« Quand la musique électro fait danser Dijon » : exposer et écrire l’histoire d’une scène musicale
Résumés
Les services culturels de la ville de Dijon, en partenariat avec des acteurs de la scène techno locale, proposent une exposition sur l’histoire des musiques électroniques depuis quarante ans. Comment exposer et écrire l’histoire d’une scène musicale ?
Entrées d’index
Haut de pagePlan
Haut de pageTexte intégral
1L’exposition Quand la musique électro fait danser Dijon (La musique électronique à Dijon, je rave ! dans la version initiale) a été conçue par les Archives Municipales de Dijon en partenariat avec l’association RISK, entreprise spécialisée dans le secteur d'activité des arts du spectacle vivant, des événements et concerts de musique techno notamment. Elle présente, du 4 avril au 24 juin 2024, sur un espace d’exposition de plus de 200 m² installé dans les locaux du Musée de la Vie bourguignonne, un ensemble d’objets rassemblés spécialement pour évoquer quatre décennies décisives pour l’histoire de la musique électronique dijonnaise : des photographies, des disques vinyles, des flyers, des affiches, des fanzines, des tenues, des vidéos, des documents d’archive ; une vingtaine de documents issus du fonds des AMD ; environ 150 items issus de la collecte réalisée autour de la musique électronique ; une centaine d’items issus de collections privées et exceptionnellement prêtés pour cette exposition. Trois espaces d’approfondissements sont aménagés pour répondre aux besoins et attentes des différents publics : des espaces d’écoute de témoignages ; des espaces d’écoute de musique et de lecture et des espaces d’activités pour les enfants
Documenter une pratique culturelle underground
2Le point de départ de cette exposition est la redécouverte au sein des Archives municipales de Dijon de photographies de la boîte de nuit L’An-Fer, club mythique et rapidement devenu une telle référence dans le monde la musique électronique que les plus grands DJs viendront se produire derrière ses platines. Pour agrémenter ces fonds autour de l’histoire de ce mouvement électro à Dijon, les Archives municipales ont organisé, durant deux années, une collecte de flyers correspondant à la période d’exploitation de cet espace. Environ 300 flyers, 80 programmes et 15 affiches ont ainsi rejoint les fonds, ceci de manière définitive. Aujourd’hui, en collaboration avec l’association RISK et dans le cadre de son SIRK Festival (2-30 avril 2024), les Archives municipales proposent une exposition temporaire révélant comment la musique électronique a évolué et interagi avec la vie bourguignonne, depuis L’An-Fer, Dijon et ses alentours. Le visiteur peut découvrir aussi bien des documents d’archives visuels et sonores que des objets, ainsi que des témoignages d'acteurs-clés de la scène électronique dijonnaise. Plusieurs temps forts accompagnent cette exposition : visites postées, table ronde avec des acteurs et des universitaires (le 6 avril) et moment musical.
3Cette exposition se propose d’immerger le visiteur au cœur de la scène musicale électronique dijonnaise, une ville dont le cœur bat aussi au rythme de la musique électronique depuis plusieurs décennies. Depuis la venue, dès 1976, de groupes allemands pionniers de la musique électronique, tels Tangerine Dream et Klaus Schulze ou Kraftwerk, jusqu’au concert de rentrée 2023 avec le groupe Acid Arab, en passant par les premières rave et free parties des années 1990 et l’activité des clubs, bars et divers espaces culturels ayant contribué au développement du ce style musical, c’est près d’un demi-siècle de musique électronique et populaire qui se donne ainsi à voir, ressentir et écouter mais aussi à appréhender comme moment d’histoire culturelle, en parcourant l’exposition. L’exposition plonge par ailleurs le visiteur dans le mouvement électro en tant qu’il se révèle à travers des codes et des modes de vie qui lui sont propres, quand bien même ils s’expriment essentiellement dans des parenthèses de temps et de lieux tout à fait particuliers. Les arts visuels, la danse, les technologies, le référent de la fête, sont autant d’aspects abordés dans le cadre de l’exposition pour évoquer cette culture multifacettes, scintillante, ayant favorisé et surexposé l'expression personnelle et une créativité extravertie. Cette histoire riche de bruits, de sons, de lumières, de nuit et de mouvements, continue d'évoluer et de se mouvoir au fil du temps, la musique électronique marquant durablement de son empreinte la société et la culture contemporaines. Et pas uniquement dans les rubriques société ou faits divers, à l’occasion de rave parties organisées au milieu des prairies ou des friches industrielles. La musique techno favorise et s’accompagne de l’émergence d’une communauté unie ou se ressentant comme telle, de passionnés. Les fêtes, rave parties et festivals techno constituent des moments où les participants (fêtards ou teufeurs) se réunissent pour célébrer la musique et la danse. Cette passion partagée, dans une forme de communion – au sens du commun – tout à la fois fonde et renforce les liens qui crée la communauté.
Une histoire écrite par les acteurs et témoins de cette scène électro
- 1 Certains entretiens du livre sont disponibles en version audio sur le média La Pieuvre : https://la (...)
- 2 Martial Ratel, Dijon Electronic Story, de l’An-Fer à aujourd’hui, Dijon, Selma & Salem Éditions, 20 (...)
4Un livre Dijon Electronic Story accompagne l’exposition sans en être pour autant le catalogue. Martial Ratel, journaliste à Radio Dijon Campus, a documenté la scène électronique locale pendant deux ans, entre 2022 et 2024, en réalisant une centaine d’entretiens et de rencontres1. Il a complété ce riche matériau, qui relève d’une histoire du temps présent, par quelques entretiens déjà publiés dans le magazine Sparse. Ces entretiens, retranscrits, découpés et (re)montés, constituent la trame narrative de cette histoire qui se décline sous la forme de treize chapitres thématiques qui permettent de traiter à la fois les lieux, les acteurs, les publics et les pratiques culturelles liés à cette scène électro qui se déploie dans une ville perçue le plus souvent comme une ville patrimoniale qui ne se distingue guère par sa vie nocturne2. Il faut aussi saluer la qualité du travail de l’éditeur : la jeune maison d’éditions Selma & Salem, fondée en 2022 par Pierre-Olivier Bobo, a su élaborer un bel objet qui respecte la charte graphique de la culture techno ; propose une riche iconographie (photographies, flyer et affiches, pochettes de disques) issue du fonds des Archives municipales et d’archives privées (plus de 25 photographes signent les clichés présentés). L’ouvrage se termine par une playlist d’une soixantaine de titres (accessibles par QR codes) proposée par les témoins et acteurs de cette histoire. Elle permet de restituer cette ambiance musicale, de Da Funk des Daft Punk à Wake Up de Laurent Garnier ; de X 102 de Jeff Mills à Strings of Life de Derrick May ; sans oublier Voyager de Vitalic, l’un des DJ qui émerge de la scène locale et qui, à partir de 2002, gère son label Citizen Records. L’exposition accorde également une place importante aux archives audiovisuelles : témoignages sonores des principaux acteurs de cette scène électro ; possibilité d’écouter les sets des DJs ; grâce aux ressources de l’INA tous les documentaires des télévisions passent en boucle sur un grand écran.
Au départ, la discothèque l’An-Fer
- 3 Sur les circulations musicales entre Detroit et Paris : Frédéric Trottier, « Les Mondes de la techn (...)
5La discothèque l’An-Fer a été un acteur déterminant pour la scène électronique dijonnaise et française. De 1990 à 2002, ce sont les principaux artistes internationaux qui sont passés derrière les platines : Basement Jaxx, Manu le Malin, Daft Punk, Jeff Mills, Étienne de Crecy, Dima, Gilb’r, Derrick May ou Eric Rug. Dijon, au début des années 1990, s’affiche comme un des lieux de développement et de la reconnaissance de la techno et de la house en France. Paris, à Luna et au Rex, sous l’influence de Laurent Garnier, était l’autre ville qui accueillait les artistes électro anglais, français ou américains qui étaient alors considérés comme les tenants d’une sous-culture que les pouvoirs publics n’appréhendaient que sous le registre des nuisances sonores et de la circulation des produits stupéfiants3. Laurent Garnier a été installé résident de l’An-Fer de 1990 à 1994. Fred et Franck Dumélie, les propriétaires de l’An-Fer, cherchaient à renouveler leur ancien club, alors appelé le Byblos, plutôt centré sur la new wave. L’An-Fer développent ces sonorités électroniques de manière mensuelle, avant d’offrir un rendez-vous hebdomadaire aux principaux DJs du moment.
- 4 Voir par exemple, l’entretien donné par les Daft Punk à Radio Dijon Campus en mai 1996. Les Daft Pu (...)
6Avec cette nouvelle musique, un public renouvelé fréquente désormais le club de la rue Marceau : un public gay, extravagant et drag. Cet esprit inclusif marque toute une génération de fêtards dijonnais qui s’habitue à voir les corps se frotter sur le dancefloor, des sexualités s’assumer entre sonorités électroniques, paillettes et bulles de mousse. L’An-Fer s’affirme comme un des lieux fréquentés par les LGBT de l’époque. Une communauté se créée avec ses tribus, ses codes et ses privilèges. Une communauté de jeunes mélomanes aussi qui lors de la fermeture en 2002 pour raisons immobilières tente de reproduire l’esprit musical de l’An-Fer. L’espace Grévin de la tour Mercure, le club le Rio, des bars également, des lieux alternatifs comme les Tanneries, mais aussi l’Usine (louée en 1993 par l’Atheneum, centre culturel de l’Université, pour une rave-party), lieu repris ensuite par l’équipe du Centre d’art contemporain Le Consortium qui participera aux éditions du festival Sirk, la Péniche Cancale ou encore La Vapeur remplacent l’absence de club consacré exclusivement aux musiques électroniques à Dijon depuis les années 2010. Depuis plus de trente ans, une scène électro s’est constituée avec ses lieux, ses personnalités, ses labels, ses disquaires et ses festivals. Certains médias locaux, comme Radio Ville Longvic et Radio Dijon Campus, jouent un rôle essentiel de médiation culturelle ; proposent des émissions régulières ; invitent les DJs et les organisateurs des événements culturels4. La radio suisse Couleur 3, qui peut être captée dans certains quartiers dijonnais, retransmet en direct certaines soirées de l’An-Fer. Les cassettes circulent de main en mains et sensibilisent de jeunes musiciens qui abandonnent leur guitare pour des platines. Plusieurs sites internet, élaborés par des collectifs locaux, prennent le relais dès la fin des années 1990. Plusieurs magazines (Le Programme de l’An-Fer, Ravers Fanzine, Arsenic) sensibilisent également le public et diffusent les flyers.
- 5 « Portrait de Laurent Garnier, un des meilleures disc-jockeys de musique techno », JT Bourgogne 19h (...)
- 6 Archives du site du Bien Public : extrait du set de Laurent Garnier au concert de rentrée (2010) :h (...)
- 7 Maryline Barate, « Musique : le DJ Laurent Garnier revient à Dijon pour présenter un documentaire r (...)
7La mémoire collective avait été fortement polarisée par le moment Laurent Garnier à l’An-Fer. La reconnaissance du DJ va renforcer ce premier récit, alors même qu’il a quitté le club dijonnais. Ces retours à Dijon participent de cette logique. En 1998, un concert à la Vapeur donne lieu à un reportage sur France 3 Bourgogne5. Il est l’invité vedette du « Concert de rentrée », initiative municipale, en 20106. Douze ans plus tard, Laurent Garnier est au cinéma Eldorado (principal cinéma Art et Essai de la ville) pour présenter le documentaire « Laurent Garnier : Off the record ». France Info en profite pour relayer sur son site internet un article de la rédaction de France 3 Bourgogne Franche-Comté qui revient sur la carrière dijonnaise du DJ7. Le premier mérite de cette exposition, sans pour autant minimiser cet épisode fondateur, est de réinscrire ce récit quelque peu nostalgique dans une moyenne durée – une trentaine d’années – et de proposer une première histoire documentée de la scène électro dijonnaise. L’ouvrage et l’exposition contribuent à un double processus d’historisation et de patrimonialisation d’une pratique culturelle qui passe le plus souvent en dessous des radars et laissent peu de traces au sein des dépôts d’archives publiques. Certes, ce récit, construit à partir des témoignages des principaux protagonistes, propose une lecture endogène de la scène électro dijonnaise mais il offre, en filigrane, de nombreuses pistes de recherches pour ceux qui s’intéressent à l’histoire des transferts culturels, des circulations musicales transatlantiques, de l’industrie musicale et à l’histoire – encore trop souvent méconnue – des scènes musicales des principales métropoles régionales.
- 8 Sur la notion de « scène musicale » : Stéphane Costantini, « De la scène musicale aux réseaux music (...)
8À ce titre, l’exposition et l’ouvrage devraient contribuer à parfaire l’histoire culturelle de la ville de Dijon ; et de mieux rendre compte de la diversité des scènes musicales8 : les musiques savantes qui peuvent s’appuyer sur des institutions culturelles (Conservatoire national de Région ; Auditorium inauguré en 1998) et l’ensemble des « musiques actuelles », du jazz au rock, de la chanson au hip-hop, de mieux en mieux reconnues par les politiques culturelles publiques (État et collectivités locales), et désormais dotées de lieux et d’institutions (La Vapeur inaugurée en 1995, labellisée SMAC en 2012 ; Le Zénith inauguré en 2005), de ses festivals également. L’exposition constitue aussi un geste politique explicitement assumé par la municipalité : le caractère inédit de la présentation de cette histoire par un service d’Archives au sein d’un musée de société ainsi que la forte dimension partenariale du projet témoignent de l’ambition de la ville de Dijon à démontrer l’influence durable de la musique électronique sur la société et la culture contemporaine.
9Légendes des visuels
02 – Les Daft Punk à l’An-Fer. Cliché Bertrand Bosrédon, mai 1996
Archives de la Ville de Dijon (P1170039).
04 – Flyer New Age avec Laurent Garnier, L’An-Fer, 31 mai 1991
Archives municipales de Dijon (112 Z)
Notes
1 Certains entretiens du livre sont disponibles en version audio sur le média La Pieuvre : https://lapieuvre-podcast.fr/dijon-electronic-story/
2 Martial Ratel, Dijon Electronic Story, de l’An-Fer à aujourd’hui, Dijon, Selma & Salem Éditions, 2024.
3 Sur les circulations musicales entre Detroit et Paris : Frédéric Trottier, « Les Mondes de la techno à Detroit », EHESS, thèse de doctorat Musiques, Histoire et sociétés, sous la direction de Denis Laborde, 2018.
4 Voir par exemple, l’entretien donné par les Daft Punk à Radio Dijon Campus en mai 1996. Les Daft Punk, la petite vingtaine, évoquent, à la veille de la sortie de leur premier album (Homework sera dans les bacs fin janvier 1997), leur rapport à la musique et à l'industrie musicale. Archive sonore en ligne : https://archives.radiodijoncampus.com/sounds/?fwp_personnes=%20Daft%20Punk
5 « Portrait de Laurent Garnier, un des meilleures disc-jockeys de musique techno », JT Bourgogne 19h00 – 20 décembre 1998. Archives INA : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/dj00001247931/portrait-de-laurent-garnier-un-des-meilleurs-disc-jockey-de-musique
6 Archives du site du Bien Public : extrait du set de Laurent Garnier au concert de rentrée (2010) :https://www.dailymotion.com/video/xeoju9
7 Maryline Barate, « Musique : le DJ Laurent Garnier revient à Dijon pour présenter un documentaire retraçant sa carrière », France 3 Bourgogne Franche Comté, 27 janvier 2022. https://france3-regions.francetvinfo.fr/bourgogne-franche-comte/cote-d-or/dijon/musique-le-dj-laurent-garnier-revient-a-dijon-pour-presenter-un-documentaire-retracant-sa-carriere-2436871.html
8 Sur la notion de « scène musicale » : Stéphane Costantini, « De la scène musicale aux réseaux musicalisés. Les inscriptions territoriales et socio-économiques de l’activité artistique », Réseaux, 2015, n°192, p. 143-167 ; Gérôme Guibert, « La scène comme outil d’analyse en sociologie de la culture », L’Observatoire, 2016, n°47, p. 17-20.
Haut de pageTable des illustrations
Titre | 01 – Affiche de l’exposition |
---|---|
Crédits | Archives de la Ville de Dijon |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhc/docannexe/image/10237/img-1.png |
Fichier | image/png, 1,0M |
Titre | 02 – Les Daft Punk à l’An-Fer. Cliché Bertrand Bosrédon, mai 1996 |
Crédits | Archives de la Ville de Dijon (P1170039). |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhc/docannexe/image/10237/img-2.png |
Fichier | image/png, 678k |
Titre | 03 – Flyer Espace Grévin, 1998 |
Crédits | Archives de la Ville de Dijon (95Z302_1998012) |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhc/docannexe/image/10237/img-3.png |
Fichier | image/png, 15M |
Titre | 04 – Flyer New Age avec Laurent Garnier, L’An-Fer, 31 mai 1991 |
Crédits | Archives municipales de Dijon (112 Z) |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhc/docannexe/image/10237/img-4.png |
Fichier | image/png, 432k |
Titre | A05 – Festival Sirk. Aéroport Dijon Bourgogne, 8 avril 2023 |
Crédits | Photographie : Edouard Roussel - Risk |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhc/docannexe/image/10237/img-5.png |
Fichier | image/png, 2,9M |
Pour citer cet article
Référence électronique
Philippe Poirrier et Claude Séguillon, « « Quand la musique électro fait danser Dijon » : exposer et écrire l’histoire d’une scène musicale », Revue d’histoire culturelle [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 31 mai 2024, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhc/10237 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11ycs
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page