Marie-Clémence Régnier, Vies encloses, demeures écloses. Le grand écrivain français en sa maison‐musée (1879‐1937)
Marie-Clémence Régnier, Vies encloses, demeures écloses. Le grand écrivain français en sa maison‐musée (1879‐1937), Rennes, PUR, 2023, 370 p.
Texte intégral
1Depuis les années 1990, les maisons d’écrivains suscitent de nombreuses études. Le présent travail, issu d’une thèse de doctorat multirécompensée, se distingue par ses qualités à la fois historiques et littéraires, à l’image du brillant parcours de l’autrice de cet essai. Marie-Clémence Régnier s’intéresse à quatre maisons et six maisons-musées ouvertes entre 1879 et 1937 : les deux maisons normandes de Pierre Corneille, la demeure parisienne et la demeure anglo-normande de Victor Hugo, celle de Flaubert à Croisset, et de Balzac à Paris. L’autrice a souhaité se limiter à des lieux dans lesquels les écrivains ont écrit, ce qui ne l’empêche pas d’évoquer ponctuellement, pour les besoins de sa démonstration, les maisons de Molière, Rousseau ou encore de Zola. L’ambition est de mêler « l’étude des représentations des écrivains à demeure avant l’inauguration des musées fondés dans les maisons aussi bien que leur étude après l’inauguration » (p. 26) ; mais en toute logique, il y a davantage à dire sur l’après.
2La première partie est la plus historique et politique car elle porte sur la fondation de ces maisons « dans le contexte du plein essor du culte monumental et commémoratif célébrant "le grand homme" sous la Troisième République » (p. 33) et fait apparaître des conflits entre les volontés locales et nationales. La deuxième partie mobilise davantage la double compétence (historienne et littéraire) de l’autrice. Elle y étudie les scéno-mythographies des maisons, soit « la mise en intrigue et en espace de représentations imaginaires et imagées de l’écrivain au moyen d’éléments dramaturgiques (décors, praticables, accessoires, mobilier…) qui façonnent des images d’écrivain de nature mythique » (p. 147). Les illustrations, nombreuses, permettent de se figurer ces scénographies, même si elles ne peuvent en donner qu’une toute petite idée. Une dernière partie reprend cette question de la scénographie sous l’angle de la « réification de la littérature » (ibid.).
3L’ouvrage témoigne d’un travail impressionnant dans les archives et séduit par la prise en compte des écrivains eux-mêmes. Le développement des maisons d’écrivains et l’évolution des scénographies sont liés à la personnalité des écrivains, à leur œuvre, aux objets qu’ils ont laissés derrière eux, autant qu’aux agents locaux ou nationaux qui œuvrent à sa patrimonialisation. Ces maisons et leur manière de s’exposer sont aussi renvoyées aux théories et aux expérimentations scientifiques de l’époque, notamment sur le « milieu », comme la méthode biographique de Sainte-Beuve, les théories de Cuvier, Saint-Hilaire, Taine, sans oublier le programme naturaliste de Zola inspiré de Claude Bernard (p. 151). L’essai nous fait découvrir à quel point l’histoire des maisons d’écrivains croise celle de la littérature mais aussi de du journalisme, du tourisme ou encore des expositions universelles (puisque celles-ci donnent à voir des reconstitutions domestiques d’écrivains).
4L’autrice fait le récit épique de l’ouverture de certaines maisons, notamment celle de Balzac, avec une propriétaire qui « fait penser aux personnages de vieilles demoiselles » de certains romans de l’écrivain lui-même (p. 130). Elle montre comment la maison de Hugo fait figure de modèle et d’exception tout à la fois. Au sujet de celle de Pierre Corneille à Petit-Couronne, elle déconstruit patiemment les travaux entrepris qui révèlent non pas une « vérité historique » mais une construction idéale qui « agrège des époques et des éléments épars » (p. 75). En réalité, en s’ouvrant au public, cette maison est devenue « un archétype de la demeure normande du gentilhomme [...], microcosme idyllique qui fait fureur au xixe siècle » (p. 75). Cette maison de Corneille n’est pas seulement anachronique mais mise au service d’un pittoresque touristique et régional. D’ailleurs, un visiteur expert ne s’y trompe pas en parlant de « fiction » (p. 77). M.-C. Régnier nous décrit d’autres instrumentalisations stupéfiantes comme ce « paradoxe absolu » concernant Flaubert : alors que l’écrivain fut un farouche opposant au culte de la personnalité, à la reproduction photographique et aux valeurs bourgeoises en général, « au tournant du xixe et xxe siècles, [la littérature et l’écrivain sont devenus] les faire-valoir d’une bourgeoisie marchande devenue mécène, avide de mettre à l’honneur l’identité normande de la petite patrie. » (p. 98).
5Une autre originalité de ce travail est d’avoir donné à voir l’écrivain vivant dans sa maison, se mettant en scène dans différents buts. Ainsi d’Edmond de Goncourt qui parvient à modifier son image, passant d’un auteur naturaliste à une identité artiste via un ouvrage sur sa maison (La Maison d’un artiste, 1881) puis des interviews qu’il choisit progressivement de donner à des revues spécialisées (p. 159-160). À l’issue de l’analyse des écrivains vivants en leur maison, l’autrice peut établir que tous les écrivains restent prudents « vis-à-vis de la médiatisation et du dévoilement de leur intimité au public » (p. 177-178).
6Si l’autrice nous donne accès à la parole des visiteurs, notamment des livres d’or, il n’est pas aisé – comme le promettait l’introduction (p. 10) – de déterminer quelle image de la littérature est donnée par ces maison-musées, tant les situations sont différentes d’une maison à l’autre. Le titre de l’ouvrage renvoie aux deux risques inhérents à toute maison d’écrivain : la fixation d’un écrivain dans un certain passé, et/ou son exploitation commerciale. Marie-Clémence Régnier ne cesse d’y revenir, de décrire des moments de flux et de reflux : entre engouement et désintérêt pour les maisons, fétichisation et dépouillement au sein des scénographies (vie de saint, d’ermite ou d’homme ordinaire, effet d’appartenance ou défamiliarisant entre l’écrivain et la société bourgeoise, etc.).
7À de très nombreuses reprises dans l’ouvrage, M.-C. Régnier évoque des « images d’Épinal » pour critiquer les stéréotypes mis en place. Mais comment faire autrement dans des espaces qui se veulent pédagogiques ? L’autrice excelle en tout cas à formuler de nombreuses hypothèses pour expliquer ces différents stéréotypes et à isoler des agents « spéciaux » qui se distinguent par leur approche subtile et originale à l’instar de John Grand-Carteret (p. 289-290). En de nombreuses occasions, M.-C. Régnier relève le retard de la France par rapport à d’autres pays européens, notamment l’Angleterre qui a plus d’expérience dans les maisons-musées littéraires. S’il s’agit assurément d’une piste à creuser, comme le souligne la conclusion, la mention récurrente du retard français aurait peut-être mérité plus d’exemples pour l’illustrer. Dans le même temps, les informations données sur chaque maison, et pas seulement les six qui forment le cœur du corpus, sont si impressionnantes, les agents de la patrimonialisation mentionnés si nombreux, qu’on ne saurait reprocher à l’autrice de nous avoir privé d’informations.
Pour citer cet article
Référence électronique
Aurélie Barjonet, « Marie-Clémence Régnier, Vies encloses, demeures écloses. Le grand écrivain français en sa maison‐musée (1879‐1937) », Revue d’histoire culturelle [En ligne], 7 | 2023, mis en ligne le 15 décembre 2023, consulté le 09 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhc/6676 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rhc.6676
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