Entretien. Richard Copans à propos de son expérience avec Robert Kramer
Plan
Haut de pageTexte intégral
- 1 Simon Daniellou (spécialiste en études cinématographiques, Unité de recherche 3208 « Arts : pratiqu (...)
1Propos recueillis par Laurence Tranoy, Françoise Mamolar, Simon Daniellou, Pierre Prétou, Patrick Métais1 dans le cadre des journées d’étude organisées à La Rochelle université en lien avec le festival des « Escales Documentaires ».
« L’expérience du spectateur » au fondement de la démarche de Robert Kramer
2J’ai travaillé vingt ans avec Robert Kramer et, à partir de 1979 jusqu’à sa mort, j’ai participé à douze de ses films. Robert n’est pas préoccupé par le spectateur quand il est en train de filmer ou quand il est en train de monter. Je pense en particulier à son attitude lorsqu’il cadre lui-même. À partir de Route One/USA, il devient son propre cadreur : il porte la caméra Aaton sur l’épaule, il tourne un plan et il est immergé dans l’action. C’est quoi improviser un plan pendant qu’on filme ? Quand Robert coupe le moteur, il relève la tête et dit « not bad ». À ce moment-là, c’est comme si l’opérateur parlait au réalisateur : « pas mal », « j’ai réussi le truc » ; il ne pense pas au spectateur. Il est davantage préoccupé par l’idée de son expérience : ce qu’il est en train de vivre, son rapport au temps, à l’espace, aux relations, à l’architecture, à la présence de l’autre. Sa manière de cristalliser cette expérience dans le plan est un travail intérieur et non une construction en référence aux futurs spectateurs.
3Ce qui intéresse Robert c’est que la personne filmée le regarde lui, qu’elle a accepté le contrat implicite et qu’elle se constitue alors comme personnage pour la caméra. C’est l’essence du contrat implicite chaque fois qu’on prend une photo, qu’on enregistre un plan, qu’on tourne un film (enfin... nombre de photos, de films captés aujourd’hui avec les téléphones portables s’en passent...).
4À la suite de la livraison de Route One/USA à la Sept (future Arte), une idée de mise en forme alternative a été proposée par Robert. Nous avons expliqué aux diffuseurs que nous avions tourné 65 heures à partir desquelles Robert proposerait des petits modules de 5, 7, 10 minutes, autour d’une situation ou d’un personnage. Cela se serait appelé Cells (Cellules). Un contrat a été signé ; peu après avoir commencé les montages, Robert a abandonné parce qu’il était face à un blocage majeur : il n’arrivait pas à repartir des 65 heures de rushes pour en faire autre chose que le film récemment livré. De là est né Dear Doc, pur film de montage. Avec ce nouveau film Robert se libère de Route One/USA en s’emparant de bouts de musique jamais intégrés, de fragments de Doc’s Kingdom, de Route One/USA, de choses qu’il filme dans la salle de montage : son visage, les écrans, les câbles, sa main sur la manette, etc. Il compose une réalité nouvelle et, là, il se pose la question du spectateur mais cela se situe dans un second temps, celui de la macération des images.
5Voir un film c’est une expérience et comment Robert aurait-il pu être indifférent à cette question vis-à-vis du spectateur ? Par ailleurs, à ma connaissance, il n’a jamais refusé de débats. Cependant, le spectateur n’est pas le moteur de sa réflexion lorsqu’il est en train de faire le film. Il ne fait pas un plan, un raccord en disant « qu’en pensera le spectateur » ? En revanche, il considère que son expérience est fondatrice de sa manière de faire des films.
6Sur cette question de l’expérience, je peux citer une anecdote. Nous avons reconstitué, pour une séquence de Route One/USA, une discussion entre Robert et son père Milton. Deux personnages de dos dans une voiture qui traverse le Georges Washington Bridge à New-York : Robert et son père. Robert déclare :
Un jour Milton m’a dit « apprends de mon expérience » ; je lui ai répondu « mais je n’apprendrai pas de ton expérience ; je suis moi, tu es toi, nous ne vivons pas les choses de la même manière, je n’ai pas vécu dans ton monde, donc l’expérience n’est pas transmissible ».
7Robert pense avec force que l’expérience qu’il a condensée dans une forme va engendrer une expérience pour le spectateur. À ce moment-là, il domine la chaîne entière ; il ne le fait ni pour lui-même, ni pour sa carrière, ni pour la réception du film en salle, mais il pense évidemment que son expérience va bouleverser, enrichir ou transformer celle du spectateur.
« Le vrai voyage c’est un dialogue » : la question de l’expérience dans le cinéma de Robert Kramer
- 2 Richard Copans, « Éprouver le monde », dans Vincent Vatrican, Cédric Venail (dir.), Trajets à trave (...)
8Le terme expérience appartient à ces mots intraduisibles. Robert l’utilise constamment mais selon l’acception américaine : c’est une « manière de faire ». J’ai proposé de le traduire par « éprouver le monde2 ». Ce n’est pas l’expérience au sens d’une expérimentation scientifique, c’est une manière d’être au monde physiquement et mentalement.
9L’expérience d'’un moment qu’est-ce ? Être là, en un lieu, ressentir la température de l’air, apprécier la relation avec les personnes présentes ; de tout cela, nous forgeons une expérience et nous, équipe de tournage, notre manière de réaliser une image et de capter un son, revient à capter un bout de cette expérience pour la transmettre.
10Par exemple, prenons la séquence du jeune portoricain à Bridgeport : on l’a vu prononcer les vœux de mariage donc jouer comme un acteur de fiction ; il joue pleinement puisqu’il se tourne vers la caméra et dit « je la refais ? ». Il sait ce qu’il fait car ce sont ses vœux de mariage et une émotion transparait.
11Pourtant, c’est du faux ! Le faux arrive à nous donner le sentiment du vrai. Quand il sort sur les marches pour raconter ce qui lui arrive, nous recueillons le témoignage factuel de base : « J’étais dans une bagnole volée, mes copains se sont enfuis, demain il y a mon procès, je ne sais pas ce que je vais avoir, trois mois, six mois de prison ? ». Ces personnes – ils sont très jeunes, il n’a pas 19 ans, elle n’en a pas 17 – se projettent dans une vie de bonheur. Je trouve ça bouleversant. On a vu le personnage avant ; on le retrouve sur les marches de sa maison, qui nous parle.
12Ça semble facile ! Et pourtant, non !
13Il y a environ neuf plans avant que ce jeune homme parle, neuf plans qui disent les marches, la maison, la rue, les feuilles mortes, le ciel. L’expérience de ce moment n’est pas juste le témoignage du personnage. L’expérience de Robert, c’est sa sensibilité à tout l’environnement, c’est à dire un regard sur l’architecture : cette maison nous dit quelque chose, les marches nous disent quelque chose, la rue nous dit quelque chose, tout ça c’est du cinéma. La construction de ce personnage ne tient pas seulement à ce qu'’il nous dit ; c’est aussi là où il vit et la manière dont il est filmé. C’est cette expérience-là qui constitue la scène et qui fait qu’on ne la voit pas comme du mauvais cinéma direct. C’est beaucoup plus complexe : ça dépasse complètement la manière dont nous, spectateurs, nous la voyons et c’est ce qui est à l’œuvre dans tout le film.
14Je vous propose ma traduction d’un texte inédit de Robert Kramer daté de 1992 :
- 3 Henry David Thoreau, Walden, traduit de l’américain par Jacques Mailhos, Paris, éditions Gallmeiste (...)
Le vrai voyage c’est un dialogue, un dialogue affûté entre les besoins intérieurs, les curiosités et la présence extérieure. Un voyage construit et découvre sa propre logique. C’était le film que je voulais faire et ça comprenait non seulement ma capacité à élaborer mon expérience des États-Unis, au fur et à mesure qu’on avançait, mais aussi ma découverte de l’expérience de Doc. Lui aussi faisait son propre voyage et il n’y avait aucune raison de supposer que ce soit le même que le mien. Comme toujours quand on voyage avec quelqu’un d’autre, il y avait la possibilité d’une divergence qui ne pourrait pas être comblée et il y avait aussi la possibilité de bien d'’autres divergences et de beaucoup d’autres attirances. C’était comme un voyage ouvert, un projet particulier de liberté et de perte de liberté, de limites et de non-limites, de découvertes et de connaissances préliminaires. [...] Cela donnait une espèce d’intensité et d’énergie à ce plongeon de cinq mois le long de la route ; prends-le ou laisse aller mais il n’y a pas moyen d’éviter de se confronter à ça. Quand j’étais à Walden Pond et que j’ai trouvé la pile de cailloux qui marque l’endroit où Henry David Thoreau avait construit sa maison, il y avait une inscription : « Je suis parti vivre dans les bois parce que je voulais vivre en toute intentionnalité, me confronter aux données essentielles de la vie, et voir si je ne pouvais apprendre ce qu’elles avaient à m’enseigner, plutôt que de constater, au moment de mourir, que je n’avais point vécu3. » Ce que Thoreau écrit, avant de se reclure dans cette vie dans les forêts, aurait pu être un conseil qui m’était adressé au début du voyage et au début de n'’importe quel film : le risque de ne pas découvrir l’expérience à laquelle j’étais confronté.
- 4 La productrice suisse Ruth Waldburger veut alors coproduire un film de Robert Kramer.
15Encore une fois, c’est ça la méthode. Après vient la technique et tous ses découpages mais l’expérience qui nous constitue, composée d’un savoir accumulé, non pas à la manière scientifique mais à partir de ce que chacun vit, bien entendu, c’est ce qui guide Robert dans tous ses films. Les expériences sont à chaque fois différentes mais cette méthode se constitue à partir de Route One/USA et reste la règle jusqu’à Cités de la plaine. Avant, il avait tenté d’autres approches avec les films américains, puis avec les premiers films en France, et enfin avec le film de fiction Diesel. Doc’s Kingdom marque un tournant mais dans Route One/USA les paramètres sont établis. Le film Walk the walk4, réalisé en 1995, est une fiction à trois personnages. Il y a donc trois acteurs, des dialogues ont été pré-écrits mais Robert Kramer, derrière la caméra, est le quatrième personnage dès le début et semble nous interpeller : « j’étais avec cette famille et je l’ai accompagnée. » De manière régulière, pendant le film, Robert parle aux protagonistes.
16C’est une fiction mais Robert est là, en train de poursuivre sa propre manière de les filmer et de vivre. D’ailleurs, ce qui arrive est un écho lointain de ce qui se passe dans sa propre famille avec le départ de sa fille Keja. Donc il est là aussi dans le film comme il pouvait l’être dans Route One/USA, mais différemment parce que l’équilibre fiction/documentaire n’est pas tout à fait le même. D’ailleurs la distinction fiction/documentaire n’a pas de sens pour lui.
17Avant le tournage de Route One/USA, Robert me dit : « Il y a Doc mais on va filmer toutes les personnes rencontrées comme des personnages de fiction ». La force du film tient à cela : à aucun moment n’ont été dissociés les personnes rencontrées et l’acteur.
18Ainsi, tout le monde était à égalité avec ce type hors champ qui, de temps en temps, parle avec le colonel Kiernan (82nd Airborn à Fort Bragg) ou avec le jeune portoricain de Bridgeport par exemple. Le cadreur/réalisateur prend toute sa place dans le film.
19Je terminerai avec une citation de Robert que je trouve magnifique comme définition de son cinéma :
Chaque film qui vient naît en un éclair qui me dit : le moment est venu de s’occuper de ça (le sujet du film), de l’utiliser comme une cible ou un mandala et de laisser tout se rassembler à l’intérieur de ça (la matière filmique). C’est le moment d'’utiliser la caméra comme un moyen de comprendre, et d’utiliser les coupes du montage comme une discipline qui fait penser. Le moment est venu de fabriquer pour partager, pour qu’on puisse en parler ensemble. C’est ce que je veux faire ; d'’une certaine façon j’ai besoin de faire ça et je suppose qu’il y a une espèce de saut en avant, un acte de confiance. Plus précisément cela signifie qu’il existe un rapport entre mon expérience et la vôtre, entre ma curiosité et la vôtre. Je vais essayer d’être clair, je vais construire le film afin qu’il existe plusieurs manières pour vous de le rejoindre. Pour cela, il faut que nous puissions danser ensemble, il faut qu’il y ait d'’abord quelque chose à partager.
« Chez Robert, les choses passent par l’expérience du territoire. Il aurait pu être géographe »
20Chez Robert, les choses passent par l’expérience du territoire. Il aurait pu être géographe, il aurait pu être urbaniste. Ce n’est pas un hasard si le dernier film a pour titre Les cités de la plaine et se tourne autour du Fresnoy, dans la zone Roubaix-Tourcoing. Au Fresnoy où il est professeur associé pendant un an, il découvre un territoire. Au bout de deux mois, il m’envoie un premier scénario de huit pages, intitulé La matrice et la métropole. Ce texte est une analyse sociologique et urbaine qui dissèque deux réalités : un urbanisme en train de dépérir avec le déclin des industries, la vieille ville, et l’autre − le projet Euralille de Rem Koolhaas − en train de se substituer au premier en détruisant la vie des gens qui habitaient là. Cette analyse montre à quel point la notion de territoire lui est essentielle. C’est aussi ce que l’on retrouve dans Doc’s Kingdom : l’idée que le territoire porte un récit.
21Il y a également la curiosité pour les personnes, la vie des gens, des personnages, leurs histoires, leurs rêves, leurs fictions. La route Numéro Un l’intéresse car c’est une manière d’explorer le territoire qu’elle traverse. Cette route, construite à l’époque de Roosevelt, ne passe qu’exceptionnellement par les centres-villes. À Boston, elle le traverse, à New York elle passe au nord, à la hauteur de la 125e rue, mais le reste du temps elle passe par la périphérie des villes. Choisir de filmer le long de la route Numéro Un, choisir de vivre toujours dans un motel au bord de cette route, c’est comme décider de s’accrocher à une rambarde.
22Je me souviens très bien de l’arrivée à Bridgeport, de la partie de la ville qu’on va explorer. Les deux premiers jours on prend la voiture tous les deux et on zone, il n’y a pas d’autre mot. On ne se balade pas au centre-ville, on va voir une banlieue, on trouve une décharge, on passe près de la rivière, on découvre les HLM. On ne connaît personne, on n’a pas de rendez-vous. On explore ce que nous disent le terrain, la ville, l’urbanisation ; ça peut être des détails mais on passe par là, donc par la question du territoire. C’est certainement un point d’entrée sur la manière dont Robert constitue chacun de ses films. C’est extrêmement puissant dans Doc’s Kingdom, parce que c’est là où pour la première fois il élabore le principe d’une chose qui va être une forme cinématographique qu’il nomme « le trajet ». Encore une fois il y a des personnes, il y a les personnages, des personnes qui peuvent devenir des personnages, bien sûr, mais il y a ce que raconte le territoire, l’accumulation des traces de l’Histoire, les projets humains qui se sont constitués là, qui ont pris une forme concrète, une forme de béton, une forme de route, une forme de cité HLM, une forme de centre-ville, une forme de monument. C’est flagrant par exemple à Boston, dans le parc de Beacon Hill où on explore les traces dans le terrain ; on fait là une sorte d’archéologie. La géographie devient une manière de raconter des histoires, c’est fondamental pour Robert.
23Le trajet est une notion et même un usage du mot chez Robert ; c’est une figure classique de son cinéma. Au début de Doc’s Kingdom les premières séquences filmées sont celles du trajet que Doc emprunte entre sa maison sur le bord du Tage et l’hôpital du centre-ville. Selon le plan de travail établi, Doc devait longer les conteneurs puis traverser la voie ferrée et l’abattoir. À la fin de la première journée, Robert arrête le tournage dans une espèce de coup d’éclat dramatique et radical dans le contexte d’une production et de ses contraintes. Il est insatisfait de la manière dont il filme le trajet de son personnage principal. Les notes de son carnet de bord révèlent son interrogation sur le rapport entre le personnage, la place de la caméra et les objets environnants. Tout d’un coup il commence à filmer autrement, allant jusqu’à formuler et appliquer une idée folle : « peut-être que ce sont les objets qui le regardent ». Quand il reprend le tournage, il filme Doc qui marche, le long des conteneurs, qui traverse la voie ferrée mais il accorde une place nouvelle aux objets : ce n’est pas Doc qui les voit mais Robert qui les regarde. Par exemple le premier plan est celui où Doc suit les maillons d’une énorme chaîne rouillée sur le quai. Puis, on ne le voit plus, on l’entend seulement. Ensuite il y a un plan d’environ 30 secondes, suivi d’un plan sur un boulon. Robert tient à ce que l’expérience de ce lieu et de ce moment soit toute entière dans le film. Dans le même temps, il doit préserver l’attention de l’acteur pendant que le cadreur filme l’environnement. Au montage, l’enjeu est d’intégrer cet ensemble constitué de plans de Doc en mouvement et de plans fixes d’objets. C’est ce que je traduis librement de ses notes de travail. Il appelle ça « trajet » car le mot n’existe pas en anglais, le mot trajectory désignant le trajet d’une balle. Pour lui, ce mot se rapporte au trajet d’un homme et au monde qui l’entoure, l’environnement urbain qui participe de l’expérience de Robert, du lieu et du moment. C’est une manière de se dégager du fil de la fiction, de regarder ailleurs, de faire un pas de côté. Le monde entier est intéressant s’il fait partie de l’expérience que Robert veut transmettre. Évidemment il ne filme que ce qui a du sens pour lui. Par exemple, le long plan de la chaîne rouillée signale à la fois la lourdeur et l’ancrage, l’enracinement. Il évoque l’idée que Doc n’est pas chez lui, qu’il n’est pas en Amérique. Tout le film est tendu vers cet appel de l’Amérique où il ne va pas aller. Il s’y rendra dans le film suivant. Tout cela revêt un sens poétique. Ces plans de l’environnement urbain du personnage, tels qu’ils sont montés par Robert, constituent ce qu’il entend par « trajet ». C’est une méthode qu’il réutilise dans plusieurs films, en particulier dans Route One/USA. D’ailleurs quand Robert annonce vouloir filmer un « trajet », nous, ses collaborateurs, savons qu’il s’agira d’enchaîner une série de plans qui deviendront, au montage, des modes de composition de la traversée d’un espace géographique.
Le réalisateur comme personnage du film
24Ce procédé apparaît à partir du tournage de Doc’s Kingdom. Dans Guns, Robert est un des acteurs, il tient l’un des rôles principaux. Il est américain, il est l’amant de Juliet Berto, il est marié à une Américaine, il a une petite fille. Bref, c’est un des personnages qui incarne ce qu’est Robert à ce moment-là, exilé américain, vivant à Paris avec un réseau d’amis.
- 5 Collectif cinématographique alternatif fondé en 1967 pour opposer un contre-pouvoir à la télévision
25Revenons à la création du personnage de Doc. Il est censé être un ancien militant d’extrême gauche ayant fait des études de médecine, parti en Afrique dans des zones de guérilla, qui revient à Lisbonne et rêve d’Amérique. C’est un double de Robert, il n’y a pas le moindre doute à ce sujet. Robert est parti des États-Unis. Il est passé par la révolution des Œillets au Portugal, par la guerre civile en Angola où il a produit un livre de photographies. Il se demande s’il va retourner en Amérique ou pas ; c’est un ancien militant d’extrême gauche. Il a milité dans le Newsreel5 avec Paul McIsaac, qui est un des acteurs de Ice. Ils sont donc liés depuis très longtemps. Dès le tournage de Doc’s Kingdom, Robert envisage d’être présent dans le film. Il prend des notes à ce sujet qui indiquent qu’il pourrait peut-être parler avec Doc de leur passé commun, dans une sorte de continuation de Milestones. En effet, c’est à la fin des utopies, et les personnages s’interrogent sur ce qu’ils ont fait de leur vie. Désormais, il existe un jeu entre Robert et Doc – médecin comme le père de Robert – qui est son double sans être tout à fait lui.
- 6 National Public Radio.
26Dans Route One/USA, Robert approfondit sa démarche même si initialement, Paul McIsaac devait être un journaliste. Il n’était pas prévu qu’il joue un rôle, il devait poser des questions comme un journaliste pour la NPR6, ce qu’il faisait d’ailleurs à cette époque. On a tourné une journée ainsi ; avec le preneur de son, j’étais donc au-dessus de l’épaule du journaliste. À nouveau, au bout d’une journée, Robert arrête le tournage et précise ses intentions : Doc, le personnage principal du film est un médecin qui revient aux États-Unis, cherche du travail et souhaite s’installer. Il ne va parler qu’à des professionnels de santé, les infirmières qui s‘occupent du sida à New York, les femmes de la clinique d’avortement dans le New Hampshire, le médecin haïtien. Son domaine c’est la santé et là, il existe pleinement comme personnage. À New York on a filmé une relation amoureuse entre Doc et une jeune femme. Tourné et jamais monté. Le personnage de fiction de Doc ne peut se constituer qu’à partir de sa pratique de médecin. Le reste sera supprimé.
27À la suite de ce nouveau choix, Robert s’adresse à tout le monde tout en tenant la caméra. Les gens le regardent et lui parlent. Il devient un personnage de fiction qui dialogue avec son principal protagoniste. Cette idée du double se poursuit ultérieurement avec Walk the Walk où Robert, qu’on ne voit jamais, entretient un dialogue avec chacun des trois personnages principaux. Par exemple, Bethsabée se tourne vers la caméra et dit « je suis en train de lire ce livre » ; Robert parle avec Jacques Martial ou avec Laure Dutilleul qui finit le film en lui disant « c’est bon ça ? », il répond « quoi ?», elle dit « ce sandwich » ! C’est un protagoniste off ; mais c’est un personnage du film. Cette question l’intéresse et il est prêt à utiliser le système du double de multiples manières ; il est prêt à être à l’image comme dans Guns, ou alors au bord du champ, comme dans Walk the Walk.
28À ce propos, voici une lettre de Robert qui m’était adressée :
- 7 Lettre de Robert Kramer à Richard Copans avant le tournage de Route One/USA, juillet 1987, Fonds Ro (...)
Richie, retrouver le personnage de Doc, cela m’aide : deux yeux de plus, une conscience, pas un dos pour le porter à ma place, si tu vois ce que je veux dire ; ton souci Richie de ne pas utiliser un personnage pour améliorer le documentaire, non ! L’idée importante est que le cinéaste porte tout le film ; chacune de ses composantes est un reflet de sa conscience qu’il soit présent à l’image ou pas. Tout est narration, tout est dramatique mais d’une façon différente. On propose une structure qui renforce d’une autre façon ce que nous disons du documentaire, qui n’est pas plus objectif que les soi-disant fictions. Il traite de notre expérience avec le monde observable ; c’est un document sur la manière, comme dans un film de fiction, dont les personnes qui font le film et le vivent, voient le monde7.
29Tout est dit : fiction / documentaire, c’est pareil ! Ce sont deux consciences en face du monde mais qui le traitent de façon différente. Le réalisateur de documentaire appréhende le réel avec sa subjectivité. Il n’existe pas de réalité partagée. Le documentaire, c’est le récit subjectif d’une expérience qui n’emprunte pas les structures narratives de la fiction.
30À partir de Doc’s Kingdom, Robert joue sur les deux tableaux. Il vient de subir l’échec de Diesel où il avait voulu jouer le « vrai cinéma » avec des vedettes, un scénariste, en acceptant les règles du marché. Il pensait qu’il était plus intelligent que le système mais il a été laminé. Il n’a tourné que les deux tiers du scénario, le montage lui a échappé, il en est sorti extrêmement meurtri. Diesel est un échec commercial. Il rencontre alors Paulo Branco qui lui dit : « tu ne fais pas le cinéma que tu dois faire ; retrouve tes esprits, va à Lisbonne, écris un truc pas cher et retrouve le cinéma que tu dois faire. ». Ce fut Doc’s Kingdom.
« Filmer des personnes très différentes de soi, voire des ennemis politiques »
- 8 Candidat à l’investiture du Parti républicain pour l’élection présidentielle en 1988.
31Ce qui m’a surpris au début et que je trouve très beau dans Route One/USA, c’est le parti pris de filmer des personnes très différentes de soi, voire des ennemis politiques, alors qu’il est tellement plus confortable de filmer des proches ou des personnes qui pensent comme nous. Jusqu’alors, Robert avait filmé ses amis. Dans ses fictions, At the Edge, In the Country, Ice, c’est son monde de militants d’extrême gauche qui se demandent quel usage de la violence on peut exercer. Dans Scènes de lutte de classe au Portugal, il est avec ses camarades des organisations de l’extrême gauche, puis avec Milestones, tourné en 1974-75, on retrouve tous ses amis, les marges politiques, les Hippies, les Yippies, qui se demandent comment faire après le deuil des utopies. En 1987, on arrive aux États-Unis, on descend la route Numéro Un et on filme soixante-dix personnages. La seule chose qu’ils ont en commun est de vivre ou de travailler le long de cette route. On filme des gens très différents : des fondamentalistes qui manifestent contre une clinique d’avortement, des flics à la frontière. Quand on filme le candidat évangéliste Pat Robertson8, on est plongé durant une semaine dans cette communauté fondamentaliste qui organise des conférences pour défendre l’apartheid. Robert n’est pas là pour juger, ni pour régler des comptes avec ceux qu’il rencontre ; il est là pour les écouter, et chaque fois c’est avec tendresse.
32Au bout de trois semaines, on est plongé dans ce monde-là qui parfois nous glace comme avec le prêche du pasteur sur l’enfant né pécheur ; mais Robert ne le traite pas en ennemi, il est là pour comprendre, quitte à fouiller, à entendre la famille qui parle de faire l’école à la maison, de la présence de Jésus dans la vie quotidienne, etc.
33C’était très étonnant mais la tendresse est adressée à tous les personnages, vétérans du Vietnam, infirmières à New York, enfants de l’école du Bronx, etc. Le film est fait de ça et c’est au fond une attitude morale qui est absolument formidable.
34Voici un texte de Robert à ce sujet :
Tous ces films que je fais n’en font qu’un, une histoire toujours en devenir, le compte rendu détaillé d’une conscience qui se déplace dans le temps et l’espace essayant de survivre, essayant de trouver une vraie maison et à travers tout cela, vivant avec des images, avec des sons, avec des formes de films. La seule vraie pratique qui unifie ce projet, peut-être ce long film, pourrait être la constitution de chapitres. Dans ce cas, le travail de 1965 à 1977 constituerait le premier chapitre intitulé : « Le nouveau monde ». Le chapitre deux, huit films réalisés à l’étranger entre 1980 et 1987, s’appellerait « en courant ». Le chapitre trois, je ne sais pas encore comment le nommer.
35Robert a écrit ce texte avant Route One/USA et il y a le texte sur le Vietnam que je voudrais aussi partager.
- 9 Robert Kramer a tourné un premier film au Vietnam, en 1969, People’s war.
- 10 Scénario Point de départ, mars 1992 ou lettre adressée à l’écrivaine Duong Thu Huong publiée dans P (...)
36Maintenant, 23 ans plus tard9, je suis ici à nouveau et encore pour faire ce film qui s’appellera Point de Départ, pas vraiment sur le Vietnam, mais sur le temps qui passe, sur l’oubli, sur les grands changements qui se sont produits et sur la façon dont l’espérance en des jours meilleurs s’est transformée en quelque chose d’autre. Mais ce film ne sera ni aigre, ni nostalgique ; il rôdera plutôt autour d’un vide, d’un manque dans nos vies. Je crois que je fais un film sur l’absence et sur ma propre incapacité à répondre à cette question : « pourquoi continuer à se lever chaque jour et combattre la stupidité, pour quel bénéfice individuel ou collectif, seulement pour survivre ou continuer à se battre ? ». Cette question ne concerne pas seulement le Vietnam10.
- 11 Cet ultime film de Robert Kramer sort en 1999.
37Avec ce texte, on sent s’éloigner chez Robert l’espérance des jours nouveaux. Je voudrais finir avec un texte présent dans le scenario de Cités de la plaine11 dont le personnage est un immigré qui perd peu à peu la vue.
- 12 Scénario Cités de la Plaine, décembre 1998.
38Parce que longtemps mû par l’idée de changer le monde, il se demande désormais comment vivre. En plein changement de civilisation, il ne voit plus le monde ; ses sonars ne servent plus qu’à détecter les obstacles, il n’a plus de certitude ; il ne peut indéfiniment vivre sur une perte et cet homme aveuglé par rapport à l’évolution du monde, c’est moi12.
« Quand on tourne, on n’a qu’un souvenir synthétique du passé ». Les dimensions matérielles et techniques du processus de fabrication de Route One/USA
39Quand on se lance dans cette aventure avec le laboratoire Telcipro, Aaton vient de concevoir des machines qui permettent d’inscrire le timecode (l’adresse de chacune des images filmées) sur la pellicule dans la caméra. Le laboratoire est à peine équipé mais la chaîne technique vient de se mettre en place. Nous arrivons avec ce projet gigantesque de filmer pendant cinq mois le long de la côte Est des États-Unis. Je négocie alors avec Aaton et Telcipro : « on va vous faire une publicité formidable donc on ne paye pas le laboratoire, vous êtes coproducteurs du film et vous allez faire le travail en tant que coproducteurs. » Le laboratoire Telcipro accepte. C’est assez remarquable parce que ça représente un gros montant : on va tourner 350 boîtes de pellicules ; beaucoup de temps de machines à développer !
40Certes, Robert est un inventeur de formes, un innovateur, néanmoins la résolution de la synchronisation entre l’image et le son s’est révélée primordiale. En outre, l’implication d’Aaton et de Telcipro a considérablement facilité les questions de production, en permettant d’économiser une somme que nous ne possédions pas. C’est aussi ça le réel.
41Innocemment le laboratoire pensait qu’à chaque bobine-image correspondrait une bobine-son et qu’associer images et sons se ferait facilement en laissant dérouler la bobine. Mais la réalité d’un tournage est tout autre. Par exemple, on tourne avec un magasin Super 16 et avec une pellicule de 100 ASA en raison de l’abondance de lumière ; la scène continue, on entre dans un intérieur faiblement éclairé, on doit alors mettre une pellicule de 400 ASA, on change de magasin ; le timecode continue… Mais il faut travailler la synchronisation à partir de deux et parfois trois bobines distinctes.
42Dans le même temps l’ingénieur du son garde la bobine initiale. Une bobine-son et plusieurs bobines-images. C’est beaucoup plus de travail surtout, que durant tout ce travail du laboratoire, nous, l’équipe de tournage, nous sommes loin. Or le laboratoire n’a pas anticipé cet écueil et il a dû apprendre à faire cette synchronisation très compliquée.
43Michel Zambelli, étalonneur chez Telcipro, s’est acharné à rendre la chose possible. Il est resté l’étalonneur du film jusqu’au bout et c’est lui qui a conservé les 70 bandes 1 pouce C (numérisation des rushes), dont il refusait la destruction ; c’était son grand œuvre et c’est grâce à lui que nous avons pu récupérer l’ensemble des supports.
44Des États-Unis, on envoyait la pellicule tous les 15 jours par Federal Express et le temps que ça arrive, que ça soit développé… on n’a jamais vu les rushes ! On a tourné pendant cinq mois sans voir ce qu’on faisait !
45Il faut imaginer le risque mental que ça représentait. Depuis Paris, la directrice de production, Françoise Bureau, me téléphonait en disant « c’est bon, il n’y a pas de problème » ou « sur cette bobine-là, il y a un peu de voile latéral », mais globalement on savait que les rushes étaient bons.
46Aujourd’hui c’est totalement inimaginable : vous prenez votre iPhone vous tournez un plan de 10 minutes et vous le regardez tout de suite. Pour nous, c’était une expérience de tournage extrême, les allers-retours classiques entre le tournage et le visionnage des rushes.
47Cette impossibilité du regard en arrière, Robert en a fait une force : toujours dans le désir de construire, de développer les situations… Quand on tourne, on n’a que le souvenir du passé, je dirais un souvenir synthétique, pas du plan par plan ou du dialogue. Finalement, pour Robert c’est une force.
48Pour des raisons financières, il nous semblait ingérable, en accord avec le laboratoire, de tirer un positif image à partir des 65 heures de rushes tournées en pellicule négative. Robert souhaitant passer par un travail solitaire de montage, le laboratoire a fini par accepter de dupliquer l’ensemble des rushes sur des cassettes VHS où images et sons étaient synchronisés avec un timecode. Ce procédé VHS, semblant aujourd’hui misérablement artisanal, a été fondamental pour Robert en lui permettant d’avoir accès librement à ses images.
49À la fin du tournage en mars 1988, l’équipe s’est dispersée. Paul est retourné à New York ; Olivier et moi, en France ; Robert est resté près de Washington en Virginie, là où il habitait avec Erica et Keja. Il a fait un premier montage à partir des 65 heures en VHS, du mois d’avril jusqu’à son arrivé à Paris fin août.
50Le projet était de réaliser un premier montage devant réduire considérablement le nombre d’heures à tirer ; le laboratoire tirerait ensuite les positifs et ferait une synchronisation. Ainsi, il pourrait continuer le montage sur une table Atlas, avec une bande magnétique 16 millimètres, l’image en Super 16 synchrone. Le laboratoire a tiré le tiers ou le quart de ce qui avait été tourné sur la base de ce premier montage en VHS. Robert disposait ainsi de séquences, mises dans un certain ordre, proposant une préfiguration de ce qu’on appelle « un ours » −– nom donné au premier montage protéiforme d’un film. À partir de là, on a conformé la VHS vers les doubles bandes Super 16 et 16 magnétique, et le montage d’images sur pellicule a commencé à partir du mois de septembre.
51Guy Lecorne, chef-monteur, Robert et sa fille Keja, stagiaire, ont alors monté pendant environ 4 mois jusqu’à obtenir une première mouture de 9 heures. Robert pensait qu’il tenait là son film. On l’a montré à Thierry Garrel de la Sept qui a refusé cette version. En outre, le laboratoire n’était pas favorable au tirage d’une copie 35 de 9 heures. Robert a donc continué à monter, à condenser, à cristalliser, à couper, à faire des trous dans sa continuité jusqu’à parvenir à la forme achevée du film de 4h15 que nous connaissons. Nous sommes alors passés à l’étape du montage son et de la musique.
52Pour moi, en tant que producteur, il y avait une cohérence de toute la chaîne technique et ce dès l’origine, l’objectif étant d’obtenir une copie 35 pour la diffusion en salles et en festivals.
53Il existait depuis peu de temps, chez Telcipro, des machines qui permettaient un gonflage direct. De quoi s’agit-il ? On tournait en 16 ou en Super 16 – on sait que La Maman et la Putain d’Eustache par exemple est tourné en 16 – donc matériel léger, petites caméras et équipes réduites. Or, si on veut une copie 35, on est obligé de passer par ce qu’on appelle une « truca » qui, à partir de chaque image 16, réalise un négatif d’une image 35 millimètres. À partir de cette nouvelle matrice 35 millimètres dites internégatif, on obtient des copies 35 en partant du 16. Ainsi des copies pouvaient circuler dans tous les cinémas, les festivals, étant entendu qu’à l’époque, il n’y avait quasiment plus de circuit de diffusion 16 millimètres en France. Mais passer par la truca et l’internégatif tiré image par image coûtait très cher.
54À partir de la fin des années 1980, une machine permettait un gonflage « direct », beaucoup moins cher, mais un nombre limité de copies. C’est ce que nous avons choisi comme filière technique.
55Avec Robert, nous affirmions que nous fabriquions un film de cinéma et non un film qui finirait en vidéo pour la télé. Nous avions donc 14 bobines 35 pour pouvoir montrer ce film dans les cinémas. La production a décidé, faute de moyens, de ne tirer que deux copies. Les frais ont été partagés entre nous et le laboratoire.
Réception et diffusion de Route One/USA
56Cette production s’est montée de façon classique : il y avait la Sept, le compte de soutien qui venait de se mettre en place en France depuis 1986 pour aider les documentaires de création, il y avait aussi la Rai en Italie, Chanel 4 en Grande-Bretagne. Nous avions un budget cohérent, cependant le film a coûté entre 25 et 30 % de plus que prévu. Aux Films d’ici j’avais clairement décidé qu’on irait jusqu’au bout de ce que Robert voulait faire, y compris passer 15 jours à enregistrer la musique avec Barre Philips, Michel Petrucciani, John Surman, et qu’on tirerait une copie 35. Ces choix ont creusé un sérieux trou dans notre économie mais, au bout de dix ans, par les ventes à l’étranger, le budget était à nouveau équilibré.
57À la fin des années 1980. Les documentaires produits avec l’aide de la télévision n’avaient pas vocation à être diffusés en salles. Or, fin 1988, alors que les trois coproducteurs de la télévision prennent possession de leur master 1 pouce C, nous proposons notre copie 35 à un cinéma parisien l’Olympic Entrepôt (c’est la période de Carole Roussopoulos à l’Olympic). À cette époque, il y avait bien de temps en temps, dans de rares salles, un film de Jean Rouch ou de Chris Marker mais personne ne s’engageait dans une école de cinéma en déclarant vouloir réaliser des documentaires. Pour nous, aux Films d’ici, cette date marque donc une bascule puisque nous diffusions alors trois films : Route One/USA, La Ville Louvre, premier film de Nicolas Philibert, et Au sud du Sud de Laurent Chevallier qui suivait une expédition de Jean-Louis Etienne en Antarctique. Ce cheminement entre le photochimique, la VHS, le retour au super 16 double bande pour finir par une copie 35 standard, qui peut paraître tâtonnant, est un modèle qui par la suite a été souvent adopté. L’innovation technique n’était pas un but en soi mais un moyen pour permettre, à moindre coût, à des films d’aller en salle. Les documentaires qui ont une économie bien plus réduite que les films de fiction s’engouffrent dans cette voie.
58Par la suite, le film est allé dans quelques festivals, comme à Pesaro en Italie, à Cannes où il a été mal accueilli. Il a circulé dans des salles « art et essai » à Paris. Pour le documentaire, il n’existait pas de réseau donc c’était du coup par coup. Aux États-Unis, il est passé dans deux festivals où il n’a pas été très bien reçu. Robert, qui comptait sur un succès pour amorcer un retour aux États-Unis, a vite déchanté.
59Le film est passé dans les pays coproducteurs. La Sept a obtenu un créneau de diffusion pour qu’il passe en deux parties sur France 3 selon le découpage actuel. Une version plus courte, de trois fois une heure, a été conçue pour l’Allemagne. D’autres ventes ont été réalisées ; Hachette (Lagardère aujourd’hui), un de nos investisseurs de l’époque, s’en est chargé. En raison de nos pertes abyssales, Hachette a exigé l’exclusivité de la diffusion d’un certain nombre de nos films dont Route One/USA qu’ils ont vendu pendant plus de 20 ans. Au bout de 10 ans le film avait fait suffisamment de ventes pour compenser le déficit. En 2020, un nouveau distributeur aux États-Unis l’a diffusé, et cette fois les critiques ont été positives.
60Aujourd’hui, avec la programmation banalisée des documentaires en salle, la question ne se pose plus pour le spectateur. Donc nous avons gagné notre place : Route One/USA expérimente des innovations techniques, mais il est bien plus que ça. À l’époque, personne n’a jamais produit ni vu un tel film. Il reçoit d’ailleurs le Grand Prix de la Scam en 1991.
61Nous avons donc été des militants de la première heure, pour contribuer à un tournant qui marque l’histoire du documentaire.
Notes
1 Simon Daniellou (spécialiste en études cinématographiques, Unité de recherche 3208 « Arts : pratiques et poétiques », Université Rennes 2), Laurence Tranoy et Pierre Prétou (historiens, LIttoral ENvironnement et Sociétés. UMRi 7266, La Rochelle Université – CNRS), Françoise Mamolar et Patrick Métais (festival « Escales Documentaires »). Le texte, repris et mis en forme par Patrick Matais et par Laurence Tranoy, a été approuvé par Richard Copans
2 Richard Copans, « Éprouver le monde », dans Vincent Vatrican, Cédric Venail (dir.), Trajets à travers le cinéma de Robert Kramer, Aix-en-Provence, Institut de l’Image, 2001, p. 129-139.
3 Henry David Thoreau, Walden, traduit de l’américain par Jacques Mailhos, Paris, éditions Gallmeister, Paris, 2017.
4 La productrice suisse Ruth Waldburger veut alors coproduire un film de Robert Kramer.
5 Collectif cinématographique alternatif fondé en 1967 pour opposer un contre-pouvoir à la télévision.
6 National Public Radio.
7 Lettre de Robert Kramer à Richard Copans avant le tournage de Route One/USA, juillet 1987, Fonds Robert Kramer, Institut Mémoires de l’édition contemporaine.
8 Candidat à l’investiture du Parti républicain pour l’élection présidentielle en 1988.
9 Robert Kramer a tourné un premier film au Vietnam, en 1969, People’s war.
10 Scénario Point de départ, mars 1992 ou lettre adressée à l’écrivaine Duong Thu Huong publiée dans Positif, n° 398 en avril 1994. Traduction Michel Ciment et Edouard Waintrop.
11 Cet ultime film de Robert Kramer sort en 1999.
12 Scénario Cités de la Plaine, décembre 1998.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Richard Copans, « Entretien. Richard Copans à propos de son expérience avec Robert Kramer », Revue d’histoire culturelle [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 30 mai 2024, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhc/11260 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11yd0
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page