Rosalind P. Blakesley, Women Artists in the Reign of Catherine the Great
Rosalind P. Blakesley, Women Artists in the Reign of Catherine the Great, Lund Humphries, Northern Lights Series, 2023, 152 p., 62 illustrations couleurs, 45 £.
Texte intégral
1Catherine la Grande (1729-1796) a captivé l'attention des chercheurs depuis le début de son règne en novembre 1762. Son accession au trône, à la suite de la destitution de son mari Pierre III, a marqué le début d'un effort inlassable pour légitimer son statut en tant qu'impératrice de toutes les Russies et héritière légitime de Pierre le Grand. À l'instar de son auguste prédécesseur, elle a mené une politique ambitieuse reposant en grande partie sur son image de souveraine. Avec une certaine prodigalité, Catherine s'est affirmée sur le marché de l'art européen en tant que l'une des plus importantes collectionneuses de son époque, tout en promouvant activement des artistes en Russie et à l'étranger. Parmi ces artistes, huit femmes remarquables – Elisabetta Sirani, Rosalba Carriera, Anne Rosina Lisiewska, Anna Dorothea Therbusch, Marie-Anne Collot, Angelica Kauffmann, Maria Fedorovna et Élisabeth Vigée Le Brun – ont créé des œuvres acquises par Catherine II, voire conçues spécifiquement pour glorifier son règne. C'est sur ces aspects et personnalités que Rosalind P. Blakesley a dirigé son attention.
- 1 Rosalind Polly Blakesley, The Russian Canvas: Painting in Imperial Russia, 1757-1881, New Haven, Ya (...)
2Rosalind Polly Blakesley est professeure d'histoire de l'art russe et européen au Pembroke College de l'Université de Cambridge, reconnue pour ses travaux sur la peinture produite en Russie aux XVIIIe et XIXe siècles. Son précédent ouvrage est une référence incontournable dans le domaine des arts en Russie et demeure l’un des seuls ouvrages portant sur cette thématique qui ne soit pas en langue russe1. Également spécialiste d'une histoire de l'art abordée à travers le prisme du genre, son nouvel ouvrage Woman Artists in the Reign of Catherine the Great offre un regard neuf et profondément érudit sur la contribution des femmes artistes à la politique culturelle de Catherine II. Malgré l'abondance de publications existantes sur ce règne, l’étude de Blakesley se distingue par son caractère original et apporte une contribution attendue par les spécialistes de cette période, qui n’avaient pour l’heure et au mieux que des publications monographiques sur ces artistes dans lesquelles la part russe de leurs productions restait peu abordée.
3Le livre est structuré de manière chronothématique, en huit chapitres se concentrant sur chaque artiste et une période spécifique de la vie de l'impératrice, à l’exception du court second chapitre qui aborde le rôle des impératrices comme patronnes de l’Académie des beaux-arts de Saint-Pétersbourg. Cette organisation offre une lecture fluide et intuitive. Avant d'explorer la carrière de ces artistes, l'auteure pose les bases de son ouvrage en abordant la problématique centrale qui guidera sa réflexion : le souci de l'impératrice pour le genre des artistes dont elle acquérait ou commandait les œuvres. Blakesley évite les conclusions hâtives qui pourraient suggérer l'existence d'une solidarité royale ou impériale, ainsi que l'idée qu’en tant que femme au pouvoir, Catherine II aurait orienté ses choix en matière de représentation ou ses choix de collaborations vers une perspective féminine : « Inspirée par des conseillers et des collectionneurs masculins tels que Diderot et Frédéric le Grand, il se peut qu'elle ait inconsciemment perpétué les préjugés masculins. […], elle aspirait simplement à commander et à collectionner les œuvres des meilleurs, dont certains, à cette époque, étaient des femmes. » (p. 8). Blakesley démontre que le processus était probablement inverse : ce sont ces artistes femmes qui étaient attirées par le vaste potentiel de mécénat offert par une impératrice disposant d'un budget quasi illimité.
4Catherine la Grande demeure le pivot central de cet ouvrage, autour duquel gravitent les femmes artistes présentées. Les deux premiers chapitres mettent en lumière les années d’attente avant le début de son règne, exposant comment, dès son enfance, Catherine a été attentive à la « création » de son image. Cette approche rappelle les travaux de Peter Burke sur la « fabrication » de Louis XIV. L'auteure analyse les logiques du favoritisme et les stratégies politiques qui ont conduit à choisir la princesse allemande Sophie Auguste Friederike de Anhalt-Zerbst comme épouse de l'héritier Pierre III. Elle montre également comment sa personnalité forte, son intelligence et son entourage féminin, notamment sa mère, l'impératrice Elisabeth, et la peintre Anna R. Lisiewska, ont préparé Catherine à jouer un rôle central au sein de l'élite russe grâce à son image.
5Cette construction méticuleuse de son image s'est révélée cruciale dès la mort de Pierre III, lorsque Catherine a dû faire preuve d'une gestion délicate pour éviter d'être accusée d'usurpation. L'auteure expose comment Catherine II se présente comme l'héritière de Pierre le Grand et l'alliée de l'armée, notamment à travers des représentations la montrant en uniforme militaire et comme mère régente, s'est efforcée de promouvoir les arts. Cette démarche était associée à la volonté de Catherine II d’imposer une politique moderne en Russie qui établirait la réputation d'un gouvernement éclairé, rayonnant à travers l'Europe.
6Catherine II, outre la commande de portraits et de scènes glorifiant son règne, a simultanément promu un mécénat artistique visant à développer la formation artistique en Russie, notamment par le biais de l'Académie des beaux-arts, par son activité de collectionneuse. Ce dernier aspect est exploré en détail dans les chapitres trois et cinq. L'auteure expose avec habileté la mise en place d'un réseau de connaisseurs étrangers tels que Diderot, Grimm et Reiffenstein, ainsi que de voyageurs issus de l'élite russe comme Stroganov, Ioussoupov et Golitsyn. Ces individus sont devenus de véritables agents artistiques de l'impératrice, acquérant certaines des œuvres les plus importantes de la collection impériale. L'auteure démontre que l'impératrice n'avait aucune préférence particulière pour les artistes femmes. Elle acquérait des collections entières sans se soucier du contenu, manifestant rarement de réelles connaissances en la matière, et se qualifiant même d'« insatiable glouton » en ce qui concerne l'acquisition de collections. Comme l'auteure le rappelle en conclusion, l'objectif principal de Catherine II était d'impressionner les souverains étrangers en mettant en avant la richesse de son capital culturel, dans le but d'affirmer la Russie sur la scène internationale (p. 84).
7Avec le chapitre quatre, Blakesley présente la première femme artiste à être venue travailler en Russie pour l'impératrice. Marie-Anne Collot, sculptrice, n'avait que dix-huit ans à son arrivée à Saint-Pétersbourg et fut alors un objet de curiosité sans précédent pour l'élite russe. C'est à Collot que l'on doit les portraits intimes de l'impératrice, qui deviendront un genre en soi, reprit plus tard par le sculpteur russe Fedot Choubine. Grâce à ces portraits, qui serviront de modèle, l'artiste a consolidé la réputation de Catherine II en tant que bienfaitrice de son empire. Blakesley analyse en détail les œuvres de Collot, tout en rappelant la relation tumultueuse qu'elle entretenait avec son mentor, le fier et égocentrique Étienne-Maurice Falconet. Ce dernier, reconnaissant le talent exceptionnel de son élève dans l'art du portrait, lui a permis d'exécuter le puissant visage de Pierre le Grand sur la statue équestre offerte par Catherine II à la ville de Saint-Pétersbourg.
8L'auteure mobilise, comme tout au long du livre, une bibliographie très riche tout en rassemblant des sources pertinentes provenant du français, du russe, de l'allemand et de l'anglais. Toutefois, l'absence des travaux de Marie-Louise Becker dans les références de ce chapitre est particulièrement curieuse, étant donné leur importance dans la réévaluation de cette artiste sur la scène internationale.
9Le chapitre six met en lumière une personnalité bien connue, Angelica Kauffman, tout en explorant des aspects peu étudiés à ce jour. Pour cette peintre suisse principalement active à Rome, l'auteure expose le contexte des prétentions russes sur les antiquités ainsi que sur les œuvres conservées et produites dans la Ville Éternelle. L'Italie continuait à être une référence pour les artistes, et l'Académie impériale, dont Catherine II était la principale promotrice, y envoyait des pensionnaires tout au long du XVIIIe siècle. Bien que de nombreuses études existent sur Kauffman, traiter ses relations avec la Russie enrichit nos perspectives à la fois sur l'artiste et sur l'attrait croissant de l'élite russe pour l'Empire romain. Le courant néoclassique, dont Kauffman est l'un des fers de lance, s'est solidement implanté en Russie, se manifestant sur divers supports. L'étude approfondie de la réception des modèles de Kauffman en Russie constitue l’une des véritables réussites de cet ouvrage.
10Dans les chapitres précédents, l'attention s'est concentrée sur des femmes artistes professionnelles. Le huitième chapitre, quant à lui, explore les relations entre la grande-duchesse Maria Fedorovna, belle-fille de Catherine II, et le monde des arts. Outre sa profonde expertise dans ce domaine, marquée par des choix et des commandes exigeants, la grande-duchesse dévoile un talent remarquable dans la création d'œuvres d'art en tant qu'amatrice. Bénéficiant d'une formation dispensée par des professeurs de l'Académie, elle manifeste un vif intérêt pour divers supports artistiques, y compris ceux traditionnellement considérés comme moins féminins, tels que la sculpture et le tour à bois. Son habileté artistique est saluée et louée par Catherine II, témoignant ainsi de sa reconnaissance. L’auteure met en lumière comment Maria Fedorovna développe un jeu subtil de séduction envers l'impératrice, en partageant avec elle des centres d'intérêt commun, notamment dans le domaine du mécénat et de la promotion des arts.
11L’ultime chapitre du livre revient sur Elisabeth Vigée Le Brun. Blakesley examine en détail la trajectoire artistique de cette figure. Entre 2015 et 2016, au Grand Palais, la peintre avait eu droit à une exposition monographique dont l’absence de réel propos sur la période russe avait surpris plus d’un visiteur. L'accent mis sur cette omission notoire lors de la rétrospective est ici tout à fait bienvenu et pertinent. Cette démarche vise à démontrer comment cette artiste peut éclairer les préférences artistiques de Catherine II. L’impératrice ne portait pas particulièrement Élisabeth Vigée Le Brun et son travail dans son estime et n'hésita pas à l'exprimer. Bien que tout au long de sa vie, ses préférences en matière d'œuvres réalisées par des femmes demeurent floues, elles se révèlent clairement différentes dans ce contexte particulier. Toutefois, la problématique n’est pas véritablement liée au genre de l’artiste, mais plutôt à une question de style artistique. Selon les dires de l'impératrice, la peintre exécute un portrait qui grime en singes ses petites-filles. La colère de l’impératrice suggère que jusqu'à la fin de sa vie, elle est restée attentive à la préservation de son image, et surtout, de celle de sa dynastie.
12La densité et la subtilité des analyses permettent à l'auteure de présenter une vaste gamme d'éléments liés à la vie de ces femmes et à toutes les personnalités qui les entourent. L'ouvrage réussit admirablement à éviter l'écueil auquel peut parfois faire face ce type de publication, celui de surinterpréter les sources afin de mettre en avant le rôle de certaines figures. Il se présente comme un outil précieux pour quiconque s'intéresse à la production artistique durant la période de Catherine II. Les termes les plus adéquats pour décrire ce travail sont l’érudition et l’accessibilité. Les félicitations sont de mise tant pour l'auteure que pour l'éditeur qui ont mis à disposition de magnifiques reproductions en couleur, dont beaucoup sont des œuvres difficilement accessibles, surtout depuis le début de la guerre en Ukraine.
Notes
1 Rosalind Polly Blakesley, The Russian Canvas: Painting in Imperial Russia, 1757-1881, New Haven, Yale University Press, 2016.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Hugo Tardy, « Rosalind P. Blakesley, Women Artists in the Reign of Catherine the Great », Revue d’histoire culturelle [En ligne], 7 | 2023, mis en ligne le 15 novembre 2023, consulté le 04 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhc/6609 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rhc.6609
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