Alexandre Antolin, Une censure éditoriale. Ravages de Violette Leduc
Alexandre Antolin, Une censure éditoriale. Ravages de Violette Leduc, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2023, 496 p.
Texte intégral
1Certaines recherches naissent d’une opportunité trop grande pour être refusée. Au printemps 2015, Alexandre Antolin termine un mémoire sur l’histoire éditoriale du roman de Violette Leduc Ravages et ses censures, tout en faisant en parallèle un stage à l’Institut Mémoire de l’édition française (IMEC). C’est à ce moment qu’est versé au fonds Leduc de l’IMEC un ensemble de seize cahiers formant le manuscrit d’origine de Ravages. « Soixante ans après sa parution, il était désormais possible de lire derrière les pointillés de la censure éditoriale » (p. 11), d’en saisir les raisons et d’en mesurer l’influence sur l’œuvre postérieure de V. Leduc. C’est là l’objectif de la thèse réalisée par A. Antolin à l’université de Lille et dont est tiré le présent ouvrage.
2À ce projet s’ajoute un second, corolaire, celui de « réparer les méfaits de la censure » (p. 23) qui ont valu au manuscrit de V. Leduc d’être si gravement amputé. À partir des matériaux collectés, A. Antolin a entrepris de reconstituer une version de Ravages qu’il espère conforme aux volontés de l’autrice, et dont la publication dans la collection « Imaginaires » des éditions Gallimard est attendue pour la fin octobre 2023. Une censure éditoriale. Ravages de Violette Leduc offre donc également une immersion au cœur de cet exercice de restauration qui rend justice au texte et l’impose pour la première fois pour ce qu’il est : une œuvre pionnière qui renouvelle le genre de l’écriture du désir féminin.
3La censure de Ravages a fait l’objet de travaux antérieurs, et c’est donc bien d’abord la confrontation du chercheur avec ces archives inédites qui représente la nouveauté de son étude. Le corpus est constitué des cahiers versés à l’IMEC, complétés par les dactylographies de Ravages et un carnet de notes de V. Leduc (fonds privé Jansiti), ainsi que par un tapuscrit de Thérèse et Isabelle découvert dans le fonds Cocteau de la BHVP. L’autre originalité de l’entreprise menée par A. Antolin réside dans son interdisciplinarité. Elle se situe à la confluence de l’histoire de l’édition, de la sociologie de la littérature et de la théorie des réseaux, des études de genre et de la génétique littéraire.
4Ravages est le troisième ouvrage de Violette Leduc. Les deux premiers ont été publiés chez Gallimard sous l’égide de Simone de Beauvoir, figure surplombante dans la vie de l’écrivaine, à la fois conseillère littéraire et objet de sa dévorante passion. Rédigé entre 1948 et 1954, ce roman autobiographique est centré sur les amours de Thérèse, de sa jeunesse à ses trente ans : Isabelle d’abord, une camarade de pensionnat ; puis à l’âge adulte Cécile, une institutrice qu’elle quitte pour Marc. Ils se marient puis se séparent. Thérèse, enceinte, tente à plusieurs reprises d’avorter avant d’y parvenir. L’ouvrage, inspiré de la propre vie de Leduc, paraît bien chez Gallimard en 1955, mais dans une version largement remaniée à la suite de demandes de coupes et de révisions qui dénaturent la portée transgressive du manuscrit.
5A. Antolin ouvre son étude sur le contexte du champ littéraire de l’après-guerre. Cette époque éditoriale a été abondamment examinée, mais A. Antolin apporte des éclairages nouveaux, principalement sur la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence (CSCPEA), fruit de la fameuse loi de juillet 1949. Déjà analysés par B. Joubert ou A. Urbain-Archer, les comptes rendus de la CSCPEA le sont ici sous l’angle du regard porté par la commission sur le sujet de l’homosexualité. Ce n’est qu’à partir de 1954 que la CSCPEA s’intéresse réellement au livre et non plus seulement à la presse, dans le sillage de succès de scandale provoqués par des écrits de femmes, Bonjour tristesse de Françoise Sagan (Julliard) et Histoire d’O de Dominique Aury (Pauvert). Au regard des romans précités, il peut paraître surprenant que Ravages ait été rejeté cette même année, par Gallimard, mais également par Julliard et Pauvert. Si le refus de ces deux derniers n’est pas lié à la crainte de la censure, il n’en est pas de même pour Gallimard. Dans une maison d’édition plutôt bienveillante à l’égard de l’homosexualité, la menace croissante des sanctions administratives et judiciaires va peser sur ses choix et renforcer ses réflexes classistes, au détriment d’écrivaines comme V. Leduc, peu rentables et peu pourvues en capitaux symbolique et financier. La genèse de Ravages offre l’occasion d’appréhender la position de l’autrice dans le champ littéraire. Ses précédents livres n’ont pas rencontré le succès et elle doit vivre un temps d’une rente « déguisée » de J.-P. Sartre. Chez celle qui écrit pour séduire, « l’imbrication entre amour impossible et écriture est […] indissociable » de son œuvre (p. 86), en témoignent ses relations avec ses mentors (Sachs, Lemarchand, Beauvoir, Belaval). Ces rapports maîtres-apprentie ont une conséquence sur Ravages, ses premiers lecteurs, Beauvoir et Belaval, participant à édulcorer certains passages. Le manuscrit soumis à Gallimard en avril 1954 est refusé par R. Queneau et J. Lemarchand. Leduc doit consentir à des coupes qui « se concentrent sur trois points : l’épisode Thérèse-Isabelle, la scène du taxi avec Marc et celle de l’avortement ; sont mis en cause le lesbianisme, la sexualité, la violence sexuelle et la pratique abortive » (p. 117-118).
6La seconde partie est consacrée à l’étude génétique de ces coupes (de larges extraits des passages concernés sont reproduits en annexes). L’analyse pénétrante des archives réunies par le chercheur, complétée par des références judicieuses (Beauvoir, Wittig, d’Eaubonne, Rebreyend, etc.), permet de penser les raisons de la censure et de montrer ses effets néfastes sur la réception du texte. En expurgeant drastiquement les pages consacrées aux amours lesbiennes (dont la première partie, « Thérèse et Isabelle », véritable clé de lecture du roman), les éditions Gallimard recentrent le livre autour de l’hétérosexualité tout en effaçant la singularité d’une prose leducienne délestée des tropes de la littérature lesbienne d’alors, qui ne semblait pouvoir peindre ces relations que comme des passades, coupables et dramatiques, avant l’entrée dans l’hétéronormativité. La place de V. Leduc en tant que « pionnière dans l’écriture du plaisir féminin sans périphrase ni ellipse » (p. 137) lui est pour ainsi dire refusée par la censure éditoriale, d’autant que ses descriptions explicites sont étrangères aux fantasmes hétérosexuels. Ce qui heurte aussi le censeur, c’est de montrer, dans le cas de Thérèse et Cécile, un couple lesbien qui peut fonctionner en tant que « modèle de vie possible » (p. 147).
7La scène de la fellation forcée, épurée dans l’édition de 1955, révèle la problématique d’une époque où le législateur ne considérait pas une telle pratique comme un viol, terme employé par l’autrice et qui sera effacé lors de la publication. Le passage d’origine, brutal et sans équivoque sur la nature de l’agression et sa violence, cède le pas à un tableau qui rend « tolérable, dans la mesure du possible, le récit du viol » (p. 188), tout en illustrant avec exemplarité le concept de dette économico-sexuelle (P. Tabet). Voilée, également, l’androgynie du trio formé par Thérèse, Cécile et Marc, qui blesse l’ordre hétéronormatif par l’expression claire, chez Thérèse, d’une bisexualité sans hiérarchie ou par certains agissements de Marc qui contredisent une image attendue de la masculinité.
8Dans une société d’après-guerre portée par les politiques familiales, l’épisode de l’avortement soulève une grande réticence aux éditions Gallimard, en premier lieu pour son caractère technique qui fait craindre des complications judiciaires, la promotion de l’avortement étant encore illégale (loi du 31 juillet 1920) : « en épargnant aucun détail [Leduc] offre un document extrêmement précieux pour toutes les femmes qui voudraient [y] recourir » (p. 250). La valeur de témoignage et l’expérience sociale de l’avortement subissent l’aseptisation, tout comme son après, vécu, malgré le traumatisme, comme une renaissance et une aspiration à l’indépendance et aux « lendemains heureux ».
9L’ensemble des coupes et des modifications apportées dénie au roman son rang d’œuvre « machine de guerre » (Wittig), chargée de « démolir les vieilles formes et les règles conventionnelles » (p. 296). La troisième partie de l’étude porte sur la réception de ce « livre martyr » et ses résurgences à travers l’insertion altérée de l’épisode « Thérèse et Isabelle » dans La Bâtarde (1964), premier succès de l’autrice, puis sa publication autonome chez Gallimard en 1966. A. Antolin explique les raisons de ce revirement par le changement de statut de V. Leduc depuis La Bâtarde : devenue une écrivaine rentable, une figure médiatique reconnue par les institutions, la critique et le public, elle a acquis suffisamment de valeur économique et de capitaux sociaux et symboliques pour jouir des faveurs de son éditeur. Une position nouvelle qui n’est pas sans corrélation avec l’influence désormais considérable de sa mentor, S. de Beauvoir, mais également avec la montée des discours féministes sur l’avortement légal et l’autonomie financière, mouvement qui s’accompagne, certes, d’un conservatisme renouvelé des commissions de censure. Néanmoins, Gallimard n’intègrera pas Thérèse et Isabelle dans sa collection « Blanche » et le texte, à nouveau expurgé et privé de son lien organique avec Ravages, se voit contraint de demeurer un « drame lesbien commun […] évidé d’une grande partie de sa subversion » (p. 388).
10Depuis le décès de V. Leduc, différents extraits de Ravages ont paru, sous une forme fragmentaire qui exclut la possibilité de rendre à ce roman sa singularité originelle. On mesure alors toute la portée salvatrice du projet de restauration mené par A. Antolin, minutieusement exposé dans cet ouvrage qui, au-delà de son importance dans le champ des études leduciennes, s’affirme comme un exemple pour les travaux futurs qui œuvreront à réparer l’action destructrice de la censure.
Pour citer cet article
Référence électronique
Thibault Saillant, « Alexandre Antolin, Une censure éditoriale. Ravages de Violette Leduc », Revue d’histoire culturelle [En ligne], 7 | 2023, mis en ligne le 15 novembre 2023, consulté le 16 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhc/6596 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rhc.6596
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