Edward Palmer Thompson, Les Romantiques. L’Angleterre à l’âge des révolutions
Edward Palmer Thompson, Les Romantiques. L’Angleterre à l’âge des révolutions, traduits et annotés par Marion Leclair et Edward Lee-Six, Paris, Éditions sociales, coll. « Histoire », 2023, 416 p.
Texte intégral
- 1 E. P. Thompson, The Romantics. England in a Revolutionary Age, edited by Dorothy Thompson, New York (...)
1À sa mort en 1993, l’historien britannique Edward Palmer Thompson laissait inachevée sa grande œuvre sur les romantiques anglais qu’il projetait depuis longtemps mais qu’il n’eut pas le temps d’achever. Cet ouvrage posthume, édité initialement en 1997 par sa veuve Dorothy Thompson et consacré aux « romantiques » propose, à travers un recueil d’études sur la littérature romantique des années 1790 en Angleterre, un aperçu de ce qu’aurait pu être ce livre1.
2Pour Thompson, le romantisme et les romantiques ne sont pas un courant esthétique, mais une génération d’auteurs façonnés par les engagements politiques radicaux dans les décennies qui suivent la Révolution Française, participant aux clubs jacobins et démocratiques, aux manifestations et aux réunions plus ou moins clandestines. Ce livre peut ainsi se lire en creux comme une étude de l’influence de la Révolution sur le débat politique et social britannique, comme l’écho de cette expérience politique décisive sur le champ intellectuel anglais, à partir de l’étude de figures comme Wordsworth, Coleridge ou John Thelwall qui avaient d’abord soutenu et applaudit à l’insurrection avant de s’en éloigner dans le contexte de répression et de terreur antijacobine qui s’empare de la Grande-Bretagne dès 1793.
- 2 Voir par exemple E. P. Thompson, Les usages de la coutume : traditions et résistances populaires en (...)
3Ce volume constitue aussi la dernière pierre au mouvement – certes tardif – de traduction et d’importation de l’œuvre de Thompson en France, qui s’est accéléré depuis la réédition en 2012 en poche au Seuil de son ouvrage majeur sur La formation de la Classe ouvrière anglaise. Après le long silence qui a longtemps entouré son œuvre en France, presque tous ses principaux textes sont désormais traduits chez divers éditeurs, notamment ses contributions à l’histoire sociale et aux mondes du travail, ses travaux sur les conflits sociaux et les coutumes populaires ou son étude des « économies morales » de la foule anglaise2.
- 3 Cf. E. P. Thompson, William Morris. Romantic to Revolutionary, Londres, Lawrence and Wishart, 1955.
- 4 Edward Palmer Thompson, « Romantisme, moralisme et utopisme : le cas de William Morris », L'Homme e (...)
- 5 Ibid., p. 105.
- 6 Michael Löwy et Robert Sayre, Révolte et mélancolie : le romantisme à contre-courant de la modernit (...)
- 7 Roger Chartier, « E. P. Thompson, historien engagé et dernier romantique anglais », Le Monde, 14 ma (...)
4Il manquait à cet ensemble le volet un peu moins connu de son œuvre consacré aux « romantiques » anglais, volet pourtant central, sans doute le plus ancien et celui sur lequel Thompson n’a cessé de revenir. Dans les années 1950, alors jeune intellectuel marxiste plongé dans les conflits de la guerre froide, Edward Thompson est d’abord attiré par la littérature. Son premier travail de grande ampleur est d’ailleurs consacré à la figure de William Morris qu’il tente de réhabiliter comme penseur socialiste. Figure oubliée du communisme européen, il aurait opéré une jonction entre les « traditions romantique et marxiste » sans cesse dissociées, alors même que Thompson n’a cessé d’œuvrer à leur réconciliation3. Pour Thompson en effet, « la tradition romantique possédait des possibilités d’opposition au sens commun capitaliste bien plus vigoureuses qu’on a coutume de le reconnaître »4, le terme romantisme lui-même étant piégé par des usages et appropriations très diverses. En France, où le poids d’un certain marxisme orthodoxe dominait alors, cette « tradition romantique » était généralement considérée comme « rétrograde » ou « nostalgique » car fondée sur un appel aux valeurs précapitalistes »5. Contre cette lecture, Thompson n’a cessé de défendre un romantisme révolutionnaire et anticapitaliste, repris et développé ensuite en France par des théoriciens comme Miguel Abensour ou Michael Löwy6. À cet égard, et comme le notait Roger Chartier dans sa recension du livre dans Le Monde, Thompson est bien le dernier « romantique anglais »7.
- 8 E. P. Thompson, Witness against the Beast. William Blake and the Moral Law, New York, Cambridge Uni (...)
5L’année du décès de Thompson, en 1993, avait paru également son livre sur William Blake, jamais traduit, qui ne devait être à l’origine qu’un chapitre de son grand ouvrage sur le romantisme. Thompson y explorait la figure du poète dont il exhumait les filiations intellectuelles et politiques dans les traditions du radicalisme anglais8. Comme l’expliquent les traducteurs dans une très utile introduction qui replace l’ouvrage dans ses contextes et ses enjeux, et comme le fait Dorothy Thompson dans sa postface à l’édition anglaise également traduite ici, cet ouvrage sur les « romantiques » devait combler le vide laissé par son projet inabouti en parachevant la publication de l’œuvre intellectuelle de Thompson.
6Dans ce recueil posthume de textes divers écrits entre 1968 et 1993, on trouve des interventions orales, des articles universitaires, des comptes rendus d’ouvrages savants. L’ensemble est remarquablement édité, avec de nombreuses notes et de précieuses annexes. Il offre en français la plupart des textes que Thompson a consacrés au sujet tout au long de sa carrière, traduits ici pour la première fois, avec des textes forts consacrés à Coleridge, Thelwall, mais aussi Mary Wollstonecraft ou Godwin.
7On y redécouvre les romantiques anglais : non pas de doux rêveurs qui se contenteraient d’admirer la nature en esthètes détachés du fracas du monde, mais des hommes et des femmes engagé.es, qui applaudissent la Révolution française, prêchent l’abolition de la propriété privée et, traqués par les espions du gouvernement, risquent la prison pour propos séditieux. On retrouve dans ces textes la verve thompsonienne, son immense érudition, qui rend parfois la lecture aride pour qui connaît mal l’histoire britannique, son attention constante aux humbles, aux contextes sociaux et politiques, tout comme sa capacité à restituer l’expérience des acteurs du passé de façon compréhensive, en les sauvant de l’immense condescendance de la postérité, même lorsqu’il s’agit d’écrivains célèbres.
8De poèmes en lettres, de charivaris en mutineries, l’histoire des romantiques qu’écrit Thompson est aussi une histoire de classes en luttes, dont le vingtième siècle, dans ses espoirs trahis et ses révolutions ratées, ne manque pas d’offrir des échos incessants. L’ouvrage, malgré le statut parfois très différent des textes rassemblés, témoigne de l’unité profonde de la méthode et de la pensée de Thompson qu’on retrouve d’un texte à l’autre, qu’il s’agisse d’essais spécialisés, de recensions ou d’articles grand public parus dans la London Review of Books ou le Times Literary Supplement. Thompson considère que les révoltes et les idéologies s’ancrent dans des expériences situées et concrètes, des trajectoires biographiques marquées par les discontinuités, la souffrance, les échecs et les réussites, ancrés dans des cultures de groupes et de classes qui modèlent une histoire culturelle « par le bas », attentive avant tout au vécu des protagonistes de l’histoire.
9On retrouve aussi dans ces textes la verve thompsonienne, sa plume trempée dans le venin de la polémique, à l’image de ses longs compte-rendu érudits où il n’hésite pas à critiquer vertement ses contemporains et les historiens universitaires qui font fausse route dans leurs lectures et leurs interprétations… À cet égard ce livre offre aussi une plongée dans l’historiographie britannique du second XXe siècle et les débats qui l’ont parfois animé. En historien, Thompson invite ainsi les critiques littéraires à faire preuve d’autant de déontologie dans leur attention au contexte qu’ils en ont à penser l’ordre des discours (p. 230), particulièrement essentiel pour comprendre l’évolution de certains auteurs comme Coleridge qui semble renier leurs engagements de jeunesse.
10Thompson n’hésite pas non plus à donner son avis et à partager ses jugements sans concessions et souvent cinglants. Contre le poète Coleridge par exemple, décrit comme « l’archétype de l’écrivain choyé par les universitaires » (p. 210) alors même qu’il pointe ses revirements et son caractère brouillon et abscons. Contre la figure de Godwin également, souvent présenté comme le grand inspirateur des mouvements radicaux du temps, et dont il montre comment les engagements et la trajectoire sont bien plus ambigus, marqués par le renoncement et l’élitisme. Il éreinte aussi John Thelwall (1764-1834) qui se livrait, lui, au combat politique frontal comme orateur et activiste de terrain plus que de cabinet.
11À la différence des intellectuels bourgeois qui renièrent leur engagement pour se ranger derrière l’utilitarisme triomphant au début du XIXe siècle, Thompson enquête sur les déboires du journaliste Thelwall et sur la violence du système répressif dans le remarquable texte intitulé « Sus au renard Jacobin » paru initialement en 1994 dans la revue Past and Present. Thelwall fut en effet l’un des orateurs radicaux les plus influents de cette époque. Arrêté puis enfermé à la Tour de Londres en 1794, il est finalement acquitté et ne tarde pas à redoubler d’activité, multipliant prises de parole, conférences, réunions publiques, à Londres puis en province, avant de devoir abandonner son activité militante en 1798. Il s’installe alors dans une modeste ferme où il ne cesse de renouveler ses engagements. Thompson s’intéresse aussi aux femmes et aux auteurs féministes comme Marie Wollstonecraft qu’il tente également de sauver du mépris de la postérité et de la condescendance universitaire, la présentant comme « l’une des critiques les plus lucides des limites de la philosophie politique bourgeoise », mais aussi comme « une intellectuelle de premier plan et l’une des femmes les plus admirables de l’histoire anglaise » (p. 202-203).
Notes
1 E. P. Thompson, The Romantics. England in a Revolutionary Age, edited by Dorothy Thompson, New York, The New Press, 1997
2 Voir par exemple E. P. Thompson, Les usages de la coutume : traditions et résistances populaires en Angleterre, XVIIe-XIXe siècle, traduit de l’anglais par J. Boutier et A. Virmani, Paris, EHESS/Gallimard/Seuil, coll. « Hautes Études », 2015 [1re éd. angl. 1991].
3 Cf. E. P. Thompson, William Morris. Romantic to Revolutionary, Londres, Lawrence and Wishart, 1955.
4 Edward Palmer Thompson, « Romantisme, moralisme et utopisme : le cas de William Morris », L'Homme et la société, 1993, n°110, p. 95-127, cit. p. 102.
5 Ibid., p. 105.
6 Michael Löwy et Robert Sayre, Révolte et mélancolie : le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, 1992.
7 Roger Chartier, « E. P. Thompson, historien engagé et dernier romantique anglais », Le Monde, 14 mai 2023.
8 E. P. Thompson, Witness against the Beast. William Blake and the Moral Law, New York, Cambridge University Press & The New Press, 1993
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Référence électronique
François Jarrige, « Edward Palmer Thompson, Les Romantiques. L’Angleterre à l’âge des révolutions », Revue d’histoire culturelle [En ligne], 7 | 2023, mis en ligne le 01 novembre 2023, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhc/6548 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rhc.6548
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