Jean-Louis Cabanès et Pierre Dufief, Les frères Goncourt
Jean-Louis Cabanès et Pierre Dufief, Les frères Goncourt, Paris, Fayard, 2020, 701 p.
Texte intégral
- 1 Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 3 vol., 3 980 p. dans l’édition annotée par Robert Ricat (...)
- 2 Les Goncourt dans leur siècle. Un siècle de Goncourt, Jean-Louis Cabanès, Pierre-Jean Dufief, Rober (...)
- 3 James. F. English, The Economy of Prestige. Prizes, Awards, and the Circulation of Cultural Value, (...)
- 4 Gisèle Sapiro, La guerre des écrivains. 1940-1953, Fayard, 1999, 807 p.
1Qui n’a pas utilisé un jour le précieux Journal des frères Goncourt sous-titré Mémoires de la vie littéraire1 ? Même si le souvenir des deux jumeaux diaristes, les « bessons » chers à Edmonde Charles-Roux qui obtint, en 2003, la tenue de deux colloques universitaires, l’un au Sénat, l’autre à la BnF2 demeure ambigu, le prix qu’ils ont laissé témoigne d’une incontestable emprise sur la vie littéraire de la France. Dans une économie fondée sur le capital symbolique (Pierre Bourdieu) et le prestige que les auteurs retirent des couronnes de lauriers distribuées par le principal jury littéraire3, la survivance du « Goncourt » relève d’un exploit peu commun. Ni le Femina, ni le Renaudot, ni le Médicis, ni le Grand Prix du roman de l’Académie française ne sont parvenus à entamer un capital que le « Goncourt des lycéens » et, depuis 2022, le « Goncourt des détenus » sont venus renforcer. Même si certaines pratiques douteuses ont dû être revues et si l’éthique des jurés les oblige désormais à éviter toute promotion d’un proche ou d’un auteur poussé par son éditeur, le Goncourt a bien résisté à son centenaire. Dans son histoire tumultueuse, c’est la Seconde Guerre mondiale qui avait failli lui coûter le plus cher4. Toutefois, le prix accordé à Elsa Triolet en 1944 pour Le Premier Accroc coûte deux cents francs et l’arrivée de Colette à la présidence du jury en 1949 eurent raison des dernières critiques.
- 5 Paris, Honoré Champion, 2005-2021, 5 vol. parus.
2Les deux auteurs de cette monumentale biographie, Jean-Louis Cabanès et Pierre-Jean Dufief, sont deux spécialistes reconnus de la littérature française du XIXe siècle, du réalisme et de Zola pour le premier, des écritures de soi et des Goncourt pour le second. Président de la Société des amis des frères Goncourt, Pierre Dufief a entrepris, avec un collectif de chercheurs également au fait de l’écriture diariste, de publier une nouvelle édition du Journal5, les précédentes, y compris celle de Robert Ricatte s’étant révélées fautives. L’occasion était donc belle de proposer aux éditions Fayard une biographie des deux rédacteurs de ces Mémoires de la vie littéraire qui parlent si souvent de politique, de théâtre, de poésie, de romans, à la mode ou non, et de société. On sait qu’il faut se garder de prendre au pied de la lettre les confidences, vraies, supposées ou fausses, des deux écrivains, mais si une de leurs œuvres mérite d’être encore utilisée, c’est bien ce Journal des Goncourt. Cependant, et c’est l’ambition de cette biographie, il est parfaitement injuste de limiter la production littéraire des deux diaristes à leur Journal. Germinie Lacerteux (1865), La Fille Élisa (1877) mais aussi Sœur Philomène (1861), Madame Gervaisais (1869) et Les Frères Zemganno (1879) sont disponibles dans des collections de poche et permettent de comprendre pourquoi, à la fin de sa vie, Edmond de Goncourt fut, chez Charpentier, l’éditeur de Zola, un des écrivains considérés comme les plus importants après Flaubert.
3Avant d’y revenir, disons d’emblée que les biographes ne cachent pas l’antisémitisme des Goncourt, sans doute encore plus féroce et plus ancré qu’ils ne le montrent, comme leur misogynie qui les ferait clouer au pilori des réseaux sociaux aujourd’hui, leur conservatisme et leur haine du peuple, du moins celui qui fait les révolutions. L’autre, celui qui se soumet, courbe l’échine et sert ses maîtres sans jamais se rebeller avait leurs faveurs et a fourni maints portraits présents dans l’œuvre. Manette Salomon, le type de la femme juive qui corrompt l’artiste, fut porté aux nues par La Libre Parole, mais, au-delà de cette pièce de théâtre, c’est l’ensemble du Journal qui exsude cette haine des Juifs, débordant lorsqu’il s’agit de présenter les éditeurs Michel et Calmann Lévy ou des financiers juifs. Flaubert partagea leur détestation après sa rupture avec Michel Lévy, en 1872, et deux de leurs proches, le romancier Ernest Feydeau et Alphonse Daudet, étaient absolument persuadés que la France était envahie et que toute sa richesse allait être aspirée par les financiers juifs, ou supposés tels. Comme Édouard Drumont, ils avaient en effet tendance à assimiler au « Juif prototypique » tout manipulateur d’argent ou tout éditeur qui réussissait, tel le catholique plutôt janséniste Louis Hachette. Regrettant la société d’Ancien Régime et détestant le souvenir de la Révolution française, ils s’attribuèrent un titre de noblesse qu’ils défendaient bec et ongles quand le rédacteur du Dictionnaire des Contemporains, Gustave Vapereau soupçonnait une volonté de passer la « savonnette à vilain » sur leurs origines. Plus en avance ou plus avisés sur le plan esthétique, ils furent de fervents laudateurs du japonisme et exaltèrent l’œuvre de Hokusaï.
- 6 Dictionnaire des naturalismes, article « Goncourt », dir. Colette Becker et Pierre-Jean Dufief, Par (...)
4Snobs sans aucun doute, heureux d’être reçus par la princesse Mathilde, fiers de participer au dîner Magny, avec Flaubert, Renan, Sainte-Beuve, Théophile Gautier, Tourgueniev, Taine et quelques autres, ils avaient conscience d’appartenir à une élite, celle de ces écrivains qui se jugeaient au-dessus des politiques, des savants, des médecins ou des ingénieurs et des explorateurs pourtant honorés par leurs contemporains. Persuadés que les éditeurs, y compris les leurs, n’étaient que des brutes ignares incapables de lire un manuscrit, ils leurs contestaient le droit de leur signaler une erreur, un passage peu clair, et encore moins une faute de grammaire. Totalement marginaux par leurs tirages avant la mort de Jules de Goncourt en 1870, ils ne connurent la gloire que sur le tard, du vivant d’Edmond, mort en 1896, et ne supportaient pas que Flaubert ait pu connaître un succès de librairie avec Madame Bovary (20 000 exemplaires vendus en un an) et même avec Salammbô à ses débuts. Sous leur plume, le « saltimbanquage » de leur ami devient une tare que seul l’échec de L’Éducation sentimentale viendra corriger. C’est cette reconnaissance tardive qui fera du « grenier » d’Auteuil un authentique salon littéraire, non pas au sens des grandes réunions mondaines où des centaines de familiers se côtoyaient, mais au sens moderne d’un cercle de pairs partageant les mêmes vues en art. Sur leurs préférences et malgré quelques réserves, Edmond fait dire à Jules sur son lit de mort : « Ça ne fait rien, vois-tu, on nous niera tant qu’on voudra… mais il faudra bien reconnaître un jour que nous avons fait Germinie Lacerteux… et que Germinie Lacerteux est le livre type qui a servi de modèle à tout ce qui a été fabriqué depuis nous, sous le nom du réalisme, du naturalisme, etc. »6.
5C’est en effet du côté de ces nouvelles manières d’écrire que se situent les frères Goncourt. Avec eux, l’hôpital, le taudis, les petites gens, les prostituées ont droit de cité et si on ne décèle aucune complaisance dans leur manière de décrire un milieu, ils n’hésitent pas à introduire ceux dont on ne parlait jamais dans leurs romans ou leurs pièces de théâtre. Ayant débuté par la peinture de l’Ancien Régime et celle de la Révolution où ils ont commencé à peindre des scènes de la vie quotidienne, ils ont poursuivi avec leur époque, n’hésitant pas à mettre à nu les vices et les turpitudes cachés. Pour les auteurs de cette biographie, les Goncourt auraient jeté « les premières pierres d’une histoire des sensibilités » et donné à comprendre « ce que l’historien Lucien Febvre appelait l’outillage mental d’une époque ». Selon eux, Sœur Philomène aurait marqué une étape dans l’histoire du réalisme, la peinture de cette religieuse hospitalière pour qui un interne se serait suicidé préparant d’autres portraits tout aussi saisissants. C’est le jeune Zola qui comprit, l’un des premiers, ce tournant, lui qui, dans son compte rendu de Germinie Lacerteux, en 1865, écrivait que ce roman témoignait d’une volonté « de connaître le cadavre humain ».
6Jules de Goncourt mourut avant d’avoir reçu la consécration à laquelle il aspirait et c’est son frère Edmond, reçu comme Flaubert au dîner Trapp par la jeune génération des Alexis, Céard, Hennique, Huysmans, Maupassant, Mirbeau et Zola qui devint l’une des figures majeures de la jeune Troisième République. Considéré désormais comme un des écrivains majeurs de l’écurie Charpentier, derrière Zola cependant pour les tirages, Edmond de Goncourt signera en 1885, avec l’ouverture du « grenier d’Auteuil » sa dernière performance si l’on veut bien accepter cette comparaison volontairement anachronique. Reconnu, recherché, adulé le romancier était devenu, selon Élémir Bourges, un des « maréchaux de la littérature », ce qui signifie qu’aux yeux de la jeune génération il rejoignait Balzac et Dumas au firmament des étoiles les plus brillantes de la littérature française. La publication des premiers volumes du Journal, dans une version évidemment expurgée, faisait désormais l’objet de nombreux articles, et si la polémique s’en mêlait, nul ne songeait à contester à l’auteur sa prééminence dans la vie littéraire fin de siècle. Son rôle dans la révélation du japonisme lui ralliait les artistes d’avant-garde et la fondation de son académie, présentée comme la rivale d’un astre vieillissant, l’Académie française, atteste, par-delà sa mort, de la réussite d’un projet qui devait bouleverser la vie des lettres et faire de la saison des prix et de la rentrée littéraire un événement commenté dans le monde entier.
Notes
1 Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 3 vol., 3 980 p. dans l’édition annotée par Robert Ricatte en 1989.
2 Les Goncourt dans leur siècle. Un siècle de Goncourt, Jean-Louis Cabanès, Pierre-Jean Dufief, Robert Kopp et Jean-Yves Mollier éditeurs, Villeneuve d’Ascq, Presses du Septentrion, 2005, 462 p.
3 James. F. English, The Economy of Prestige. Prizes, Awards, and the Circulation of Cultural Value, Harvard University Press, Harvard, 2005, 432 p.
4 Gisèle Sapiro, La guerre des écrivains. 1940-1953, Fayard, 1999, 807 p.
5 Paris, Honoré Champion, 2005-2021, 5 vol. parus.
6 Dictionnaire des naturalismes, article « Goncourt », dir. Colette Becker et Pierre-Jean Dufief, Paris, Honoré Champion, 2017, 2 vol., 1002 p.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Jean-Yves Mollier, « Jean-Louis Cabanès et Pierre Dufief, Les frères Goncourt », Revue d’histoire culturelle [En ligne], 7 | 2023, mis en ligne le 01 novembre 2023, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhc/6518 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rhc.6518
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