Goulven Le Brech, Little Blue Books. Histoire de l’éditeur le plus rocambolesque du monde
Goulven Le Brech, Little Blue Books. Histoire de l’éditeur le plus rocambolesque du monde, Paris, Éditions L’Échappée, coll. « Le peuple du livre », 2023, 206 p.
Texte intégral
1Deuxième volume de cette nouvelle collection conçue en hommage à « tous ceux qui font vivre les mots », qu’ils soient éditeurs, imprimeurs ou auteurs, ce livre est d’abord une très belle réussite sur le plan technique. Paré d’une couverture bleue qui s’accorde avec le contenu de l’étude, agrémenté de nombreuses illustrations d’excellente qualité, et doté d’un corps de caractère très agréable à l’œil, ce volume oblong séduit immédiatement le lecteur et témoigne d’une volonté de donner à lire des livres soignés offerts à un prix abordable (18 €). L’auteur, Goulven Le Brech, directeur-adjoint des collections à l’IMEC, était tout désigné pour mener une enquête sur une collection de livres mythique, les « Little Blue Books », et en même temps largement ignorée des publications relatives à l’histoire du livre. Ainsi la grande History of the Book in America qui est le pendant le l’Histoire de l’édition française se contente-t-elle de deux allusions rapides aux « Little Blue Books » dans son tome 4, ce qui est peu. Il est vrai que le premier grand colloque international consacré à cette maison d’édition n’a eu lieu qu’en 2019, à l’université de Pittsburgh qui conserve par ailleurs l’essentiel des archives et des documents relatifs à cette entreprise. Lancée en 1919 par Emmanuel Haldeman-Julius, cette collection dépassait cent millions de volumes commercialisés en 1928 si l’on en croit le titre du livre-choc publié cette année-là chez Simon and Schuster, The First Hundred Million.
2Né à Philadelphie où ses parents venaient de débarquer, Emmanuel Julius (1889-1951) était le fils de David Zolajefski et d’Elisabeth Zamustin, un couple de Juifs ukrainiens fuyant la misère et les pogroms. Journaliste à ses débuts, largement autodidacte et assoiffé de lectures, l’homme est aussi représentatif des aspirations d’une partie de la société états-unienne à cette époque. Rationaliste, voltairien, épris des Lumières, athée et progressiste, il se situera toute sa vie du côté du socialisme, l’anarchisme et le communisme trouvant également grâce à ses yeux. C’est d’ailleurs ce qui fait la profonde originalité de sa collection de petits livres à couverture bleue vendus en général cinq cents : loin de se vouloir une simple entreprise commerciale gérée de façon professionnelle et dégageant suffisamment d’argent pour lui permettre de satisfaire son amour des femmes et de la vie, sa maison d’édition visait à la fois l’éducation et la culture du plus grand nombre. Fondée dans une minuscule bourgade du Kansas, à Girard dans le comté de Crawford, la Haldeman-Julius Publishing Company ne fut jamais une maison d’édition comme les autres. C’est en effet en partant des besoins d’une nation encore majoritairement rurale où les librairies sont rares si ce n’est inexistantes en dehors des grandes villes, qu’Emmanuel Haldeman-Julius a conçu la commercialisation de ses petits livres de 8, 7 cm sur 12, 6 cm, des in-32 de 64 pages pour la plupart. Distribués par la poste à partir des commandes découpées dans la publicité des journaux et adressés directement à la maison d’édition, ses livres étaient particulièrement adaptés aux besoins d’une société traversée par de multiples aspirations.
3Jalons plutôt qu’ancêtres du livre de poche, les « Little Blue Books » ont véritablement inondé les campagnes du Midwest entre 1920 et 1940, tout en essayant à un moment de leur histoire de s’installer, sous la forme de stands, dans un certain nombre de grandes villes. Dans son étude pionnière, Publisher for the Masses (University of Nebraska Press, Lincoln and London, 2017), Roy Alton Lee avançait le chiffre de 300 millions de volumes vendus en vingt ans, chiffre que Goulven Le Brech porte à 500 millions. Si l’on part de l’idée que la collection a compté environ 2 000 titres, cette dernière estimation situerait le tirage moyen à 250 000 copies, ce qui nous paraît impossible. En effet, tous les chiffres cités par les deux chercheurs situent entre 10 000 et 50 000 la plupart des tirages. Il serait donc plus raisonnable de considérer qu’en 1928 Emmanuel Haldeman-Julius avait volontairement exagéré le total de ses ventes pour leur faire atteindre le symbolique pallier des 100 millions de livres vendus, ce qui était susceptible de frapper les imaginations et d’accroître la demande. Sur la base du seul chiffre incontestable admis par la communauté des chercheurs, 2 000 titres inscrits au catalogue, il est probable que les ventes n’ont pas dépassé 100 à 200 millions d’exemplaires, ce qui est déjà considérable. Mais ce qui est plus intéressant, c’est la diversité des auteurs et des sujets retenus, la sexualité, l’éducation et la formation mais aussi la philosophie figurant au rang des meilleures ventes. Qu’il s’agisse du prêtre défroqué Joseph McCabe et de ses 50 volumes, de Clement Wood, Leo Markun ou William John Fielding, les auteurs les plus demandés, tous ces polygraphes oubliés tentaient de faire partager leur vision du monde à leurs lecteurs sans craindre de heurter leurs convictions religieuses ou de prôner un athéisme et un évolutionnisme alors soumis à de violentes campagnes de dénigrement de la part des conservateurs.
4Une des bêtes noires du FBI et d’Edgar Hoover, qu’il avait attaqué dans une de ses publications, Emmanuel Haldeman-Julius fut retrouvé noyé dans sa piscine en 1951, à une date où le maccarthisme sévissait aux États-Unis. L’entrepreneur socialiste fut-il victime d’un de ces crimes jamais élucidés ou simplement de son alcoolisme ? L’auteur ne conclut pas, mais son livre est un témoignage passionnant sur la diversité des modes de pénétration du livre dans la société états-unienne. Fondée sur la distribution des exemplaires par la poste, elle anticipe la vente par correspondance des clubs des années 1950-1970 et la vente en ligne qui a fortement augmenté ces dernières années. Dans toutes ces formes de librairie à distance, c’est la publicité qui assure la réussite du modèle économique mais, dans le cas des « Little blue Books » comme dans celui du Left Book Club britannique de Victor Gollancz, le but visé n’était pas seulement commercial. Il se doublait d’une volonté de promouvoir une idéologie, ou du moins une vision du monde dégagée de toutes les croyances et superstitions qui avaient empêché l’homme de vivre libre. Le plus étonnant dans la réussite incontestable de cette aventure, c’est qu’elle a duré une vingtaine d’années en étant implantée au cœur du Midwest et non à New York ou à San Francisco. C’est au cœur des campagnes américaines que le darwinisme a trouvé son champion et l’athéisme un de ses plus farouches partisans.
5On regrettera que Goulven Le Brech, qui signe là une belle étude portant sur un sujet peu connu, n’ait pas rappelé l’importance des « dime novels », ces petites brochures à cinq ou dix cents qui furent manifestement une des sources d’inspiration d’Emmanuel Haldeman-Julius. Commercialisés aux États-Unis entre 1840 et 1890, ils étaient souvent le fait des propriétaires de grands journaux qui trouvaient un moyen de rentabiliser leurs presses tout en déversant dans les campagnes les petits fascicules consacrés aux aventures du Far West et aux héroïnes d’aventures amoureuses. De même, les distributeurs automatiques de petits livres doivent-ils beaucoup aux machines mises au point par la firme Reclam en Allemagne en 1911 qui vendaient plus d’un million de volumes par an en 1913. Ces diverses initiatives nous rappellent que l’histoire des techniques industrielles et commerciales est une histoire internationale, le Britannique Allen Lane ayant lancé, en 1935, le moderne livre de poche avec sa célèbre collection « Penguin » à laquelle le kangourou à lunettes de Simon and Schuster répondit quatre ans plus tard aux États-Unis. Feltrinelli l’Italien reprit cet animal fétiche en 1949 en imitant d’ailleurs un Français, Pierre Trémois, qui l’avait mis sur ses « livres de poche » dès 1945. En y ajoutant l’albatros allemand des années 1930 et le marabout belge de 1949, on voit surgir un bestiaire destiné à favoriser la lecture des classes populaires, un rêve ou une utopie qui nous ramène au siècle des Lumières.
Pour citer cet article
Référence électronique
Jean-Yves Mollier, « Goulven Le Brech, Little Blue Books. Histoire de l’éditeur le plus rocambolesque du monde », Revue d’histoire culturelle [En ligne], 7 | 2023, mis en ligne le 01 novembre 2023, consulté le 18 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhc/6509 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rhc.6509
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