Virgile Cirefice, « L’espoir quotidien ». Cultures et imaginaires socialistes en France et en Italie (1944-1949)
Virgile Cirefice, « L’espoir quotidien ». Cultures et imaginaires socialistes en France et en Italie (1944-1949), Rome, École française de Rome, 2022, 580 p.
Texte intégral
- 1 Fabrice d’Almeida, Histoire et politique en France et en Italie : l’exemple des socialistes 1945-19 (...)
1Plus de trente ans séparent la thèse pionnière de Fabrice d’Almeida, qui comparait la relation à l’Histoire des socialistes italiens et des socialistes français1, de celle de Virgile Cirefice, qui relève le défi de l’histoire comparée, toujours périlleuse, surtout dans le cas de deux partis dont les trajectoires politiques divergent fortement dès l’après-guerre.
2Comme le révèle pourtant l’ouvrage de Virgile Cirefice, l’opposition radicale entre le choix atlantiste des dirigeants de la SFIO et le « suivisme » du PSI à l’égard du PCI cache une réelle convergence entre les militants de deux partis. Le changement de focale de sa recherche explique ce regard neuf porté sur les cinq années qui suivent la libération des deux pays. V. Cirefice déplace la focale et privilégie la base militante plutôt que les stratégies des directions respectives. Il peut s’appuyer, dans le cas italien, sur des archives jusqu’à présent peu exploitées, comme le très riche fonds Nenni et singulièrement les lettres innombrables que les militants socialistes envoyaient à leur dirigeant ou encore les archives privées déposées par des citoyens et des citoyennes « ordinaires » à Pieve Santo Stefano. En outre, V. Cirefice choisit de placer son ouvrage sous le prisme de l’histoire culturelle conçue comme histoire sociale des représentations, celles des visions du monde qu’ont les militants socialistes. Ce prisme de l’histoire culturelle est une clé de lecture permettant de mieux comprendre « l’évolution heurtée des partis socialistes français et italien » qui s’explique, selon l’auteur,
avant tout par les imaginaires qu’ils charrient, les espoirs qu’ils sont capables de susciter chez leurs militants et leurs électeurs. Le seul patrimoine idéologique, certes central, est insuffisant pour élucider les « motivations du politiques », lesquelles ne sauraient se résumer à l’intérêt ou à la sociologie (p. 12).
3L’étude de la base militante s’opère par le choix de six fédérations (trois pour chaque parti), un choix bien réfléchi du fait de leur diversité territoriale, économique et sociologique sans oublier la « taille » : les Ardennes, le Nord et le Tarn pour la France ; Milan, Arezzo et Bari pour l’Italie, ce dernier cas, bastion du méridionalisme socialiste, étant particulièrement judicieux (p. 24).
4Virgile Cirefice met en évidence un écart important entre les espoirs suscités par la victoire de 1945 et les projections à la fin de l’année 1949. Le contexte à la fois extérieur – les débuts de la guerre froide – et intérieur – le rapport différencié aux partis communistes des deux pays – explique le désenchantement. Ce que l’on apprend, cependant, de cette recherche minutieuse, c’est que le fossé, net, entre les deux stratégies choisies par les deux partis n’est pas aussi évident parmi les militants. À la SFIO, le choix atlantiste fait débat à la base et donc l’opposition nette au PCF est loin de faire l’unanimité pas davantage que la participation à la 3e force avec le MRP (chapitre 8).
5L’ouvrage se divise en 8 chapitres selon un plan chrono-thématique. Les chapitres 1 (« Reconstruire » sur les années 1944-45), 7 (« Des partis encore frères ? Les divisions du socialisme européen aux débuts de la guerre froide » pour l’année 1947) et 8 (« Conflictualité et guerre froide » pour les années ultérieures) encadrent une réflexion centrée sur les valeurs qui constituent le socle idéologique des deux partis et leur vision du monde (chapitre 2 : « Révolution et République » ; chapitre 3 : « Producteurs et parasites : lectures socialistes du monde » ; chapitre 5 : « Socialisme et religion »). Les chapitres 4 (« Autoportrait en parti ouvrier ») et 6 (« Militer ») abordent le regard que porte la base militante sur elle-même et sur « son » monde.
6Le premier chapitre valide d’emblée le choix de l’auteur de porter son regard sur les militants. Les bases sociales des partis socialistes des deux pays commandaient le maintien de la ligne marxiste et l’alliance avec le PCF. Léon Blum et Daniel Mayer pouvaient bien tenter de lancer une voie travailliste à la française ; un petit groupe dynamique d’intellectuels venus du Parti d’Action – un petit parti à l’indéniable force programmatique, né par et pour la Résistance – entrait au PSI, exempt de références marxiste. Rien ne devait modifier la ligne déterminée par la base militante.
7Le deuxième chapitre et le début du troisième s’écartent de l’objectif initial d’analyser les partis par le bas, dans la mesure où ils étudient le rapport des deux partis aux concepts de révolution et de république puis abordent les « lectures socialistes du monde ». Ils décrivent deux mouvements attachés à la tradition, tournés vers le passé et l’héritage, perdant du même coup toute force programmatique. L’image même de la Révolution, centrale dans les deux partis, au-delà des différences, devient abstraite et peu conceptualisée, de l’ordre de « l’invocation rituelle » (p. 123), comme le relève non sans lucidité l’écrivain Ignazio Silone, qui rompt bientôt avec le PSI. SFIO et PSI sont également sur la même longueur d’onde quand il s’agit de rejeter le révisionnisme qu’incarnait Bernstein ou de prendre ses distances vis-à-vis d’une forme de socialisme humaniste.
8La parole militante redevient centrale dans l’opposition entre les travailleurs et les oisifs (p. 148 sqq) et l’auteur opère une heureuse dialectique entre discours des dirigeants et expression de la base. Le lecteur entre de nouveau dans le vif du sujet quand, analysant les utopies militantes, l’auteur décrit le besoin d’unité, la volonté de socialiser la propriété, l’aspiration à la coopérative – particulièrement sensible quand on analyse les archives du for privé de Pieve Santo Stefano – ou encore le pacifisme et l’internationalisme. Ouvriérisme, masculinisme, moralisme, hésitations face au choix tactique de rallier paysans et classes moyennes reflètent également les choix des militants.
9Si l’année 1947, en France notamment, bénéficie d’un nouvel éclairage avec l’étude des lettres de démission des militants face à la répression ordonnée par le camarade Jules Moch (SFIO), ministère de l’Intérieur, Virgile Cirefice propose, dans les chapitres 5 et 6, également une vision nouvelle de l’histoire des partis. Si l’anticléricalisme est une valeur partagée entre les deux partis, les lettres des militants adressées à Nenni révélant les abus de l’Église catholique dans l’orientation des votes démontrent le cas particulier de l’Italie, où le rejet du pouvoir temporel de Rome s’accompagne d’une foi sincère chez nombre de socialistes que les dirigeants ne pouvaient balayer d’un revers de la main. Les rituels, le sens de la fête, l’importance du sport souvent exclusivement étudiés du côté communiste ou démocrate-chrétien trouvent enfin une description tout aussi riche et importante dans cet ouvrage consacré aux socialistes.
10L’apport de la thèse de Virgile Cirefice est donc original par son approche et essentiel pour comprendre que l’opposition stratégique entre les deux partis se heurte à la vision des militants bien plus proches de part et d’autre des Alpes. Par ailleurs, les « archaïsmes » supposés – mais l’auteur met à juste titre en garde contre la tendance téléologique à vouloir donner tort aux dirigeants à partir d’une vision ex-post – sont redevables de l’attachement de la base à des valeurs, une tradition, une vision du monde auxquelles elle ne veut pas renoncer.
11Dans cet ouvrage fondamental, quelques rares points peuvent prêter à discussions. On n’y trouve pas ou presque pas d’erreurs factuelles –à l’exception de celle qui fait du socialiste historique et figure tutélaire Salvemini un actionniste. N’est-ce pas lui qui haïssait le Parti d’Action et lui réservait plus de traits qu’à ses adversaires dans ses lettres d’Amérique où il demeurait durant la période étudiée (p. 166) ? Les pages consacrées au méridionalisme socialiste (p. 169-170), dont l’auteur souligne l’originalité « non-marxiste » (Tommaso Fiore), doivent être relues à la lumière de ce que l’on sait du méridionalisme communiste à la même époque (1946). C’est alors que le ministre Sereni, un ancien kominternien que l’on ne peut guère qualifier de modéré, écrivait des pages lénifiantes et bien loin de toute approche marxiste ou même gramscienne qui ne s’expliquent que par la prudente loyauté gouvernementale du PCI. Enfin, malgré l’ampleur du travail, la somme d’archives dépouillées et la masse d’informations révélées, on ose toutefois faire remarquer qu’un (petit) chapitre rétrospectif, éclairant la grande différence de l’histoire des deux partis dans l’immédiat avant-guerre et la guerre, aurait pu également fournir des explications sur les quelques divergences de vue et d’histoire de la SFIO et du PSI après 1945.
Notes
1 Fabrice d’Almeida, Histoire et politique en France et en Italie : l’exemple des socialistes 1945-1983, Rome, École française de Rome, 1998.
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Référence électronique
Frédéric Attal, « Virgile Cirefice, « L’espoir quotidien ». Cultures et imaginaires socialistes en France et en Italie (1944-1949) », Revue d’histoire culturelle [En ligne], 7 | 2023, mis en ligne le 01 novembre 2023, consulté le 10 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhc/6559 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rhc.6559
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