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Épistémologie en débats

Regard sur l’historiographie et la mémoire du Holodomor. Qualification de génocide et paradigme de la Shoah

On the Historiography and Memory of the Holodomor.The qualification of Genocide and the Paradigm of the Holocaust
Thomas Chopard

Résumés

Une part considérable de l’historiographie du Holodomor, la famine qui a frappé l’Ukraine en 1932-1933, gravite autour de la qualification de génocide. Cet effort intense des historiens pour aboutir à cette qualification s’inscrit dans un processus pluriel, scientifique, mémoriel et politique qui passe par des efforts de commémoration dans les années 1980 par la diaspora ukrainienne, dans un climat de fort anticommunisme, par une historiographie précoce marquée notamment par l’influence directe de Raphaël Lemkin, concepteur de la notion de génocide, et par des politiques mémorielles d’ampleur au cours des années 2000 en Ukraine. Ce processus aboutit à la condamnation pour crime de génocide des principaux responsables soviétiques en 2010, épisode judiciaire dans lequel le travail historique a été tout à la fois reversé et mobilisé. L’article insiste aussi sur le rôle majeur joué par le paradigme représenté par l’histoire et la mémoire de la Shoah dans l’élaboration des politiques mémorielles et scientifiques qui ont entouré l’analyse des événements survenus en Ukraine après la collectivisation. Le concept de génocide apparaît ainsi comme un élément majeur dans le renforcement des comparaisons entre différents épisodes de violences de masse, mais aussi dans le fait de souligner leurs différences.

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Texte intégral

  • 1 Pour des introductions à l’histoire du Holodomor disponibles en français, voir Anne Appelbaum, Fami (...)
  • 2 Contrairement à ce qu’on peut donc parfois lire, le terme de Holodomor (Голодомор) n’a pas été cons (...)
  • 3 Голодомор 1932-1933 років в Україні як злочин геноциду згідно з міжнародним правом [Le Holodomor en (...)
  • 4 Sur différentes configurations dans l’usage de la qualification de génocide, voir Catherine Coquio (...)

1La famine qui a frappé l’Ukraine en 1932-1933 suite à la collectivisation des terres a fait plus de trois millions de victimes1. Longtemps tu en Ukraine et en Union soviétique, l’événement a commencé à être débattu au cours des années 1980 puis lors de la Perestroïka. Jusque-là, les publications sur la famine étaient, pour l’essentiel, parues dans la diaspora d’Amérique du nord, avec de fortes connotations anticommunistes liées au contexte de Guerre Froide. Le terme même de Holodomor, apparu dans les années 1960, a été popularisé dans les années 1980. Il s’agit d’un néologisme composé de « holod », la faim, la famine, et de « moryty », tuer, faire mourir intentionnellement2. Après l’indépendance de l’Ukraine en 1991, les études et les débats entourant le Holodomor se sont très largement centrés sur la question de son analyse et de sa reconnaissance comme génocide. Ce processus a abouti le 29 novembre 2006 à la reconnaissance du Holodomor comme « génocide contre le peuple ukrainien 3», par la Rada, l’assemblée nationale ukrainienne. De prime abord, les revendications entourant la qualification d’un événement historique comme génocide reposent également sur la conviction qu’un crime ainsi décrit ne peut plus être ignoré et que les victimes méritent une reconnaissance et une commémoration appropriées4. La reconnaissance du génocide en Ukraine s’est donc accompagnée d’une campagne sur la scène internationale. Elle est allée de pair avec une politique mémorielle qui a abouti à la construction d’un mémorial à Kyiv, inauguré en 2008 et adossé depuis 2010 à un musée national du « Holodomor-génocide ». Depuis le 24 février 2022 et l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, dix-sept pays européens, ainsi que le Parlement européen, ont reconnu la famine qui a sévi en Ukraine en 1932-1933, le Holodomor, comme un crime de génocide. Cette vague de reconnaissances s’avère équivalente en nombre mais incomparablement plus rapide que celle qui s’est étalée entre 1991 et 2019. La guerre a ainsi servi d’accélérateur et de catalyseur à une revendication mémorielle portée depuis les années 1980, d’abord par la diaspora, puis par les autorités ukrainiennes. Cette chronologie est donc marquée par différentes séquences de mobilisation qui ont entretenu une intrication profonde entre débats internes, contexte international et politique mémorielle : la libération de la parole au cours de la Perestroïka, l’indépendance, les mobilisations révolutionnaires en 2004 et 2013, et la guerre depuis 2014.

  • 5 Pour une synthèse fine des développements historiographiques en Ukraine et ailleurs dans le monde, (...)
  • 6 Rebecca Jinks, Representing Genocide: The Holocaust as Paradigm?, Londres, Bloomsbury, 2016 ; Dan S (...)

2Ces enjeux ont aussi laissé une empreinte profonde sur l’historiographie de la famine en Ukraine, dont une part considérable gravite autour de la qualification de génocide5. Si sur ce point le débat semble clos sur la scène internationale et mémorielle, les débats historiographiques restent vifs, et on a assisté à une disjonction importante entre l’usage de la catégorie de génocide dans la sphère publique et dans le monde académique. L’appellation même de Holodomor et les discours qui l’accompagnent tendent à caractériser l’événement comme un acte de destruction visant spécifiquement les Ukrainiens en tant que tels. Plus qu’un terme destiné à décrire la catastrophe qui s’est déroulée dans les campagnes ukrainiennes au début des années 1930, le discours mémoriel qui s’est élaboré dès les années 1980 a défini un prisme interprétatif, historiographique et politique spécifique, avec notamment pour enjeu de présenter la nation ukrainienne construite autour du statut de victime. Dans cette démarche, l’histoire et la mémoire de la Shoah, qui se sont plus nettement développées à partir des années 1980, apparaissent, au gré des différents acteurs, tantôt comme une référence et un modèle scientifique, tantôt comme un obstacle. L’élaboration de l’historiographie sur la famine de 1933 pose plus généralement la question du poids des paradigmes hérités dans l’affirmation d’un champ de recherche et des approches afférentes6.

3Le présent article se propose donc d’analyser l’historiographie du Holodomor au prisme de deux influences majeures : la qualification de génocide, empruntée au registre juridique et mémoriel, et le paradigme représenté par la Shoah, régulièrement mobilisé par les acteurs académiques et politiques au cœur de l’histoire de la famine en Ukraine. On étudiera la manière dont ces éléments ont été mobilisés à des moments déterminants de l’historiographie et des constructions mémorielles du Holodomor : au cours des années 1980, par la diaspora ; après l’indépendance, lors de l’émergence d’une histoire de la famine en Ukraine ; au cours de la présidence de Viktor Iouchtchenko, tandis que la politique de commémoration donnait une impulsion majeure ; et enfin, lors du procès par contumace des principaux dirigeants soviétiques jugés responsables de la famine et coupables de génocide, à Kyiv, en 2010. Ces deux dernières séquences interrogent aussi la façon dont l’historiographie et les interventions d’historiens dans l’espace public en sont parfois venues à être mises au service d’entreprises mémorielles pilotées par l’État et de démarches judiciaires auxquelles elles étaient initialement étrangères.

L’Holocauste comme paradigme

  • 7 J’emploie à dessein le terme « Holocauste », caractéristique des années 1970-1980 et de la recherch (...)

4La comparaison avec l’Holocauste7 s’est imposée dès les années 1980, dans un contexte de reconnaissance et de mémorialisation croissante de la destruction des Juifs d’Europe, tandis que 1983 marquait en parallèle le cinquantenaire de la grande famine en Ukraine. Ainsi que le notait, dans le supplément magazine du Washington Times, l’historien Paul Robert Magocsi :

  • 8 Frank Sysyn, “The Ukrainian Famine of 1932-33: The. Role of the Ukrainian Diaspora in Research and (...)

Une part de la logique derrière les efforts de publicisation de la part des Ukrainiens en Occident est basée sur l’expérience fructueuse des Juifs. Si les Juifs ont pu susciter la sympathie et le soutien pour Israël en rappelant constamment au monde les souffrances juives pendant la Seconde Guerre mondiale, alors les Ukrainiens espèrent faire de même en publicisant « leur holocauste » – la famine de 19338

  • 9 Pour un référencement systématique des publications et des initiatives autour du cinquantenaire, vo (...)
  • 10 50eme Anniversaire : La Famine-Génocide de 1933 en Ukraine Soviétique, Paris, Comité Central des Or (...)
  • 11 Roman Serbyn, “Competing Memories of Communist and Nazi Crimes in Ukraine”, Holodomor Studies, 1, 2 (...)
  • 12 James E. Mace, “Facts and Values: A Personal Intellectual Exploration”, in Samuel Totten, Steven Le (...)

5Le cinquantenaire de 1983 est caractérisé par une mobilisation internationale de la diaspora en vue de la reconnaissance du Holodomor comme génocide9. Le Comité ukraino-canadien finance l’érection d’un monument à Winnipeg marquant « le 50e anniversaire de la famine-génocide en Ukraine 1932-33 ». Un acteur majeur de la mobilisation mémorielle aux États-Unis est le National Committee to Commemorate Genocide Victims in Ukraine 1932-33 et s’avère lié à l’Église ukrainienne en exil. Si le Canada et les États-Unis sont en pointe dans ce mouvement, la diaspora française n’est pas en reste, plaçant là encore la famine sous l’égide de la notion de génocide à travers une série de publications10. La comparaison avec l’Holocauste n’est donc pas tant pensée en termes historiographiques ou juridiques qu’en termes d’efficacité politique et mémorielle11. Les campagnes de recueil de récits et de paroles de survivants de la Shoah qui se développent alors fournissent un modèle à la collecte de témoignages auprès de survivants du Holodomor émigrés en Amérique, entreprise caractérisée, en particulier, par le projet « Oral History of the Ukrainian Holodomor », mené à Harvard et piloté par James Mace, alors jeune historien spécifiquement recruté pour favoriser le développement de l’historiographie sur la famine au sein du Harvard Ukrainian Research Institute12.

  • 13 Wasyl Hryshko, The Ukrainian Holocaust of 1933, Toronto, Bahriany Foundation, 1983 (précédemment pu (...)
  • 14 Robert Conquest offre, en s’appuyant essentiellement sur des témoignages et sur le peu de documenta (...)
  • 15 Johan Dietsch, Making Sense of Suffering: Holocaust and Holodomor in Ukrainian Historical Culture, (...)

6Cette campagne de mobilisation se situe à l’intersection de plusieurs contextes. Elle se manifeste tout d’abord à la faveur d’un contexte politique de durcissement de la Guerre froide et de l’anticommunisme à la faveur du mandat de Ronald Reagan. Les premières publications des années 1980 produites au sein de dans la diaspora, participent alors de la volonté de criminaliser le régime soviétique en l’assimilant au nazisme et à l’Holocauste13. À cet égard, l’historien Robert Conquest14 et surtout à sa suite James Mace, qui dirigea à partir de 1986 la commission d’enquête du Congrès des États-Unis sur la famine en Ukraine, ont présenté la collectivisation et le Holodomor comme une campagne répressive planifiée, dirigée non seulement contre les paysans, mais aussi contre le sentiment national et le nationalisme ukrainien, l’inscrivant dans la redécouverte plus large des répressions staliniennes dont L’Archipel du goulag de Soljenitsyne est généralement l’emblème. Si ces historiens font figure de pionniers, l’historiographie s’est depuis écartée de cette première approche fondée pour l’essentiel sur les rares documents disponibles en Occident et les témoignages d’émigrés ukrainiens, mobilisant les archives soviétiques qui se sont ouvertes progressivement. S’adjoint à ce contexte politique une dimension interne aux Ukrainiens installés depuis l’après-guerre dans les pays occidentaux, en particulier en Amérique du Nord, et en voie d’assimilation : dans cette perspective, la commémoration dénonciatrice de la famine de 1933 permet de rassembler les immigrés et leurs descendants autour d’un événement fondateur, et ce non sans paradoxe. En effet, une fraction importante de la diaspora est originaire d’Ukraine occidentale, sous domination polonaise pendant l’entre-deux-guerres et donc épargnée par la famine15.

  • 16 Harold Troper, Morton Weinfeld, Old Wounds: Jews, Ukrainians and the Hunt for Nazi War Criminals in (...)
  • 17 C’est le cas notamment des publications revendiquant le plus ouvertement leur filiation avec les co (...)

7La campagne a une autre utilité : elle sert de contrefeu à la dénonciation des compromissions des nationalistes ukrainiens pendant la Seconde Guerre mondiale, et en particulier de leur implication dans la Shoah. Cette accusation de collaboration a été relancée au début des années 1980 par le Centre Simon Wiesenthal, notamment autour des Ukrainiens immigrés ayant servi dans la division SS Galicie, contraignant à l’ouverture d’une commission d’enquête canadienne sur les criminels de guerre potentiellement entrés sur le territoire canadien, dite Commission Deschênes16. Dans cette compétition mémorielle, certaines publications sont empreintes d’un antisémitisme à peine voilé, blâmant les responsables soviétiques juifs pour le Holodomor et les patrons de presses juifs occidentaux pour leur silence17.

Le concept de génocide comme agenda historiographique

  • 18 James Mace, “A case of genocide”, Quadrant, 28/4, 1984, p. 55-57.
  • 19 Yehuda Bauer, “Comparison of Genocides”, in Levon Chorbajian, George Shirinian (dir.), Studies in C (...)

8Artisan majeur de la campagne publique de reconnaissance de la famine en Ukraine aux États-Unis, le travail de James Mace a été crucial, mais il a aussi amorcé un tournant. Outre son implication dans le recueil de témoignages, il a cherché, dès les années 1980, à intégrer l’épisode de la grande famine en Ukraine dans le champ naissant des genocide studies et à se distancer d’une stricte comparaison avec la Shoah18. Cet arrimage de l’analyse des violences de masse à la question du génocide a surtout eu pour vocation de permettre une analyse comparée19. L’usage de la catégorie offre, en effet, une approche plus contextuelle qui place ces événements en relation les uns avec les autres. Il permet de lier des cas singuliers et des histoires nationales à des processus transnationaux et internationaux – à commencer par les catégories du droit international. Dans cette démarche, la Shoah s’est imposée comme une forme de paradigme, tant du point de vue de la reconnaissance publique que des efforts historiographiques. Outre un rapprochement avec la Shoah, l’introduction de la notion de génocide dans l’étude du Holodomor a aussi instauré une rupture avec l’historiographie soviétique. Le concept même en est, en effet, absent : l’analyse des violences de masse et des conflits devant in fine aboutir à une analyse en termes de classes, la catégorie – visant à décrire la destruction, ainsi que l’indique la définition des Nations Unies, d’ « un groupe national, ethnique, racial ou religieux » – n’y trouve guère sa place. Cette approche et cette qualification, en dépit des contestations, possèdent la particularité de porter une charge morale importante et de permettre les contributions d’un large éventail de voix : juristes, historiens, activistes de la mémoire, politiques, journalistes, rescapés, etc. Les enjeux historiographiques, politiques, mémoriels et légaux, s’en trouvent en retour mêlés.

  • 20 Voir le texte de la Convention : https://www.un.org/fr/genocideprevention/genocide-convention.shtml
  • 21 “Ukrainians March in Protest Parade. 10,000 Here Mark Anniversary of the 1933 Famine – Clergy Join (...)
  • 22 Andrii Portnov, « Der Holodomor als Genozid. Historiographische und juristische Diskussionen », Ost (...)
  • 23 Elle est omniprésente dans le fascicule proposé par le Mémorial aux victimes du Holodomor : We were (...)
  • 24 Raphael Lemkin, Soviet Genocide in Ukraine. Article in 28 Languages, Kyiv, Майстерня Книгу, 2009 (p (...)

9À l’appui de cette approche, s’est imposé un inédit de Raphael Lemkin, auteur et promoteur de la notion de génocide jusqu’à son adoption par l’Organisation des nations unies en 1948, à travers la Convention de prévention et de répression de crime de génocide20. Ce texte, redécouvert en 2008, est le brouillon d’un discours tenu à la faveur d’un meeting de 1953 à New York commémorant la famine : « Soviet Genocide in Ukraine »21. En rapprochant un peu plus l’analyse du Holodomor de la qualification de génocide, le propos de cette figure tutélaire du concept de génocide a laissé une empreinte profonde sur l’ensemble des discours scientifiques et publics. Il a suscité de nombreux commentaires et renforcé l’argumentaire de celles et ceux qui militaient alors pour une reconnaissance du Holodomor, au-delà de l’Ukraine et des pays voisins22. La référence à ce texte est omniprésente dans l’historiographie dès qu’est abordée la question de la qualification23. Celui-ci a été iconisé par les acteurs de la recherche scientifique et les politiques, soutenant un travail de diffusion rapide, au point que le président Viktor Iouchtchenko a préfacé en 2009 son édition en 28 langues24. Ces notes de Lemkin, cinq ans après la signature de la convention, défendent toutefois une acception plus large que celle retenue par les Nations Unies, englobant notamment la « destruction de la culture nationale » et évoquant à propos de l’Ukraine, « l’exemple classique du génocide soviétique, son expérience la plus longue et la plus large dans la russification – la destruction de la nation ukrainienne », un processus qui comprend la famine de 1933 ainsi que la destruction de l’intelligentsia ukrainophone, de l’Église ukrainienne, et la politique de russification étalée sur plusieurs décennies. Lemkin est bien conscient de la torsion qu’il applique à son concept initial de génocide, soulignant en particulier la différence avec la catastrophe subie par les Juifs d’Europe :

  • 25 Ibid., p. 60.

Notamment, il n’y a eu aucune tentative d’annihilation complète, comme cela a été le cas avec l’attaque allemande contre les Juifs. Pour autant, si le programme soviétique est mené à son terme, si on peut éliminer l’intelligentsia, les prêtres et les paysans, alors l’Ukraine sera aussi morte que si tous les Ukrainiens avaient été tués25.

  • 26 Roman Serbyn, “Lemkin on the Ukrainian Genocide”, Holodomor Studies, 2009, 1/1, p. 1-2 (l’introduct (...)
  • 27 Anton Weiss-Wendt, “Hostage of Politics: Raphael Lemkin on ‘Soviet Genocide’”, Journal of Genocide (...)

10Après la défaite de l’Allemagne nazie, Raphael Lemkin a en effet dédié son travail et ses interventions à la qualification des crimes du stalinisme, perçu par lui comme la principale menace26. Sa présence lors des commémorations en 1953, et déjà en 1951, témoigne de ses relations étroites avec les exilés originaires d’Ukraine ou des pays baltes, qui ne cachent pas leur anticommunisme radical, ainsi que de sa volonté de faire du génocide « un concept qui porte en soi la plus haute condamnation morale dans notre guerre froide avec l’Union soviétique »27. La tutelle de Lemkin fait donc basculer la famine de 1933 dans une autre chronologie : non pas celle de la lutte de l’État soviétique contre la paysannerie, marquée par la collectivisation décrétée en 1930, mais une temporalité plus longue et des processus plus lents d’érosion des structures sociales, économiques, linguistiques et culturelles ukrainiennes, dont les séquences de la famine de 1933 ou des répressions de masse contre l’intelligentsia (1930, 1934, 1937) forment les moments critiques d’un continuum.

  • 28 Valery Vasiliev, Yuri Chapoval, Командири великого голоду: Поїздки В. Молотова і Л. Кагановича в Ук (...)

11Dans sa formulation juridique, la notion de génocide met l’accent sur « l’intention de détruire », en d’autres termes sur la responsabilité des autorités politiques dans la perpétration d’actes criminels. Elle n’est pas uniquement un enjeu mémoriel, et pose aussi le cadre d’un agenda historiographique dont l’enjeu central consiste à remonter, à travers la documentation disponible, la chaîne de responsabilités jusqu’au plus haut niveau. Dans le cas du Holodomor, l’objet était aussi de singulariser l’Ukraine au milieu du contexte soviétique de famine et de disette qui frappait de nombreuses régions à la suite de la collectivisation : une partie de la Russie centrale, la Sibérie occidentale, le grand Nord, le Kazakhstan et l’univers du goulag. Les chercheurs se sont, depuis, donné pour tâche de préciser et de circonscrire ces responsabilités et cette singularité à partir de l’ouverture progressive des archives soviétiques centrales et ukrainiennes à Moscou et à Kyiv. C’est cette analyse des politiques de prédation étatique sur les récoltes, fondée sur une reconstitution précise des mécanismes de prise de décision et de mise en œuvre, au niveau républicain, régional et local, qui permet aujourd’hui de contraster la situation en Ukraine avec les autres régions affamées d’Union soviétique. Malgré la difficulté d’accès aux archives de la présidence de la Fédération de Russie, où sont entreposées les archives personnelles de Staline, les archives du Parti et des administrations ont, en effet, été rendues très largement accessibles à la recherche. Valery Vasiliev et Yuri Chapoval se sont ainsi attachés à analyser les conséquences de l’action des deux hauts responsables envoyés de Moscou comme plénipotentiaires en Ukraine, Molotov et Kaganovitch, notamment à travers leur correspondance avec Staline28. Au travers de cette correspondance, la focalisation du pouvoir soviétique sur l’Ukraine à partir de l’été 1932 a été précisément analysée. Une lettre de Staline à Kaganovitch du 11 août est, en particulier, venue résumer l’enjeu économique, politique et pressant qu’est devenue l’Ukraine soviétique et souligner la responsabilité directe du pouvoir central :

  • 29 Ibid., p. 273-274 ; pour une analyse détaillée de l’engrenage politique et répressif qui s’installe (...)

Le plus important maintenant, c’est l’Ukraine. […] Si nous n’entreprenons pas immédiatement le redressement de la situation en Ukraine, nous pouvons perdre l’Ukraine. […] Il faut transformer l’Ukraine, dans les plus brefs délais, en véritable forteresse de l’URSS, en république véritablement exemplaire. Ne pas lésiner sur les moyens. Sans ces mesures (renforcement économique et politique de l’Ukraine, et en premier lieu, de ses districts frontaliers, etc.) nous risquons de perdre l’Ukraine29.

  • 30 À travers une approche générale des différents dirigeants soviétiques et de leur action dans l’aggr (...)
  • 31 Depuis son premier ouvrage, Stanislav Kultchiskyi, 1933 : трагедія голоду [1933 : la tragédie de la (...)
  • 32 Parmi les recueils marquants, citons celui établi à partir des archives du Parti en 1990, avant mêm (...)
  • 33 V. Borisenko, V. Danilenko, S. Kokin, Розсекречена пам'ять: Голодомор 1932-1933 років в Україні в д (...)
  • 34 «Чорні дошки» України. Чернігівська область. Збірник документів і матеріалів [Les « tableaux noirs  (...)
  • 35 Georgij Papakin, « Чорна дошка » : антиселянські репресії (1932-1933) [Le « tableau noir » : des ré (...)

12L’historien ukrainien Stanislav Kultchitskyi, entre autres, a souligné combien, aux côtés d’autres responsables soviétiques, le rôle de Kaganovitch et Molotov fut décisif dans la transmission des directives de Staline, le renforcement de l’intransigeance des autorités vis-à-vis de la paysannerie, la mise au pas du Parti communiste et des administrations en Ukraine ainsi que dans la mise en œuvre de politiques répressives30. L’œuvre de Kultchiskyi, entamée à la fin des années 1980, riche de nombreuses publications sur le Holodomor, a la particularité d’avoir épousé les évolutions plus générales de l’historiographie : d’abord éloignée de la qualification de génocide, sa démarche s’en est emparée au cours des années 2000 et a orienté sa recherche31. De façon plus générale, la mise au jour des mécanismes ayant aggravé la famine en Ukraine s’est très largement déployée à travers la publication d’importants volumes de documents en provenance des archives nationales et régionales32, ainsi que des fonds des services de sécurité ukrainien33. Une publication récente a ainsi focalisé l’analyse sur la pratique dite du « tableau noir » dans la région de Tchernigiv, croisant approche locale et étude de la répression34. Dans la presse, notamment, la mise au « tableau noir » par les autorités, pour manquement aux quotas, mêlant dénonciation publique et mesure répressive, entraînait le blocus des villages, des kolkhozes ou des exploitations sanctionnées, souvent déjà frappés par la faim, la fermeture des magasins, le remboursement immédiat des crédits, l’interdiction de toute transaction et l’obligation de remplir immédiatement les objectifs de production. Avec la confiscation des semis, cette mesure, dont l’usage massif est spécifique à l’Ukraine, est à présent considérée comme l’un des marqueurs essentiels de la responsabilité criminelle des autorités soviétiques dans l’aggravation de la faim, au côté de la fermeture des frontières internes de lUkraine décrétée par Staline en janvier 193335.

13En établissant les responsabilités des dirigeants soviétiques et en reconstituant une chronologie fine des événements, l’approche en termes de génocide a ainsi permis de préciser les enjeux de l’analyse de la famine. À rebours de l’élargissement chronologique impulsé par Lemkin, ces historiens ont concentré leur attention sur des séries de décisions prises à partir de la fin de l’été, et surtout à l’automne 1932, ainsi qu’au début de l’année 1933, dégageant une séquence proprement ukrainienne dans le cycle plus large des crises économiques, politiques et alimentaires ouvert avec la collectivisation. À souligner les singularités de la famine telle qu’elle se déploie en Ukraine à partir de 1932, ils ont aussi cherché, dans le même temps, à constituer une histoire proprement ukrainienne, nationale, et ce faisant à s’écarter d’un récit soviétique englobant. La recherche a de ce point de vue précédé le pouvoir politique, même si c’est à la suite d’initiatives gouvernementales fortes que le Holodomor s’est ancré dans le paysage mémoriel et pédagogique en Ukraine. Or, tandis que l’historiographie s’en détachait, cette impulsion mémorielle a de nouveau rapproché la famine du paradigme représenté par la Shoah.

Mémoire nationale, histoire officielle ?

  • 36 David R. Marples, Heroes and Villains: creating national history in contemporary Ukraine, Budapest, (...)

14La nationalisation de la commémoration et de la patrimonialisation du Holodomor en Ukraine s’accomplit surtout à partir de la présidence de Viktor Iouchtchenko (2005-2010) qui fait suite à la « Révolution orange »36. Iouchtchenko est aussi le premier à insister explicitement sur la Shoah dans ses discours commémoratifs, proposant même – quoiqu’en vain – une loi mémorielle criminalisant conjointement la négation de la Shoah et du Holodomor.

  • 37 Pour une relecture critique de cette séquence et de ses acteurs, notamment S. Kultchiskyi, voir : G (...)

15Un décret présidentiel du 28 mars 2007 confie aux administrations régionales la tâche de préparer le soixante-quinzième anniversaire du Holodomor. Celles-ci sont désormais chargées de coordonner les recherches menées par les universitaires et les entrepreneurs locaux de la mémoire, de recueillir les témoignages des derniers survivants, de dresser des listes des victimes et de préparer des livres du souvenir régionaux, d’identifier et de nettoyer les fosses communes, d’ériger de nouveaux monuments et d'entreprendre d'enlever les monuments commémoratifs en l’honneur des dirigeants communistes. Ces dispositions ont aussi donné une forte audience aux historiens déjà engagés sur le sujet. Stanislav Kultchiskyi, déjà évoqué, a ainsi poursuivi ses recherches et largement contribué à la préparation de matériaux pédagogiques et de publications destinées au grand public. Cette impulsion politique forte a cependant tendu à simplifier des débats historiographiques dynamiques et complexes37.

  • 38 Український Голокост 1932-1933: свідчення тих, хто вижив [L’Holocauste ukrainien 1932-1933 : témoig (...)
  • 39 Holodomor. Le génocide en Ukraine, s.l., s.d. (obtenu lors d’une visite en 2012).

16L’un des aspects majeurs de la mémorialisation du Holodomor en Ukraine a consisté en de vastes entreprises de recueils de témoignages des survivants sous l’égide de l’Académie des sciences et des universités, reprenant à plus large échelle les initiatives des années 1980 dans la diaspora. Dix volumes ont paru entre 2005 et 2014 sous le titre L’Holocauste ukrainien 1932-1933 (Український Голокост 1932-1933)38. La Shoah y apparaît à nouveau comme une forte inspiration dans l’élaboration de politiques scientifiques et mémorielles. Mais au-delà du titre, celle-ci est en réalité absente des introductions et des textes qui accompagnent des témoignages, généralement courts (une page ou deux, tout au plus), et dont les conditions de collecte restent relativement floues. La destruction des Juifs d’Europe, jamais analysée dans ces pages, apparaît surtout en filigrane. Ainsi le fascicule du musée rattaché au Mémorial aux victimes du Holodomor de Kyiv publié au cours de ces années qualifie-t-il le Holodomor de tentative d’extermination de tous les Ukrainiens, et rapproche les localités réprimées par la mesure du « tableau noir », déjà évoquée, de « ghettos de la famine de Staline »39. Tandis qu’une part de l’historiographie tend à affermir sa position en qualifiant le Holodomor de génocide tout en soulignant les différences profondes ave la Shoah, les publications d’histoire publique de ce type radicalisent plus encore ces développements, au risque de rapprochements hasardeux et de formules rapides.

17Le Holodomor a ainsi été intégré aux cursus d’histoire de l’Ukraine, devenant l’événement au cœur d’une histoire centrée sur les populations ukrainiennes au sens ethnique du terme. L’impulsion donnée par l’État ukrainien aux différentes initiatives scientifiques, muséales et archivistiques le singularise nettement : tandis que le mémorial et le musée toujours en construction de Babi Yar, site principal de mise à mort des Juifs de Kyiv et de sa région, dépend de fonds privés, le musée-mémorial relatif au Holodomor a bénéficié de financements publics et a été implanté en plein cœur du quartier de Petchersk, où cohabitent l’obélisque de la victoire de la Seconde Guerre mondiale, le monastère de la Laure des Grottes de Kyiv, haut lieu de l’orthodoxie slave, ainsi que l’ancien Musée de la Grande Guerre patriotique devenu Musée de l’Ukraine dans la Seconde Guerre mondiale, surplombé d’une monumentale statue de la mère-patrie de près de soixante mètres de hauteur. La patrimonialisation et la mémorialisation du Holodomor bénéficient aussi de cette inscription pour prendre pleinement place dans un paysage mémoriel chargé.

  • 40 Johan Dietsch, Making Sense of Suffering: Holocaust and Holodomor in Ukrainian Historical Culture, (...)
  • 41 Anatolii Podolskyi est le directeur du Centre ukrainien de recherches sur l’Holocauste de Kyiv. Cf. (...)
  • 42 Karina Korostelina, “War of textbooks: History education in Russia and Ukraine”, Communist and Post (...)

18Ce récit victimaire s’est fondé initialement en compétition avec la Shoah, voire en contrecoup. Il a toutefois permis, au tournant des années 2000, d’amorcer une reconnaissance – limitée et paradoxale – de la Shoah dans l’histoire ukrainienne. Ainsi que le souligne Johan Dietsch dans un ouvrage de 2006 dédié aux manuels scolaires ukrainiens, la Shoah est généralement présentée comme un événement extérieur à l’histoire de l’Ukraine40. Les manuels en histoire du monde – qui se distinguent des manuels en histoire de l’Ukraine – dépeignent, par ailleurs brièvement, la montée au pouvoir de Hitler, l’antisémitisme en Allemagne et les sites d’extermination en Pologne. Les grands lieux de massacres situés en périphérie de Kyiv, de Lviv et à travers toute l’Ukraine ne sont pas évoqués, pas plus que la collaboration. Une exclusion des minorités du matériel scolaire qu’Anatolii Podolskyi souligne aussi dans son analyse de l’historiographie ukrainienne, dont les avancées importantes depuis l’indépendance n’imprègnent pas ou peu les manuels universitaires et les grandes synthèses historiques41. Ce phénomène tient entre autres à la structure de l’enseignement ukrainien, héritier du centralisme soviétique, piloté depuis le Ministère de l’éducation, en charge de l’établissement des programmes, des manuels et de leur validation42. Si, depuis une vingtaine d’années, un effort a été fait en vue de placer la Shoah dans le paysage géographique et mémoriel ukrainien – surtout à l’initiative de la société civile, d’associations et de musées privés –, les persécutions antisémites n’en sont pas moins présentées comme un phénomène importé depuis l’étranger. L’Ukraine peut ainsi être présentée comme l’héritière de deux génocides fomentés l’un à l’Est, l’autre à l’Ouest : un génocide commis contre les Ukrainiens, le Holodomor, et un génocide commis en Ukraine par les Allemands, la Shoah, entretenant un récit mémoriel centré autour des souffrances endurées par des populations victimes. Si la Shoah n’est ainsi pas à proprement parler niée, sa place dans le récit historique ukrainien et, plus généralement, l’histoire des minorités juives s’en trouvent minorées.

19Ce récit focalisé sur la nation ukrainienne permet par ailleurs de singulariser les Ukrainiens au sein de la grande famille des peuples post-soviétiques, dans les années qui suivent l’indépendance, au moment où tout l’effort politique visait à s’arracher à la tutelle russe et à réagencer des relations entre les Russes et Ukrainiens. L’importante historiographie ukrainienne sur la Shoah s’est par conséquent développée en marge, à mesure que le Holodomor occupait une place centrale. Ainsi, dans une synthèse sur l’histoire de l’Ukraine, véritable succès de librairie vendu à près d’un million d’exemplaires, notamment en russe et en ukrainien, Orest Subtelny ouvre le chapitre dédié à la famine de 1932-1933 sur le parallèle suivant :

  • 43 Orest Subtelny, Ukraine: A History, Toronto, University of Toronto Press, 2009 [1988], p. 413.

La famine qui s’est déroulée en 1932-1933 est pour les Ukrainiens ce que l’Holocauste est aux Juifs et les Massacres de 1915 aux Arméniens. Une tragédie aux proportions inimaginables, elle a traumatisé la nation, laissant des cicatrices sociales, psychologiques, politiques et démographiques profondes jusqu’à ce jour43.

  • 44 Ibid., p. 468.
  • 45 Johan Öhman, “Holodomor and the Ukrainian Identity of Suffering: the 1932-1933 Ukrainian Famine in (...)

20L’ouvrage consacre plusieurs pages à la collectivisation et à la famine. Un seul paragraphe de huit lignes est dédié à la Shoah44. Le territoire de l’Ukraine actuelle abritait pourtant un million et demi des victimes de la Shoah, et l’Ukraine occupée fut un laboratoire majeur dans l’élaboration des politiques de persécution et d’extermination nazies. Dans les grandes synthèses historiques et dans les manuels scolaires, ce prisme interprétatif ukraino-centré tend aussi à minorer l’importance de la famine dans les autres régions soviétiques, en particulier au Kazakhstan, où la famine emporta plus d’un million de victimes, près du tiers de la population d’éleveurs kazakhe45.

  • 46 Georgiy Kasianov, Danse macabre: голод 1932-1933 років у політиці, масовій свідомості та історіогра (...)
  • 47 Robert W. Davies, Stephen G. Wheatcroft, The Years of Hunger: Soviet Agriculture, 1931-1933, Londre (...)
  • 48 Viktor Kondrachin, Голод 1932-1933 годов. Трагедия российской деревни [La famine de 1932-1933. La t (...)
  • 49 Pour une lecture fine de ces enjeux politico-historiographiques, voir : Georgiy Kasianov, Danse mac (...)

21Ce tournant simplificateur, assuré en partie par les historiens au nom du récit national, a entraîné de vives réactions. Certains chercheurs ukrainiens, comme Georgiy Kasianov, se sont inquiétés de l’emprise croissante du politique et du poids que faisaient peser les injonctions de la société ukrainienne sur l’écriture de l’histoire46. La singularisation de l’Ukraine dans la séquence des famines soviétiques a aussi été contestée, en particulier par des historiens soucieux d’envisager la collectivisation comme une politique menée à l’échelle de l’URSS. Les sources de l’histoire économique, mobilisées notamment par Robert Davies et Stephen Wheatcroft, pléthoriques dans une économie planifiée sous contrôle étatique, soulignent la généralisation des politiques de prédation sur les récoltes, la dureté à l’égard de la paysannerie et la prévalence des catégories socio-économiques, gommant les spécificités politiques de la situation ukrainienne47. Les historiens russes – au premier rang desquels Viktor Kondrachin, qui s’est imposé au début des années 2000 comme l’un des principaux historiens de la paysannerie soviétique avant d’être chargé par les autorités russes de « lutter contre la falsification de l’histoire » entre 2009 et 2012 et de devenir député régional du parti présidentiel, Russie Unie – ont, pour beaucoup, radicalisé cette position et considèrent que la famine en Ukraine n’a été qu’une des variantes régionales d’une « tragédie des campagnes soviétiques », au même titre que le Kazakhstan ou la Volga48. Le terme même de tragédie, chargé d’une forme de fatalisme, entend souligner le caractère imprévu et non intentionnel de la surmortalité dans les campagnes. Deux divergences historiographiques se sont donc faites jour, imposées implicitement par la référence à la qualification de génocide : la première porte sur le groupe qui a eu à souffrir de la faim ; la seconde sur la responsabilité politique directe de la famine, en d’autres termes sur l’intention criminelle. Si les historiens qui privilégient les sources économiques questionnent à juste titre la lecture strictement nationale opérée par les historiens ukrainiens d’une politique de collectivisation et d’une crise d’approvisionnement qui a avant tout concerné la paysannerie – et sur ce point la discussion n’est pas close –, la position de Viktor Kondrachin et d’autres visant à minimiser le rôle des instances centrales du Parti et des administrations soviétiques ainsi que la particularité de la situation dans les autres régions de l’URSS, ressemble de plus en plus à une tentative de clore autoritairement le débat plutôt que de le complexifier, dans le but politique de dédouaner au moins en partie le pouvoir stalinien49.

De l’histoire au prétoire

  • 50 Andrii Portnov, “The Holocaust in the Public Discourse of Post-Soviet Ukraine”, in Julie Fedor (et (...)
  • 51 Голодомор 1932-1933 років в Україні як злочин геноциду[Le Holodomor en Ukraine, 1932-1933, comme (...)

22Loin de clore le débat, la séquence commémorative ouverte par la « révolution orange » entretient la politisation du Holodomor et le brouillage des discours entre histoire, mémoire et politique. La qualification de génocide lui confère une dimension offensive de dénonciation du régime soviétique. En préparation des commémorations des 75 ans, les Services de sécurité d’Ukraine (SBU), placent sur leur site internet une liste de 136 « individus impliqués dans l’organisation et l’instauration de la famine de 1932-1933 en Ukraine »50. En conclusion des initiatives mémorielles et politiques, une procédure d’enquête est lancée par le SBU, faisant office de procureur, le 22 mai 2009. Cette décision administrative fait suite à une initiative du Parlement, ainsi qu’aux pétitions envoyées par l’Association des chercheurs sur la famine en Ukraine, la branche ukrainienne de l’association Memorial et l’Institut de la mémoire nationale, administration étatique en charge des commémorations, du pilotage des débats publics et de facto d’une part des contenus d’enseignement. Il lui incombe également d’initier de potentielles poursuites. À l’appui des éléments mobilisés afin de mettre en accusation les responsables soviétiques, le SBU cite nommément « la recherche scientifique, les experts locaux et étrangers, les historiens, les activistes locaux » et les publications des grandes universités et de l’Académie des sciences ukrainiennes51. La qualification de génocide n’a donc pas seulement servi de canevas historiographique, elle a largement servi de substitut et de préparation à une démarche judiciaire.

23La procédure est relativement rapide et le verdict de la cour d’appel de Kyiv tombe le 13 janvier 2010, reconnaissant coupable de crime de génocide Staline, Kaganovitch et Molotov, ainsi que des responsables soviétiques ukrainiens, Postychev, Kossior, Tchubar et Khatayevitch.

  • 52 Ibid., p. 297-305, 327-338.
  • 53 Ibid., p. 307-319.

24Une longue liste de décisions prises par ces dirigeants soviétiques, ayant directement contribué à la dégradation de la situation en Ukraine et à la famine, fait office de réquisitoire52. Cités en bloc, les documents sont ensuite remobilisés afin d’établir la responsabilité personnelle des différents inculpés. En vue de confirmer l’application de ces décisions, des dizaines d’extraits de témoignages sont cités afin de corroborer les documents en provenance des archives du Parti et des administrations, transformant des collectes de témoignages entreprises par des chercheurs, chercheuses et activistes de la mémoire en dépositions devant une cour de justice53. La cour d’appel cite la loi ukrainienne de 2006 qui établit le Holodomor comme génocide à l’appui de sa démonstration, le politique venant infléchir en partie la décision judiciaire. Celle-ci conclut en reconnaissant les responsables communistes soviétiques coupables de crime de génocide par « soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle », soit l’alinéa c) de la définition du crime de génocide, le premier alinéa correspondant au « meurtre des membres du groupe », en d’autres termes l’extermination d’une population, étant généralement utilisé pour qualifier la destruction des Arméniens, des Juifs et des Tutsis. Cette mobilisation de l’alinéa c) participe d’une lecture tout à la fois plus littérale de la convention de 1948 et plus dynamique, à rebours de l’acception commune du génocide qui n’envisage souvent que la seule extermination comme modalité du crime. La décision de la cour d’appel de Kyiv marque aussi, de ce fait, l’écart infranchissable entre les grandes entreprises d’extermination du vingtième siècle et le Holodomor.

  • 54 L’annexion de la péninsule par la Russie a aussi donné lieu à une relecture et à une mémorialisatio (...)
  • 55 Evgen Zakharov, Чи можна кваліфікувати Голодомор 1932-1933 років в україні та на кубані як Геноцид? (...)

25Un temps mise en sourdine sous la présidence de Ianoukovitch (2010-2014), chassé du pouvoir par la « révolution de la dignité », la mémoire de la famine et la catégorie de génocide sont réactivées après le début de l’invasion russe marquée par l’annexion de la Crimée en 201454. Le Groupe de défense des droits de l’homme de Kharkiv (KhPG) – dans une démarche semblable à celle de l’association Memorial en Russie dont il est proche –, adosse la question des crimes du stalinisme, et notamment la question de la qualification juridique de la famine de 1933, à la défense des droits de l’homme, tentant d’entretenir une présence vive de l’histoire dans le débat public. En 2015, Evhen Zakharov, ancien dissident et directeur du KhPG, entreprend l’écriture d’un essai historique et juridique ayant vocation à démontrer le caractère génocidaire du Holodomor, contribuant à politiser et, pour ainsi dire, à contemporanéiser l’enjeu dans le contexte de la guerre contre la Russie55. Sous l’égide de la catégorie de génocide, sa démonstration se joue à plusieurs niveaux simultanés : analyse historique, démonstration juridique, comparaison implicite avec la situation contemporaine et revendication politique de protection des droits humains. Loin de circonscrire le débat, elle tend à conférer à l’analyse historique une dimension offensive et dénonciatrice.

Conclusion

  • 56 Dan Michman, Pour une historiographie de la Shoah, Paris, In Press, 2001.
  • 57 Carlo Ginzburg, Le Juge et l’Historien. Considérations en marge du procès Sofri, Lagrasse, Verdier, (...)

26Dans le cadre de la Shoah, les grands procès – Nuremberg, Eichmann – ont été déterminants dans l’orientation de la recherche, impulsant l’étude des hauts responsables nazis, des processus de décisions et rassemblant une importante documentation bureaucratique56. Cette reconnaissance de la singularité de la Shoah dans la gamme des violences perpétrées pendant la Seconde Guerre mondiale a permis, dans un second temps, une mémorialisation distincte. Il est notable que, dans le cas de la famine en Ukraine, la chronologie soit inversée : l’historiographie a précédé la mémorialisation généralisée au mitan des années 2000, et a largement préparé la procédure judiciaire de 2009-2010, qui n’a joué qu’un rôle mineur dans la compréhension des crimes commis par le pouvoir soviétique en Ukraine au début des années 1930. L’historiographie ukrainienne et internationale a donc, depuis les années 1990, très largement assumé la mission de préciser les responsabilités politiques et de distinguer la spécificité du cas ukrainien vis-à-vis de la situation générale en Union soviétique. La notion de génocide a de ce point de vue permis d’analyser et clarifier en partie les enjeux qui entourent l’épisode de la grande famine en Ukraine ; elle a aussi servi de passerelle entre différents registres de discours pas toujours compatibles. Rarement l’analyse d’un événement et sa configuration historiographique ont-elles autant souligné l’homologie entre le travail du juge et de l’historien évoquée par Carlo Ginzburg57.

  • 58 Oskana Kis, “Defying Death: Women's Experience of the Holodomor, 1932-1933”, Aspasia, 2013, 7, p. 4 (...)
  • 59 Voir notamment les différentes contributions dans le numéro dédié à la question des « famines sovié (...)

27Dans le même temps, Carlo Ginzburg mettait aussi en garde contre le risque de sacrifier la complexité à l’esprit de verdict. Force est de constater que l’historiographie tend à présent à instaurer une relative distance avec le cadre hérité des intenses pratiques mémorielles des années 2000 et vis-à-vis de l’intrication entre les registres historiographique, pédagogique, mémoriel et judiciaire. La qualification de génocide, en mettant l’accent sur la responsabilité des perpétrateurs et la chronologie des processus de décision, a aussi négligé des approches plus empreintes d’histoire sociale, souvent circonscrites socialement ou géographiquement et qui cherchent aujourd’hui à analyser l’événement à travers l’histoire du genre58, l’histoire longue des pratiques de survie dans une Ukraine marquée durablement au vingtième siècle par les disettes et les famines, l’histoire des minorités, l’histoire comparée, etc.59, à rebours de toute approche unitaire, ouvrant un nouveau chapitre d’une historiographie redynamisée du Holodomor.

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Notes

1 Pour des introductions à l’histoire du Holodomor disponibles en français, voir Anne Appelbaum, Famine rouge. La guerre de Staline en Ukraine, Paris, Grasset, 2017 ; Nicolas Werth, Les grandes famines soviétiques, Paris, Humensis / Que sais-je ?, 2020. Sur les chiffres et les difficultés à calculer le nombre de victimes d’une surmortalité de crise, voir les différentes contributions dans Andrea Graziosi, Lubomyr A. Hajda, and. Halyna Hryn (dir.), After the Holodomor: The Enduring Impact of the Great Famine on Ukraine, Cambridge (MA), Harvard University Press, 2014.

2 Contrairement à ce qu’on peut donc parfois lire, le terme de Holodomor (Голодомор) n’a pas été construit en décalque de Holocauste, translittéré en ukrainien Голокост ou холокост. Les deux termes ont émergé simultanément dans le débat public en Ukraine, les acteurs de la Perestroïka allant piocher dans un répertoire de mots déjà existants. Cf. John-Paul Himka, “Encumbered Memory. The Ukrainian Famine of 1932-33”, Kritika: Explorations in Russian and Eurasian History, 14/2, Spring 2013, p. 411-436.

3 Голодомор 1932-1933 років в Україні як злочин геноциду згідно з міжнародним правом [Le Holodomor en Ukraine, 1932-1933, comme crime de génocide au regard du droit international], Kyiv, Києво-Могилянська академія, 2013, p. 226-228.

4 Sur différentes configurations dans l’usage de la qualification de génocide, voir Catherine Coquio (dir.), Parler des camps, penser les génocides, Paris, Albin Michel, 1999 ; Bernard Bruneteau, Génocides. Usages et mésusages d’un concept, Paris, CNRS Éditions, 2019.

5 Pour une synthèse fine des développements historiographiques en Ukraine et ailleurs dans le monde, voir Olga Andriewsky, “Towards a Decentred History: The Study of the Holodomor and Ukrainian Historiography”, East/West: Journal of Ukrainian Studies, 2015, 2/1, p. 18-52.

6 Rebecca Jinks, Representing Genocide: The Holocaust as Paradigm?, Londres, Bloomsbury, 2016 ; Dan Stone (dir.), The Holocaust and Historical Methodology, New York/Oxford, Berghahn Books, 2012.

7 J’emploie à dessein le terme « Holocauste », caractéristique des années 1970-1980 et de la recherche nord-américaine, afin de circonscrire ce paradigme de recherche et de mémorialisation, et d’en souligner l’ancrage historique et géographique. Cf. Francine Kaufmann, « Holocauste ou Shoah ? Génocide ou ‘Hourbane ? Quels mots pour dire Auschwitz ? Histoire et enjeux des choix et des rejets des mots désignant la Shoah », Revue d’Histoire de la Shoah, 184/1, 2006, p. 337-408.

8 Frank Sysyn, “The Ukrainian Famine of 1932-33: The. Role of the Ukrainian Diaspora in Research and Public Discussion”, in Levon Chorbajian, George Shirinian (dir.), Studies in Comparative Genocide, Londres, Palgrave Macmillan, 1999, p. 182-215 (cit. p. 205).

9 Pour un référencement systématique des publications et des initiatives autour du cinquantenaire, voir le catalogue de l’exposition à la Widener Library de l’université de Harvard : Famine in the Soviet Ukraine, 1932-1933. A Memorial Exhibition, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1986.

10 50eme Anniversaire : La Famine-Génocide de 1933 en Ukraine Soviétique, Paris, Comité Central des Organisations Ukrainiennes en France, 1983. Le numéro 54-55 de la revue franco-ukrainienne Échanges de 1983 est aussi consacré à un volume « Spécial – Génocide – 1933 ».

11 Roman Serbyn, “Competing Memories of Communist and Nazi Crimes in Ukraine”, Holodomor Studies, 1, 2009, p. 9-25.

12 James E. Mace, “Facts and Values: A Personal Intellectual Exploration”, in Samuel Totten, Steven Leonard Jacobs (dir.), Pioneers of Genocide Studies, New Brunswick, Transaction Publishers, 2002, p. 59-74.

13 Wasyl Hryshko, The Ukrainian Holocaust of 1933, Toronto, Bahriany Foundation, 1983 (précédemment publié en ukrainien en 1978). Un témoignage important sur la famine en Ukraine a aussi été placé sous ce signe de l’Holocauste à sa sortie : Miron Dolot, Les Affamés. L’holocauste masqué, Ukraine 1929-1933, Paris, Ramsay, 1986.

14 Robert Conquest offre, en s’appuyant essentiellement sur des témoignages et sur le peu de documentation disponible en-dehors d’Union soviétique, une première histoire de la collectivisation et de la famine qui s’en est suivie : Robert Conquest, The Harvest of Sorrow: Soviet Collectivization and the Terror-Famine, Oxford, Oxford University Press, 1986.

15 Johan Dietsch, Making Sense of Suffering: Holocaust and Holodomor in Ukrainian Historical Culture, Lund, Media Tryck, Lund University, 2006, p. 134.

16 Harold Troper, Morton Weinfeld, Old Wounds: Jews, Ukrainians and the Hunt for Nazi War Criminals in Canada, Toronto, Viking, 1988 ; voir aussi Olesya Khromeychuk, ‘Undetermined’ Ukrainians: Post-War Narratives of the Waffen SS ‘Galicia’ Division, Berne, Peter Lang, 2013.

17 C’est le cas notamment des publications revendiquant le plus ouvertement leur filiation avec les courants ultra-nationalistes de l’entre-deux-guerres, en particulier l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN). Dans cette veine, voir la publication par l’association australienne des vétérans de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne, Yurij Chumatskyj, Why is one Holocaust Worth more than Others ?, Baulkham Hills, Bushell Press, 1986.

18 James Mace, “A case of genocide”, Quadrant, 28/4, 1984, p. 55-57.

19 Yehuda Bauer, “Comparison of Genocides”, in Levon Chorbajian, George Shirinian (dir.), Studies in Comparative Genocide, Basingstoke, Palgrave MacMillan, 1999, p. 31-43 ; Dan Stone (dir.), The Historography of Genocide, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2008.

20 Voir le texte de la Convention : https://www.un.org/fr/genocideprevention/genocide-convention.shtml

21 “Ukrainians March in Protest Parade. 10,000 Here Mark Anniversary of the 1933 Famine – Clergy Join in the Procession”, The New York Times, 21 septembre 1953.

22 Andrii Portnov, « Der Holodomor als Genozid. Historiographische und juristische Diskussionen », Osteuropa, 2020/1-2, p. 31-49.

23 Elle est omniprésente dans le fascicule proposé par le Mémorial aux victimes du Holodomor : We were killed Because we were Ukrainians (non daté, probablement 2018, obtenu lors d’une visite en 2023). Parmi les figures importantes de l’historiographie, citons Volodymyr Serhiychuk, Голодомор 1932-1933 років як геноцид українства [Le Holodomor, 1932-1933, comme génocide de l’Ukraine], Kyiv, ПП Сергійчук М. І., 2016 ; Georgiy Kasianov, Розрита могила: Голод 1932-1933 років у політиці, пам’яті та історії (1980-ті-2000-ні) [Une tombe a été creusée. La famine de 1932-1933 et les politiques de commémorations et d’histoire (années 1980-années 2000)], Kharkiv, Фоліо, 2018 ; Stanislav Kultchiskyi, “Обґрунтування Голодомору 1932-1933 рряк геноциду у світлі концепцій Р.Конквеста й Р.Лемкіна” [« La justification de l'Holodomor de 1932-1933 comme génocide à la lumière des concepts de R. Conquest et R. Lemkin »], Український історичний журнал, 2018/4, p. 98-127.

24 Raphael Lemkin, Soviet Genocide in Ukraine. Article in 28 Languages, Kyiv, Майстерня Книгу, 2009 (p. 56-61 pour la traduction française).

25 Ibid., p. 60.

26 Roman Serbyn, “Lemkin on the Ukrainian Genocide”, Holodomor Studies, 2009, 1/1, p. 1-2 (l’introduction de Roman Serbyn est suivie par l’une des premières reproductions du texte de Lemkin).

27 Anton Weiss-Wendt, “Hostage of Politics: Raphael Lemkin on ‘Soviet Genocide’”, Journal of Genocide Research, 2005, 7/4, p. 551-559. La citation (p. 557) est tirée d’une lettre de Lemkin adressée à Frank Lausche, gouverneur démocrate de l’Ohio.

28 Valery Vasiliev, Yuri Chapoval, Командири великого голоду: Поїздки В. Молотова і Л. Кагановича в Україну та на Північний Кавказ. 1932-1933 рр. [Les commandants de la grande famine : les tournées de V. Molotov et L. Kaganovich en Ukraine et dans le Caucase du Nord. 1932-1933], Kyiv, Генеза, 2001.

29 Ibid., p. 273-274 ; pour une analyse détaillée de l’engrenage politique et répressif qui s’installe en Ukraine, voir Nicolas Werth, « Retour sur la grande famine ukrainienne de 1932-1933 », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 121/1, 2014, p. 77-93.

30 À travers une approche générale des différents dirigeants soviétiques et de leur action dans l’aggravation de la famine : Stanislav Kultchiskyi, Голодомор 1932-1933 рр. як геноцид, труднощі усвідомлення [Le Holodomor, 1932-1933 comme génocide : difficultés d’approches], Kyiv, Наш час, 2007.

31 Depuis son premier ouvrage, Stanislav Kultchiskyi, 1933 : трагедія голоду [1933 : la tragédie de la famine], Істор. Нарис, 1988 ; jusqu’à Голод 1932-1933 рр. в Україні як геноцид: мовою документів, очима свідків [La famine de 1932-1933 en Ukraine comme génocide : à travers les documents et les témoignages], Kyiv, Наш час, 2008.

32 Parmi les recueils marquants, citons celui établi à partir des archives du Parti en 1990, avant même la disparition de l’Union soviétique : Голод 1932-1933 років на Україні: очима істориків, мовою документів [La famine de 1932-1933 en Ukraine : analyses d’historiens et documents], Kyiv, Політвидав України, 1990 ; rapidement suivi par un recueil rassemblant des documents des archives des administrations étatiques, formellement distinctes – encore aujourd’hui – des archives du Parti : Колективізація і голод на Україні: 1929-1933. Збірник матеріалів і документів [Collectivisation et famine en Ukraine, 1929-1933 : recueil de matériaux et de documents], Kyiv, Наукова Думка, 1992. Un volume majeur de plus de mille pages rassemble des documents issus de différents centres archivistiques d’Ukraine et de Russie : Голодомор 1932-1933 років в Україні: Документи і матеріали [Le Holodomor, 1932-1933 en Ukraine : documents et matériaux], Кyiv, Вид. дім "Києво-Могилянська академія", 2007.

33 V. Borisenko, V. Danilenko, S. Kokin, Розсекречена пам'ять: Голодомор 1932-1933 років в Україні в документах ҐПУ-НКВД [Mémoire déclassifiée : le Holodomor de 1932-1933 en Ukraine dans les documents du GPU-NKVD], Кyiv, Вид. дім « Києво-Могилянська академія », 2008. La principale revue ukrainienne d’étude des répressions soviétiques, З архівів ВУЧК–ГПУ–НКВД–КГБ [Des archives de la VUTchéka-GPU-NKVD-KGB], publiée sous l’égide de l’Académie des Sciences, s’est très largement fait l’écho des débats autour de ces matériaux, encore à ce jour.

34 «Чорні дошки» України. Чернігівська область. Збірник документів і матеріалів [Les « tableaux noirs » en Ukraine. Oblast de Tchernigiv. Recueil de documents et de matériaux], Kyiv, Видавництво Марка Мельника, 2021.

35 Georgij Papakin, « Чорна дошка » : антиселянські репресії (1932-1933) [Le « tableau noir » : des répressions contre les villages], Kyiv, Інститут історії України НАН, 2013.

36 David R. Marples, Heroes and Villains: creating national history in contemporary Ukraine, Budapest, CEU Press, 2007 ; Andrii Portnov, “Memory Wars in Post-Soviet Ukraine (1991-2010)”, in Uilleam Blacker, Alexander Etkind, Julie Fedor (dir.), Memory and Theory in Eastern Europe, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2013, p. 233-254. Cette tentative de création d’une mémoire nationale n’est par ailleurs pas allée sans contestations, négociations et ajustements locaux, notamment dans l’Est de l’Ukraine et la deuxième ville du pays, Kharkiv. Cf. Tatiana Zhurzhenko, “‘Capital of Despair’: Holodomor Memory and Political Conflicts in Kharkiv after the Orange Revolution”, East European Politics and Societies, 25/3, 2011, p. 597-639.

37 Pour une relecture critique de cette séquence et de ses acteurs, notamment S. Kultchiskyi, voir : Georgiy Kasianov, Розрита могила… [Une tombe a été creusée…], op. cit.

38 Український Голокост 1932-1933: свідчення тих, хто вижив [L’Holocauste ukrainien 1932-1933 : témoignages de ceux qui l’ont vécu], Kyiv, національний університет "Києво-Могилянська академія", 2005-2014, 10 vol.

39 Holodomor. Le génocide en Ukraine, s.l., s.d. (obtenu lors d’une visite en 2012).

40 Johan Dietsch, Making Sense of Suffering: Holocaust and Holodomor in Ukrainian Historical Culture, Lund, Media Tryck, Lund University, 2006.

41 Anatolii Podolskyi est le directeur du Centre ukrainien de recherches sur l’Holocauste de Kyiv. Cf. Anatolii Podol’s’kyi, “A Reluctant Look Back: Jewry and the Holocaust in Ukraine”, Osteuropa, vol. 58, n° 8/10, 2008, p. 271-78.

42 Karina Korostelina, “War of textbooks: History education in Russia and Ukraine”, Communist and Post-Communist Studies, 43/2, 2010, p. 129-137.

43 Orest Subtelny, Ukraine: A History, Toronto, University of Toronto Press, 2009 [1988], p. 413.

44 Ibid., p. 468.

45 Johan Öhman, “Holodomor and the Ukrainian Identity of Suffering: the 1932-1933 Ukrainian Famine in Historical Culture”, Canadian-American Slavic Studies, 37/3, 2003, p. 27-44.

46 Georgiy Kasianov, Danse macabre: голод 1932-1933 років у політиці, масовій свідомості та історіографії (1980-ті - початок 2000-х) [Danse macabre : la famine de 1932-1933 dans la politique, la conscience collective et l’historiographie (années 1980- début des années 2000)], Kyiv, Наш час, 2010.

47 Robert W. Davies, Stephen G. Wheatcroft, The Years of Hunger: Soviet Agriculture, 1931-1933, Londres, Palgrave Macmillan, 2009 [2004].

48 Viktor Kondrachin, Голод 1932-1933 годов. Трагедия российской деревни [La famine de 1932-1933. La tragédie des campagnes russes], Moscou, Росспэн, 2008. Cette position s’est aussi appuyée sur une vaste entreprise de publication de recueils de documents, coordonnée par le même Viktor Kondrachin : Голод в СССР, 1929-1934 [La famine en URSS, 1929-1934], Moscou, МФД, 2011-2013. 4 vol. Sur V. Kondrachin, voir le portrait qui est dressé de lui par la presse locale de Penza : https://penzanews.ru/biography/kondrashin_vv [consulté le 5 juin 2024]

49 Pour une lecture fine de ces enjeux politico-historiographiques, voir : Georgiy Kasianov, Danse macabre, op. cit. ; Georgiy Kasianov, Alexei Miller, Россия - Украина. Как пишется история : Диалоги. Лекции. Статьи [Russie – Ukraine. Comme écrire l’histoire : dialogue, conférences, articles], Moscou, РГГУ, 2011. Force est de constater que ce dialogue russo-ukrainien houleux a été rompu depuis l’agression russe de 2014.

50 Andrii Portnov, “The Holocaust in the Public Discourse of Post-Soviet Ukraine”, in Julie Fedor (et alii.) (dir.), War and Memory in Russia, Ukraine and Belarus, Londres, Palgrave Macmillan, 2017, p. 354.

51 Голодомор 1932-1933 років в Україні як злочин геноциду[Le Holodomor en Ukraine, 1932-1933, comme un crime de génocide...], op. cit., p. 229-231.

52 Ibid., p. 297-305, 327-338.

53 Ibid., p. 307-319.

54 L’annexion de la péninsule par la Russie a aussi donné lieu à une relecture et à une mémorialisation accrue de la déportation des Tatars de Crimée par le pouvoir stalinien en 1944, qualifiée de génocide par la Rada en 2016.

55 Evgen Zakharov, Чи можна кваліфікувати Голодомор 1932-1933 років в україні та на кубані як Геноцид? [Comment l’Holodomor de 1932-1933 en Ukraine et au Kouban peut-il être qualifié de génocide ?], Kharkiv, Prava Liudini, 2015.

56 Dan Michman, Pour une historiographie de la Shoah, Paris, In Press, 2001.

57 Carlo Ginzburg, Le Juge et l’Historien. Considérations en marge du procès Sofri, Lagrasse, Verdier, 1997.

58 Oskana Kis, “Defying Death: Women's Experience of the Holodomor, 1932-1933”, Aspasia, 2013, 7, p. 42-67.

59 Voir notamment les différentes contributions dans le numéro dédié à la question des « famines soviétiques de 1930-1933 » des Nationalities Papers, 48/3, 2020. Ainsi que, Olga Andriewsky, « Towards a Decentred History », art. cit.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Thomas Chopard, « Regard sur l’historiographie et la mémoire du Holodomor. Qualification de génocide et paradigme de la Shoah »Revue d’histoire culturelle [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 31 mai 2024, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhc/10358 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11yct

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Auteur

Thomas Chopard

Thomas Chopard est maître de conférences à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, au Centre de recherches historiques (CRH/EHESS). Ses travaux portent sur l’histoire des persécutions antisémites, des pogroms et de la Shoah en Europe centrale et orientale, sur l’histoire des migrations juives ainsi que sur l’histoire de l’Ukraine au vingtième siècle. thomas.chopard@ehess.fr

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