Histoire @ Politique, n° 15, Centre d’histoire de Sciences Po, 2011, p. 25-41.

37 « Ces littératures [d’Europe centrale] étaient trop politisées, disaient certains, trop ancrées dans le débat d’idées opposant le monde du bien et du mal, les intérêts nationaux à ceux de puissants voisins oppresseurs. Ou trop hermétiques. Percevant “l’Autre” par le prisme des idées reçues, le lecteur français moyen ne pouvait qu’être déçu, rien ou presque rien de ce qu’il pouvait lire ne correspondait à son imaginaire nourri de mythes » dans Zofia Bobowicz, De Laffont à Vivendi, Lormont, Le Bord de l’Eau, 2014, p. 11.

38 D. Tsepeneag, op. cit., p. 4, p. 450.

39 Ibid., p. 455.

40 Ibid., p. 455.

41 Ibid., p. 464.

42 François Fejtö, « À propos de la Transylvanie », Cahiers de l’Est, no 4, 1975, p. 152-153.

43 Georges Aranyossy, Hongrie, Paris, Le Seuil, 1974.

44 Guy de Bosschere, « HONGRIE, par Georges Aranyossy », Cahiers de l’Est, no 3, 1975, p. 139-142.

45 Ibid.

46 F. Fejtö, loc. cit.

47 Entretien entre Zofia Bobowicz et Valentin Auger, réalisé à Cracovie le 27/10/2021, 54min58 s.

48 Ibid.

49 Ibid.

50 S. Stolojan, op. cit., p. 4, p19.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Valentin Auger, « Une Europe sans frontière est-elle imaginable ? La revue littéraire des Cahiers de l’Est »Revue d’histoire culturelle [En ligne], 7 | 2023, mis en ligne le 15 décembre 2023, consulté le 11 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhc/7021 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rhc.7021

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Auteur

Valentin Auger

Valentin Auger est doctorant au département d’histoire économique et sociale (ÚHSD) à l’Université Charles de Prague sous la direction de Lucie Dušková. Travaillant actuellement sur les représentations du travail dans la littérature européenne du XXe siècle, il s’intéresse notamment aux relations culturelles entre l’Europe occidentale et l’Europe centrale pendant la guerre froide, aux questions liées à l’exil ainsi qu’à l’articulation de la littérature avec le politique. valentin.auger@ff.cuni.cz

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