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Américanisation par les arts ? États-Unis, France (1860-2019)

Americanization through the arts? United States, France (1860-2019)
Anaïs Fléchet, Martin Guerpin et Philippe Gumplowicz

Résumés

Cet article présente une première synthèse des résultats du programme de recherche « Américanisation par les arts. États-Unis, France (1860-2019) » mené par une équipe d’historiens et de musicologues, avec le soutien de la Maison des Sciences de l’Homme Paris-Saclay et de l’Université de Princeton. Centré sur l’étude des œuvres, il interroge les processus d’appropriations artistiques entre les États-Unis et la France depuis la fin du XIXe siècle. Il en dégage les modes opératoires et en cerne les effets sur l’univers sensible à partir du corps, de la voix, de la langue et des formes. Sont ici envisagés, dans une perspective comparée associant divers domaines de la création, les temporalités, les acteurs et les effets des processus d’américanisation sur les pratiques artistiques et les imaginaires.

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Texte intégral

1Quelle est la place des arts dans les processus d’américanisation en France depuis la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’à nos jours ? L’intitulé de ce programme de recherche, mené par des historiens et des musicologues, avec le soutien de la Maison des Sciences de l’Homme de l’Université Paris‑Saclay indique bien son objectif : approcher ces phénomènes diffus d’américanisation à travers les œuvres, dans les tours et détours de ce qui a présidé à leur appropriation.

Par les arts ?

  • 1 Jean-Luc Godard, Je vous salue Sarajevo, court-métrage réalisé en 1993.

2« Il y a la règle… Et il y a l’exception. La règle, c’est la culture. L’exception, c’est l’art1. » Cette réflexion lapidaire de Jean-Luc Godard distingue « les arts » des produits culturels de consommation courante : les premiers livreraient leur suc au terme d’un apprentissage plus ou moins long à la différence des seconds, immédiatement accessibles. Dans sa précipitation à opposer le hard core de quelques-uns au lot commun du plus grand nombre, Jean-Luc Godard néglige pourtant un point essentiel : tout ce qui dans les arts, par-delà les effets de délectation propres à chacun, a vocation à imprégner les imaginaires avant de se décliner dans du culturel. Le programme de recherche présenté dans cet article s’appuie sur ces arts qui mobilisent des émotions collectives, qui produisent des effets sur les corps, la voix, la langue et les formes : la musique, la danse, le cinéma, la photographie, l’architecture, la peinture, le théâtre, la littérature.

  • 2 Louise Bénat-Tachot, Serge Gruzinski, Boris Jeanne, Les Processus d’américanisation, Ouvertures thé (...)
  • 3 En toute rigueur, le terme « américanisation » devrait être remplacé par « états‑unisation ». Ce né (...)
  • 4 Philippe Descola, Les Formes du visible, une anthropologie de la figuration, Paris, Seuil, 1921, p. (...)

3S’intéresser aux réactions d’adaptation et d’appropriation in situ2 des artistes en première ligne dans l’américanisation du goût français3 ; pointer l’action des « américanisateurs » de contenus labellisés made in USA ; articuler l’analyse fine de traits formels (souvent négligés ou tenus pour insignifiants par les études culturelles) et une réflexion anthropologique sur les modifications de l’univers sensible auxquels les États-Unis ont largement contribué depuis le milieu du XIXe siècle ; aller au culturel via l’artistique mais aussi, a contrario, voir comment des passeurs ou inventeurs d’Amérique ont remodelé du culturel en artistique (jazz, cinéma). Élargir ainsi le constat dressé par Philippe Descola dans le domaine de l’histoire de l’art à d’autres productions artistiques : « examiner les images […] en les traitant comme des agents de plein droit exerçant un effet sur la vie sociale et affective plutôt que comme des assemblages de signes4 ». Ne pas se limiter à « l’américanisation des arts » mais faire le pari d’une contagion de l’univers sensible par les arts qui passerait par l’étude des œuvres en ces moments formels et imaginaires qu’elles saisissent et qu’elles dépaysent.

4Telles sont les grandes lignes de ce programme de recherche auquel nous avons convié des historiens du cinéma, de la photographie, de la littérature et des musicologues lors de colloques ou journées d’études à la Maison des Sciences de l’Homme de Paris-Saclay, au Royal Northern College de Manchester en 2020 (« France-USA. 150 Years of exchanges and appropriation 1850-2000 ») et à l’université de Princeton en 2022 (« Art and the Americanization of France »). Une sélection de ces contributions a été publiée, en français et en anglais, sur la plateforme numérique Transatlantic Cultures, au sein de laquelle nous avons créé la collection « Américanisation par les arts ». Celle‑ci est également alimentée par des articles issus d’interventions présentées et discutées dans le séminaire « Transatlantic Cultures/Américanisation par les arts » organisé depuis 2021.

  • 5 Pascal Ory, « “Américanisations”. Le mot, la chose et leurs spectres », dans Reiner Marcowitz (dir, (...)
  • 6 De nombreuses autres publications abordent l’américanisation culturelle Voir par exemple Richard F. (...)

5Dans l’historiographie du making of de l’empreinte des États-Unis dans la culture, les travaux de Pascal Ory sur le trio jazz/cinéma/bande dessinée (1981, 1984) son article programmatique de 2007, « ’Américanisation’ Le mot, la chose et leurs spectres5 » ouvrent le bal6. C’est à l’américanisation en tant que processus (« la réalité même », écrit-il) que Pascal Ory convie les chercheurs, occupés jusqu’alors au repérage des signes d’américanisation politique, économique et culturelle et au commentaire des débats à haute intensité idéologique sur la place prise par les États-Unis dans les affaires du monde.

  • 7 Ludovic Tournès, « Jazz en France (1944-1963) : histoire d’une acculturation à l’époque contemporai (...)
  • 8 Philippe Poirrier et Lucas Le Texier, Circulations musicales transatlantiques au XXe siècle, des Be (...)
  • 9 Ludovic Tournès, Américanisation Une histoire mondiale (XVIIIe-XXIe siècle), Paris, Fayard, 2020, p (...)
  • 10 Ludovic Tournès, op. cit., p. 8.
  • 11 Ces processus ont été formalisés par les études sur les transferts culturels. Voir Michel Espagne e (...)

6C’est dans cette attention aux processus d’appropriation que se situent les travaux de Ludovic Tournés, d’abord sur le mouvement des Hot Clubs, puis dans sa thèse de doctorat, Jazz en France (1944-1963) : histoire d’une acculturation à l’époque contemporaine, soutenue en 19977. Cet intérêt pour les circulations culturelles transatlantiques a trouvé à se nourrir dans les expressions renouvelées de la culture musicale populaire dont l’ouvrage dirigé par Philippe Poirrier et Lucas Le Texier8 présente des exemples significatifs. La réflexion sur ce que sous-entend le mot valise d’américanisation n’a cessé par ailleurs de s’élargir. Américanisation (2020) de Ludovic Tournès situe ce phénomène dans une perspective mondiale qui permet, écrit-il, « d’échapper au schéma diffusionniste dans lequel se meuvent l’acculturation et l’impérialisme en envisageant l’internationalisation des objets culturels états‑uniens et ses effets, comme un seul phénomène, y compris aux États-Unis9 » (le mot américanisation désignait à l’origine une politique de naturalisation et d’assimilation mise en place par les États‑Unis pour répondre aux défis posés par l’immigration à son identité nationale10). Mais cette internationalisation ne relève pas que des circulations des œuvres et des pratiques artistiques : elle implique également leur transformation (celle, a minima, de leur sens à travers les processus de « resémantisation » qu’engendre leur simple transfert d’une aire culturelle à l’autre, même lorsque ce transfert n’implique aucune modification formelle11).

  • 12 La formule exacte de Jean-Paul Sartre est la suivante : « La musique de jazz, c’est comme les banan (...)

7La musique ou le cinéma peuvent-ils se voir mis sur le même plan que des produits d’importation de consommation courante ? On enfile certes plus rapidement un jeans qu’on apprécie un chorus de Charlie Parker ou les dialogues d’un film de Billy Wilder – ce dernier illustrant par ailleurs l’empreinte du tuf nourricier européen sur les États‑Unis. Il n’est pas gênant de parler de « produits culturels » pour les trois exemples. Mais si les arts peuvent très bien « se consommer sur place », pour reprendre la formule étrange de Jean‑Paul Sartre, ils ne se consomment « pas comme des bananes12 ». Un premier cercle d’artistes, suivi de près par des médiateurs (quand ce ne sont pas les mêmes) et prolongé par des fans de plus en plus nombreux n’a cessé de réinventer une « Amérique » aux mesures de la France.

Quelle Amérique ? Américanisation et afro-américanisation

8Le constat si souvent posé de la fluidité de cette infiltration trouverait-il sa seule explication dans la force de frappe du soft power états unien ? Tout se passe comme si cette américanisation était attendue, désirée, voir « déjà-là ». Il faudrait préciser : celle d’une certaine « Amérique », celle dont Simone de Beauvoir se souvient qu’« elle existait en dedans de nous », perçue par sa génération intellectuelle à travers les romans hard-boiled, les films noirs, le jazz. Une « Amérique » qui n’est pas celle du capitalisme triomphant, mais proche de ses laissés pour compte, qui, dans ces premiers temps (chez un Hugues Panassié, par exemple), peuvent faire l’objet d’une identification quasi christique aux « Noirs Américains » puis, dans une vision marxisée post Deuxième Guerre mondiale, aux dominés directs des dominants. Le jazz, le R’n’B, la soul, le hip hop : l’« Amérique » se voit réhabilitée par les apports artistiques mondialisés des plus discriminés de ses citoyens.

9Ce qu’écrit Simone de Beauvoir du jazz vaut pour toutes les musiques africaines-américaines qui suivront :

  • 13 Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, Paris, Gallimard, 1960.

Comme la plupart des jeunes gens de notre temps, nous étions passionnément émus par les “negro spirituals”, par les chants de travail, les blues […]. La plainte des hommes, leurs joies égarées, les espoirs brisés avaient trouvé pour se dire une voix qui défiait la politesse des arts réguliers, une voix […] secouée de révolte ; parce qu’ils étaient nés de vastes émotions collectives [...] – ces chants nous atteignaient chacun en ce point le plus intime de nous-mêmes qui nous est commun à tous ; ils nous habitaient, ils nous nourrissaient au même titre que certains mots et certaines cadences de notre propre langue, et par eux l’Amérique existait au-dedans de nous13.

  • 14 André Breton (dir.), La Révolution Surréaliste, n° 5 octobre 1925, p. 31-32.

10Si le culturel prolonge l’artistique, celui-ci se glisse dans le culturel, le plus souvent là où on ne l’attend pas. Ainsi, de ces danses des années 1930 qui font bouger les corps européens. Animées par le jazz qui vient d’Amérique, elles bousculent le rythme des gestes et les manières traditionnelles de les mouvoir en société. Le bouleversement est si profond qu’il se passe de mots d’ordre, de slogans, d’agit-prop. « Révolution encore et toujours14 », s’exclament Louis Aragon, André Breton, Antonin Artaud et quelques autres dans un texte publié en 1925. « Il faudrait être aveugle, continuent-ils, pour ne pas percevoir ce bouleversement créé par la Première Guerre mondiale et la Révolution d’octobre ». Occupés à annoncer la fin d’un monde et à saluer l’élan révolutionnaire qui se lève à l’Est, ces intellectuels et poètes ne voient pas la révolution artistique et culturelle qui se déroule sous leurs yeux. Cette révolution du jazz n’en est pas moins sociale : ses lieux de rassemblement sont les dancings, les bals musette, les pistes de danse de casinos ; ses faits d’armes sont les jeux de la séduction ; ses meneurs se nomment charleston, fox trot, lindy hop. Ces agitateurs appellent les corps à se frotter à d’autres corps, à envoyer des signaux à d’autres corps.

  • 15 « Le revival de la musique bretonne : une déclinaison locale des contre-cultures américaines », à p (...)

11Un indice du caractère segmenté de l’américanisation. Plutôt que de parler d’américanisation de la société (comme si elle formait un tout homogène), il s’agit d’identifier les groupes à travers lesquels l’américanisation exerce concrètement ses effets. En l’occurrence, Aragon et Breton semblent indifférents à cette question, contrairement à Philippe Soupault et Michel Leiris. D’un groupe à l’autre, l’américanisation est plus ou moins intense et ses temporalités diffèrent. Les « Américanisés » ne s’américanisent pas au même pas. Et tout le monde ne se réfère pas à la même Amérique : l’Amérique blanche d’un côté, celle du Far West et des gratte-ciels ; l’« Afro‑Amérique », de l’autre, celle des plantations, de Harlem, puis du ghetto ; ou encore celle des campus des années 1960, berceau de la chanson folk contestataire et de la contreculture, dont les échos alimentent le revival de la musique bretonne au cours de la décennie suivante, comme le montre Sébastien Carney, jusqu’à l’invention d’un « progressive folk breton » (exemple, s’il en est, de l’ancrage local d’un mouvement transnational)15. Se référer à l’une ou à l’autre de ces multiples facettes de la société états-unienne, c’est faire appel à des traits formels et à des imaginaires sensiblement différents.

  • 16 Mezz Mezzrow et Bernard Wolfe, La Rage de vivre, Paris, Corrêa, 1950, pour la traduction française.

12Ce choix s’accompagne d’un imaginaire moral et politique. Ainsi, par-delà le racisme et le puritanisme dont il exécrait la réalité même, comme le montre Marc Lapprand dans « Boris Vian, passeur d’Amérique », l’auteur de J’irai cracher sur vos tombes en fait son miel. Il prend fait et cause pour les jazzmen noirs, dans une forme de purisme racial comparable à celui enfourché par le clarinettiste Mezz Mezzrow dans « Really The Blues » (1946)16. Ainsi écrit-il dans Combat en avril 1948 : « la musique noire est, de plus en plus, encombrée par des éléments blancs souvent sympathiques mais toujours superflus, ou remplaçables du moins avec avantage par des éléments noirs ». Une profession de foi réitérée quelques jours plus tard, dans Jazz Hot : « Je maintiens, puisque je suis raciste, que jamais les Blancs n’égaleront les Noirs en matière de jazz». D’autres commentateurs prennent l’exact contre‑pied de cette conception. D’autres encore, sans entrer (explicitement) dans des considérations raciales, font du jazz considéré par d’aucuns comme « blanc américain » le modèle à suivre.

  • 17 Karim Hammou, « The Possibilities of Rap in France (1982-1992): A Musical African-Americanization?  (...)
  • 18 Tyler Stovall, “No green pastures: the african americanization of France”, in Darlene Clark Hine, T (...)
  • 19 Tyler Stovall, Paris Noir. African Americans in the City of Lights, Boston, Houghton Mifflin, 2012 (...)
  • 20 Richard Wright s’en explique à la fin de sa vie dans un essai inédit, I chose exile : « partir est (...)

13Il peut donc être judicieux de distinguer « afro‑américanisation » et « américanisation » par les arts. Cette distinction s’avère potentiellement utile pour comprendre comment le goût, voire la fascination de certains artistes et critiques français pour le free jazz ou le funk, pouvait aller de pair avec un anti‑américanisme exprimé en termes virulents. Karim Hammou analyse ainsi la première diffusion du rap en France dans les années 1980 comme une « afro-américanisation musicale »17, reprenant à son compte le concept forgé par Tyler Stovall18. Ce dernier utilise l’afro-américanisation toutefois dans un sens plus spécifique, pour pointer les reconfigurations du « Paris Noir » à partir des années 1970, dans le sillage des décolonisations (versant français) et du mouvement pour les droits civiques (versant états-unien). La présence des artistes africains-américains en France est ancienne, nous dit Stovall dans son ouvrage pionnier, encore non traduit en français, Paris Noir, African Americans in the City of Light19, et se transforme tout au long du XXe siècle. Dominée par les musiciens dans les années 1920, la communauté des artistes africains-américains installés en France se fait plus littéraire au sortir de la Seconde Guerre mondiale, derrière les figures de proue que sont Richard Wright ou James Baldwin. Mais elle comprend aussi des peintres, des photographes et des musiciens fuyant les discriminations et la haine raciale prévalant aux États‑Unis. Le mythe d’une France color blind, dont Stovall situe la naissance aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, constitue un puissant levier de cette communauté jusqu’à la fin des années 1970, laquelle sert en retour de puissant médiateur de la culture étasunienne en France. Outre son importance numérique, la politisation de la communauté africaine-américaine de Paris (dont la plupart des membres se considèrent comme des « exilés »20) permet de résoudre la contradiction, qui imprègne les milieux artistiques et intellectuels français pendant la guerre froide, entre fascination pour la culture américaine et anti-américanisme politique. Cette équation perd en force au cours des années 1970 à mesure que s’efface le mythe de la France color blind auprès des Africains-Américains et des Français eux–mêmes. L’afro-américanisation renvoie alors à de nouvelles formes d’identification, portées notamment par les communautés immigrées dans le contexte postcolonial.

  • 21 Voir Mathieu Guillien, « The Europeanization of American dance music », à paraître sur transatlanti (...)

14L’afro-américanisation peut toutefois être entendue de manière plus large, non comme un temps spécifique (qui serait celui de l’intégration dans une diaspora africaine), mais comme une sédimentation d’expériences tout au long du XXe siècle : celle des artistes et des entrepreneurs de spectacles africains-américains installés en France, pour de plus ou moins longues périodes ; celle aussi du rêve américain qui pose, dès le départ, la question de la race – que celle-ci soit idéalisée ou, à l’inverse, invisibilisée. L’exemple de l’EDM (Electronic Dance Music) européenne est particulièrement instructif à cet égard21. L’anonymité qui a caractérisé la diffusion de cette musique et son succès en Europe à partir des années 2000 (au point qu’aujourd’hui, le genre est en partie associé à la France, à travers la French Touch) ont entraîné une invisibilisation de ces pionniers, pour la plupart africains‑américains, qui est aujourd’hui dénoncée dans les discours académique et journalistique.

Des temporalités multiples

15Les processus de diffusion transatlantique de la musique états‑unienne et de ses appropriations françaises sont remarquables par leur rapidité. Depuis le cake‑walk en 1902 jusqu’au hip‑hop à la fin des années 1980, la dynamique s’enclenche généralement en moins d’un an et concerne rapidement une part importante de la production de musique dite « populaire ». Rien de tel dans le domaine de la musique classique. La légitimité des compositeurs français et européens ne les incite pas (sauf exception) à observer de près le travail de leurs homologues états‑uniens. La situation commence à évoluer à partir de la fin des années 1970, avec la prise de conscience de l’alternative que représente pour une avant‑garde en quête d’un second souffle, l’affirmation du mouvement minimaliste porté par Steve Reich, Philip Glass, John Adams et Terry Riley. La compréhension des processus d’américanisation implique de tenir compte de la légitimité et des processus de légitimation des arts étudiés. Le rythme de l’américanisation, ainsi que son intensité, ne peuvent être tenus pour une règle. Ils varient parfois très sensiblement d’un art à l’autre, y compris dans les cultures de masse.

  • 22 Pascal Ory, op. cit., p. 135.

16Si le « premier acte de l’acculturation hégémonique américaine22 » s’ouvre dans l’entre-deux-guerres, il est en effet précédé d’une longue maturation, qui s’exprime dans la montée en puissance, non seulement des artistes et des marchés culturels américains, mais des firmes qui soutiennent l’activité créatrice depuis la fin du XIXe siècle. C’est ainsi l’entreprise américaine Steinway (et non les facteurs européens Érard, Pleyel, Broadwood ou Bösendorfer) qui révolutionne le son du piano à l’Exposition universelle de 1867 et s’impose ensuite sur toutes les grandes scènes internationales. Le compositeur et musicographe Oscar Comettant, auteur de référence sur les instruments de musique, est bien forcé de le reconnaître :

  • 23 Oscar Comettant, La Musique, les musiciens et les instruments de musique chez les différents peuple (...)

Les pianos de MM. Steinway père & fils l’emportent par la puissance du son, la majesté des basses, la plénitude du médium et le brillant des octaves supérieures […]. Quelle richesse de coloris, et comme la vibration se prolonge pure et expressive ! Je l’avoue en toute humilité je n’avais pas cru les Américains capables de conquérir jamais le premier rang dans cette branche si difficile des produits artistiques. Je les savais industriels, je ne les croyais pas si hommes de goût, si artistes. Il faut pourtant se rendre à l’évidence, et à moins de se boucher les oreilles (et encore, ces pianos ont tant de son !), on doit déclarer un toute franchise ces instruments admirables parmi les plus justement admirés23.

17L’américanisation est un processus polyrythmique à intensité variable. En démêler les chronologies, disjointes parfois, croisées le plus souvent, entre les différents domaines artistiques est un défi majeur. Sans compter que les relations entre les arts compliquent singulièrement l’équation, comme le montre l’étude consacrée par Charlotte Servel à Philippe Soupault. C’est par le « cinéma USA » que Soupault propose de regénérer la poésie française et non par une « poésie USA » qu’il méconnaît ou dont il ne parle pas. Et c’est dans une revue d’avant-garde américaine fondée à Paris, Broom, pour mieux « dépoussiérer l’art américain », qu’il publie son article. Si les surréalistes puisent une partie de leur inspiration dans le cinéma américain, Paris demeure la capitale des avant-gardes littéraires durant toute l’entre-deux-guerres.

  • 24 Voir Alexis Buffet, Imaginaires de l’Amérique : Les écrivains français et les États-Unis dans l’ent (...)
  • 25 Serge Gruzinski, « Les pirates chinois de l’Amazone. Sur les traces de l’histoire monde », Le Débat(...)

18Attraction pour certaines créations, désintérêt pour d’autres : il faudrait pouvoir cerner ce qui résiste à l’américanisation. Par désintérêt, comme le suggère le cas de la littérature française, qu’une tradition longue puissante et légitimante a peut‑être empêchée de regarder de l’autre côté de l’Atlantique, à quelques exceptions notables près24. Ou par opposition, comme une partie de la production cinématographique française semble l’indiquer à travers la notion d’« exception culturelle » ? Comme le souligne Serge Gruzinski à propos des circulations culturelles dans l’empire ibérique, l’historien doit autant analyser l’ampleur des métissages qu’interroger les blocages et poser la question : « Qu’est ce qui ne se mélange pas25 ? ».

19La dimension comparative de ce programme de recherche incite à ne pas proposer de réponse monolithique et surtout à ne pas associer de manière automatique une absence d’américanisation à un anti‑américanisme. La première peut même être motivée par la seconde, comme dans le cas de la réception des romans de Faulkner et de Sinclair Lewis dans la France des années 1930, ou dans celui de la réception du free jazz dans les années 1960 et 1970. On revient ici à la question présentée plus haut, « quelle Amérique ? », mais il s’agit désormais de poser une autre question : « américanisation de quoi ? ».

Les corps, la voix, la langue

  • 26 Voir, à ce sujet, l’étude pionnière de Sophie Jacotot, Danser à Paris dans l’entre-deux-guerres. Li (...)

20Revenons à la vogue des danses états‑uniennes au lendemain de la Première Guerre mondiale (car le prisme des arts incite à placer le début des processus d’américanisation de la France bien avant 1945, et même avant 1918)26. Les femmes qui avaient fait tourner les usines, exécuté les travaux des hommes mobilisés sur le front continuaient à mener la danse. La liberté de mouvement qui s’affichait sans honte sur les pistes des dancings était l’un des arrières-cadres d’une véritable émancipation. Celle-ci passait par les mouvements nouveaux impliqués par les pas du cake‑walk depuis les années 1900, puis du fox‑trot dans la décennie suivante, mouvements qui induisaient des positions et une proximité avec le partenaire jugés indécents par les codes comportementaux alors en vigueur. Mais elle se traduisait aussi par ces robes raccourcies, les maillots de bain rétrécis révélant des corps féminins (et masculins) athlétiques, remodelés par le sport triomphant. Les signaux sexuels se faisaient pressants, insistants. Jusqu’aux opérettes où se distendaient les croyances anciennes, où les stratégies d’approche entre les sexes dessinaient une nouvelle carte du tendre, surlignée par la massification de la diffusion de comédies musicales états‑uniennes au cinéma, à partir des années 1930 : la Kay Morrow de Ray Enright et Busby Berkeley (Gold Diggers in Paris/Chercheurs d’or à Paris, 1938) n’a rien à voir avec la Madeleine Courtois de Gueule d’amour (Jean Grémillon, 1937).

21Et comment la musique états‑unienne fait‑elle bouger ces corps d’une manière nouvelle ? Le compositeur Maurice Yvain, à qui l’on doit la chanson Mon Homme et d’innombrables opérettes dont Pas sur la bouche nous en donne une idée relativement précise, dans ses mémoires :

  • 27 Maurice Yvain, Ma belle opérette, Paris, La Table ronde, 1962.

La syncope devient le principe fondamental de toute composition. Nous assistons à une véritable révolution dans le domaine musical. Pas un clarinettiste qui ne se transforme en saxo, pas un timbalier qui ne devienne ‘drummer’ plus ou moins épileptique. Pour conserver ce rythme métronomique, cette pulsation mécanique, on se mit à battre la mesure du pied […]. Pour ma part, au travers de ce rythme obsédant, de ce magma sonore qui me martelait le cerveau, j’essayais d’extraire un semblant de mélodie, avec un petit je ne sais quoi de chez nous, un peu du parfum de Paris27.

22Un peu de mélodie – « française » – au-dessus d’un rythme obsédant – « américain ». C’est ainsi qu’Yvain décrit la manière dont lui-même s’est approprié le jazz. Cette irruption ne s’est pas déroulée sans négociations, contournements, reformulations, accommodements, contre-attaques subtiles28. Dans sa contribution « Ray Ventura, le jazz et la chanson française, une américanisation à double entente », le musicologue Pierre Fargeton précise ce qu’il en est pour les années 1930, alors que le public s’élargit.

23Le « jazz de scène » de Ray Ventura et ses Collégiens propose un modèle de chanson française américanisée dans la France des années 1930. Dans le répertoire de cet orchestre, Pierre Fargeton relève l’importance du medley composé de chansons à sketch, de titres du répertoire chansonnier français, de pots-pourris patrimoniaux, d’airs classiques, de morceaux « américains » jazzés. L’américanisation passe par une panoplie de contournements d’une élocution française qui résiste au phrasé swing des chanteurs états‑uniens. « Une musique de jazz que l’on sent française », écrit un critique de l’époque. Un paradoxe, pour cet orchestre cosmopolite où figurent au premier rang des musiciens d’origine juive ou arménienne ? Pas nécessairement, si l’on ne rattache pas systématiquement l’identité aux origines (la plupart des écrits sur Ray Ventura dans les années 1930 ne font d’ailleurs aucun état de ses origines).

  • 29 Catherine Rudent, dans « Les années yéyé : des chansons américaines sous-titrées ? », Transatlantic (...)

24L’américanisation par les arts touche la voix, de son timbre aux vocabulaires employés par les chanteurs, puis par leurs auditeurs. Ainsi de la voix que la vague yéyé américanise dans les années 1960, bien que, contrairement aux idées reçues cette nébuleuse musicale soit loin de se réduire à une simple américanisation d’une chanson française traditionnelle comme le souligne Catherine Rudent dans son article sur la chanson yéyé29. L’américanité musicale, telle qu’elle est perçue en France en 1962, est liée à la répétition de brefs éléments mélodiques, d’enchaînements d’accords répétés en boucle, de rythmes, ou encore à l’usage du falsetto en début ou en fin de mot. Ces stylèmes, ces traits stylistiques, se retrouvent évidemment dans les adaptations françaises de chansons venues des États-Unis, mais pas seulement. D’où la relativisation du caractère américanisé des chansons yéyés.

  • 30 Paul Morand, Magie noire, Paris, Grasset, 1986 (1928), p. 7-8.
  • 31 Céline, « Lettres à Milton Hindus », Les Cahiers de l’Herne, 1972, p. 115.

25L’américanisation transforme aussi la langue. Jusqu’à quel point le jazz a-t-il percuté la langue française ? Dans son article « Peut-on ‘jazzer’ la langue française ? » Yannick Séité cite Paul Morand : « 1920. Dans les bars d’après l’armistice. Le jazz a des accents si sublimes, si déchirants que, tous, nous comprenons qu’à notre manière de sentir, il faut une forme nouvelle30 ». Yannick Séité relève la réflexion de Céline selon laquelle « Paul Morand aurait fait jazzer la langue française31 ». Mais de quelle manière ? La jazzification se repèrerait par la gestion du temps romanesque : discontinuité, ellipses, sauts narratifs, « autant d’éléments qui court‑circuitent le déploiement d’une langue écrite académique en l’abrégeant, la trouant, la concassant ».

  • 32 Yannick Séité, « Peut-on “jazzer” la langue française ? », Transatlantic Cultures, 2024, https://do (...)
  • 33 Ibid. 
  • 34 Ibid.

26Mais s’arrêter à ces traits en se contentant de les repérer dans des œuvres françaises pour en déduire leur degré d’américanisation reviendrait à une simplification naïve. « Positions, séduisantes, mais assez faibles et paresseuses32 », explique Yannick Séité à propos du Morand de Magie Noir qui prétend faire « du jazz en livre33 ». Cette position tombe face à l’analyse stylistique : si jazzification il y a, de quel jazz parle-t-on ? La plupart des textes évoqués sont contemporains du ragtime, non du jazz, et la discontinuité formelle stylistique que repère Séité dans la littérature française des années 1920 pourrait tout à fait provenir d’autres modèles (y compris d’une évolution interne, engagée avant l’arrivée du jazz en France). L’analyse stylistique incite donc à la plus grande prudence : si américanisation il y a, c’est, précise Séité, parce que le jazz s’impose, par son omniprésence et son actualité dans la France de l’entre‑deux‑guerres, comme un modèle qui affecte l’imaginaire de certains écrivains et comme un « comparant à tout faire34 », lorsqu’il s’agit de décrire la modernité de leur style. Un exemple supplémentaire de l’apport d’une analyse interne des œuvres d’art à la réflexion sur l’américanisation culturelle. Cette part d’imaginaire montre bien que les passeurs d’Amérique sont toujours (à différents degrés certes) des inventeurs d’américanité.

Passeurs et inventeurs d’Amérique

27Accélération des échanges commerciaux, importation de produits de consommation (y compris artistiques et culturels) made in usa depuis la fin du XIXe siècle : ces manières de produire, de consommer, d’échanger, de vivre avec les uns et les autres ont été accompagnées, si ce n’est précédées, par l’irruption d’univers sonores inouïs, d’images inédites, de vocalités nouvelles dans le langage, dans les chansons, les récits américains, des rythmes nouveaux dans les manières d’écrire, de raconter ou d’habiter. Les passeurs sont français, mais aussi états‑uniens.

28Ainsi William Levitt et ses pavillons en kit importés dans la banlieue de Paris, analysés par Edward Berenson dans « Les Levitt villes en France ou le rêve pavillonnaire américain ». En 1965, le promoteur américain Levitt met en vente, à grand renfort de publicité, un « village » de 500 maisons dans la commune du Mesnil-Saint-Denis, dans les Yvelines. « Entourées de jardins qui se prolongent par la forêt toute proche », ces demeures individuelles prennent place dans une communauté planifiée, avec courts de tennis et piscine. Un habitat à l’américaine alors largement inconnu en France, qui prend le contre-pied du modèle des grands ensembles, en prônant une appropriation par chacun de son espace de vie selon ses besoins et ses désirs.

29Mais les artistes et les intellectuels français n’ont pas attendu qu’on leur vende du rêve pour s’inventer eux‑mêmes une Amérique. Trois cas méritent ici d’être évoqués. Celui, tout d’abord, de Boris Vian, autre « américanisé par les arts », qui inventa des « uhessa » à son usage personnel, par divertissement, mais aussi pour traiter de la question raciale. Marc Lapprand décrit très bien cette invention dans son étude des pastiches du roman hard‑boiled : J’irai cracher sur vos tombes (1946), Les Morts ont tous la même peau (1947), Et on tuera tous les affreux (1948) et Elles se rendent pas compte (1950)35. Présentés comme des traductions de l’auteur états‑unien Vernon Sullivan (un auteur fictif qui n’est autre que le masque afro‑américain de Vian), ces romans pastiches sont en fait des créations de Vian, et des réinventions du genre américain. Très peu sont ceux qui, comme Joseph Zobel, ont compris que « J’irai cracher sur vos tombes n’est ni un roman nègre, ni un roman américain36 ». Vian prenait pourtant des libertés avec le genre, dans lequel il introduisait de nouvelles thématiques, raciales, notamment. Celles-ci parviendront d’ailleurs aux États‑Unis, grâce aux traductions anglaises de ses fausses traductions. En somme, un pastiche français du genre hard-boiled contribue à renouveler ce genre états‑unien, avant de l’américaniser lorsque, outre‑Atlantique, des auteurs s’inspirent de Vian‑Sullivan dans leurs propres œuvres. Précisons que, contrairement à d’autres américanisateurs, Vian n’a jamais fait le voyage aux États-Unis. Ou, pour le dire autrement, le processus d’américanisation dépasse largement le cadre de « ceux qui y étaient ».

30Outre le plaisir de la supercherie et du scandale, l’américanisation de Vian possède également une dimension stylistique. Comme le note Marc Lapprand, elle ouvre à Vian un nouveau champ des possibles. Dans J’irai cracher sur vos tombes :

  • 37 Ibid.

On assiste à une sorte de défoulement maladif de la part d’un narrateur qui s’est affranchi de toutes les règles de la bienséance. Le masque du faux traducteur lui permet tout, y compris des anglicismes loufoques qui revendiqueraient un original authentique (« Sûr ! dit-elle », « Vous me le ferez, Lee ? », « Sainte fumée ! »)37.

31Au‑delà de la recherche de différents degrés d’appropriation de traits stylistiques américains (du pastiche à la référence isolée et masquée en passant par différents types d’hybridité ou de métissage), l’américanisation, en tant que masque adopté par l’artiste, peut également lui permettre de prendre des libertés qu’il ne se serait pas permises sous son nom (ou que la critique n’aurait pas acceptée venant d’un auteur français).

32Second cas, celui de Robert Capa, jeune Hongrois installé à Paris dans l’entre‑deux‑guerres, de son vrai nom Endre Erno Friedmann, qui en vient à incarner l’idéal type du « photographe américain » au sortir de la Seconde Guerre mondiale, étudié par Clara Bouveresse dans sa contribution « Was “American” photography a European invention ? ». L’agence Magnum Photos, qu’il fonde avec d’autres photojournalistes européens, David Seymour (né en Pologne), Henri Cartier‑Bresson (français) et George Rodger (britannique), simultanément à Paris et à New York, souligne toute la complexité d’échanges qui se jouent tant au niveau des pratiques que des imaginaires. C’est d’ailleurs le film d’un autre Européen passé à Hollywood, Alfred Hitchcock, qui contribue à ancrer la figure du « photographe américain ».

  • 38 François Truffaut fait ainsi appel à Bernard Herrmann pour la musique de Fahrenheit 451 (1966) et L (...)

33Un même constat peut être établi pour le « symphonisme hollywoodien » étudié par Chloé Huvet. Ce sont des musiciens autrichiens (Max Steiner, Erich Wolfgang Korngold), allemand (Franz Waxman) et hongrois (Miklós Rózsa) réfugiés aux États-Unis qui fabriquent le son du cinéma classique américain dans les années 1930, en transposant des pratiques et des styles d’écriture acquis en Europe, avant que n’apparaisse, avec Bernard Herrmann, une nouvelle génération de compositeurs née et formée aux États-Unis – qui sera encensée plus tard par les réalisateurs de la Nouvelle Vague, ardents défenseurs d’une cinéphilie d’inspiration « américaine »38.

34Là où Vian invente l’Amérique en proposant de fausses œuvres américaines, là où Capa propose un style qui deviendra le style américain, d’autres créateurs la composent, ou plutôt la recomposent. Des lunettes noires et de l’inamovible Stetson qu’il coiffe invariablement à la boîte de jazz du Samouraï (1967) en passant par les personnages aux allures de privé américain et les décors new‑yorkais réels de Deux Hommes à Manhattan (1959), Jean-Pierre Melville produit plus que sa propre version du genre film noir. Dans son studio du 25bis de la rue Jenner, il créé un véritable condensé des États‑Unis, en multipliant les signes d’américanité jusque dans la manière d’organiser le travail de tournage). Ce qu’invente Melville, c’est donc une « sur-Amérique » qui, en réalité, n’existe nulle part ailleurs que dans ses films, dans ses propres pratiques professionnelles et dans son imaginaire.

L’anti‑américanisme : un imaginaire diffusé par les arts

  • 39 Georges Duhamel, Scènes de la vie future, Paris, Mercure de France, 1930.
  • 40 Régis Debray, Civilisation, Comment nous sommes devenus Américains, Paris, Gallimard, 2017.
  • 41 Philippe Muray, Ultima Necat III, Paris Les Belles Lettres, 2015.
  • 42 Voir par exemple Seth D. Armus, French Anti-Americanism (1930-1948): Critical Moments in a Complex (...)

35De Georges Duhamel39 à Régis Debray40, en passant par Philippe Muray41, les essayistes du XXe siècle n’ont pas manqué de se faire les contempteurs des signes d’américanité de la société française. Cet anti‑américanisme a été lui‑même sujet de nombreux ouvrages (dans lesquels, une fois encore, les arts n’occupent que peu de place)42. Tel n’était pas le chemin dans lequel se sont engagés de nombreux compositeurs, librettistes, cinéastes ou encore écrivains. Plutôt que de s’attacher à un argumentaire frontal ou explicite, ils ont préféré se couler dans des situations, mettre en jeu des mécanismes d’identification à des personnages associés aux États‑Unis. Les œuvres se font ainsi les véhicules d’un imaginaire américain, au même titre que les essais sur les États‑Unis et sur les innombrables « Impressions » ou « Retours d’Amérique ». Instructif à cet égard est de voir l’Amérique ou l’Américain traité par des spectacles ou dans des films. Nous en donnerons deux exemples.

  • 43 Robert Aron et Arnaud Dandieu, Le Cancer américain, Paris, Rieder, 1931 ; Georges Duhamel, op. cit.(...)

36Pas sur la bouche, l’opérette écrite et composée par André Barde et Maurice Yvain en 1925, a pour personnage central un richissime businessman américain qui se rend à un dîner d’affaires chez son partenaire français dans le Paris des Années folles. Ce synopsis ne déroge pas à une règle très répandue dans le genre : la rencontre explosive, équivoque, lourde de sous-entendus, propice à des quiproquos à la chaîne et à des coups de théâtre. L’intrigue repose sur une femme, tour à tour mariée à l’Américain et au Français, ce qu’ignorent les deux hommes. Le Français est persuadé qu’elle lui appartient, l’Américain l’avait déjà conquise. Dans cette rencontre entre un esprit parisien, présumé éternel, et l’étranger, toujours exotique et décalé, il est tentant de voir une métaphore de la France des Années folles. L’Américain de Pas sur la bouche apporte avec lui un univers culturel qui imprègne les mentalités. Les personnages de cette opérette l’adoptent, s’y adaptent ou lui résistent. La jeune génération introduit des mots américains dans sa langue de tous les jours, elle s’adonne aux mots et aux danses nouvelles venues d’Amérique – « Je fréquente le skating, les grands bars, les dancings ; Zut si c’est shocking ». Tel jeune artiste fumeur d’opium s’exclame : « Le dadaïsme est mort, le cucuisme est né ! » Quand un personnage de l’ancien temps, amoureux éconduit, regrette lui les bals blancs du passé. Les désirs sexuels, culturels, financiers des uns et des autres s’entrechoquent. L’argent de l’Américain fait rêver l’esprit français. Le message de cette opérette : l’américanisation apporte un désordre de bon aloi, mais elle est synonyme de bienfaits. Et cela se manifeste par la musique jazzée de Maurice Yvain qui fait bouger les corps. L’adaptation filmée, sortie en 1931, ne rencontrera toutefois pas le succès. Avec le krach de 1929, les États-Unis sont maintenant associés à l’effondrement d’un système et à un cancer43.

37Quinze ans plus tard, Jacques Tati passe au-dessus des effets politiques collatéraux de la Guerre froide, l’opposition aux aventures militaires en Corée et au Vietnam, il les surexpose de manière drolatique dans la critique bouffonne de l’American Way of Work. Confrontée à des méthodes de travail à l’américaine qu’elle voit déferler jusqu’aux plus archaïques de ses zones rurales, la France profonde se rebiffe. C’est cette résistance, aussi passive que viscérale que montre Jour de fête, réalisé par Jacques Tati en 1947 et qu’analyse Nicolas Hatzfeld dans « Le travail à l’américaine dans les films de Jacques Tati et à la télévision française ». 

38Le succès public et critique de Jour de fête témoigne de la circonspection de la société française du début des Trente Glorieuses face aux normes de mécanisation et de coordination rationnelle du travail incarnée par les États-Unis. Jour de fête renvoie à deux systèmes de représentation distincts : une vision des États-Unis, perçus comme le lieu de l’efficacité et de la rationalité ; un regard sur la France, soumise à l’organisation scientifique du travail.

39Américanisation par le jazz. Américanisation par le cinéma. Américanisation par la littérature. À l’amorce du processus, un segment de la population française attaché à des valeurs qui ne sont pas ceux du plus grand nombre s’identifie à un segment de la population américaine. Ce modèle, facilement traçable, se retrouve dans toutes les vagues de l’américanisation, jusqu’au rap et au hip hop. Les récits conjuguent un discours politique et un discours artistique. Ils sont habiles à faire de leur aficion une cause qui agit par capillarité sur des cercles concentriques de plus en plus larges. Jusqu’au point où l’art rejoint et se fond dans le culturel.

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Notes

1 Jean-Luc Godard, Je vous salue Sarajevo, court-métrage réalisé en 1993.

2 Louise Bénat-Tachot, Serge Gruzinski, Boris Jeanne, Les Processus d’américanisation, Ouvertures théoriques, Le Manuscrit, 2012.

3 En toute rigueur, le terme « américanisation » devrait être remplacé par « états‑unisation ». Ce néologisme sera toutefois laissé de côté (au contraire de « états‑unien », désormais passé dans le vocabulaire courant), car c’est bien le terme « américanisation » ou « américanisé » qui est employé par les acteurs étudiés dans ce projet. Il faut toutefois préciser que, dès les premiers usages du terme, chez Baudelaire par exemple, en 1855, le terme « américanisé » désigne les États-Unis, et non pas l’ensemble du continent américain (Charles Baudelaire, Exposition Universelle, 1855. Beaux-arts, 1855, dans Curiosités esthétiques Paris, Michel Lévy frères, 1868, p. 219).

4 Philippe Descola, Les Formes du visible, une anthropologie de la figuration, Paris, Seuil, 1921, p. 23.

5 Pascal Ory, « “Américanisations”. Le mot, la chose et leurs spectres », dans Reiner Marcowitz (dir,), Nationale Identität und transnationale Einflüsse, Munich, Oldenbourg, 2007, p. 133-145.

6 De nombreuses autres publications abordent l’américanisation culturelle Voir par exemple Richard F. Kuisel, Seducing the French: The Dilemma of Americanization, Berkeley, University of California Press, 1993 ; Neil Campbell, Jude Davies et George McKay, Issues in Americanisation and Culture, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2004 ; Dominique Barjot, Isabelle Lescent-Giles et Marc de Ferrière (dir.), L’Américanisation en Europe au XXe siècle : économie, culture, politique, volume 1, Lille, Publications de l’Institut de recherches historiques du Septentrion, 2018 ; Olivier Dard et Hans-Jürgen Lüsebrink (dir.), Américanisations et anti-américanismes comparés, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2019 (voir en particulier la partie « Américanisation, anti-américanismes et médias »).

7 Ludovic Tournès, « Jazz en France (1944-1963) : histoire d’une acculturation à l’époque contemporaine », thèse de doctorat, Université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, 1997 ; New Orleans sur Seine, Histoire du jazz en France, Paris Fayard, 1999.

8 Philippe Poirrier et Lucas Le Texier, Circulations musicales transatlantiques au XXe siècle, des Beatles au Hard Core, Dijon, EUD, 2021.

9 Ludovic Tournès, Américanisation Une histoire mondiale (XVIIIe-XXIe siècle), Paris, Fayard, 2020, p. 24.

10 Ludovic Tournès, op. cit., p. 8.

11 Ces processus ont été formalisés par les études sur les transferts culturels. Voir Michel Espagne et Michael Werner, Transferts. Les relations interculturelles dans l’espace franco-allemand (XVIIIe-XIXe siècles), Paris, Éditions Recherche sur les Civilisations, 1988.

12 La formule exacte de Jean-Paul Sartre est la suivante : « La musique de jazz, c’est comme les bananes, ça se consomme sur place ». Jean-Paul Sartre, revue America, 1947.

13 Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, Paris, Gallimard, 1960.

14 André Breton (dir.), La Révolution Surréaliste, n° 5 octobre 1925, p. 31-32.

15 « Le revival de la musique bretonne : une déclinaison locale des contre-cultures américaines », à paraître sur transatlantic-cultures.org

16 Mezz Mezzrow et Bernard Wolfe, La Rage de vivre, Paris, Corrêa, 1950, pour la traduction française.

17 Karim Hammou, « The Possibilities of Rap in France (1982-1992): A Musical African-Americanization? », à paraître sur transatlantic-cultures.org

18 Tyler Stovall, “No green pastures: the african americanization of France”, in Darlene Clark Hine, Trica Danielle Keaton, Stephen Small (ed.), Black Europe and the American Diaspora, Chicago, University of Illinois Press, 2009, p. 180-197.

19 Tyler Stovall, Paris Noir. African Americans in the City of Lights, Boston, Houghton Mifflin, 2012 (1re éd. 1996). Voir aussi: Trica Danielle Keaton, T. Denean Sharpley-Whiting, Tyler Stovall (ed.)., Black France/ France Noire, The History and Politics of Blackness, Durham, Duke University Press, 2012.

20 Richard Wright s’en explique à la fin de sa vie dans un essai inédit, I chose exile : « partir est la seule manière de continuer à écrire » (cité par Tyler Stovall, op. cit., p. 183).

21 Voir Mathieu Guillien, « The Europeanization of American dance music », à paraître sur transatlantic-cultures.org

22 Pascal Ory, op. cit., p. 135.

23 Oscar Comettant, La Musique, les musiciens et les instruments de musique chez les différents peuples du monde, Paris, Michel Lévy Frères, 1869, p. 695-696.

24 Voir Alexis Buffet, Imaginaires de l’Amérique : Les écrivains français et les États-Unis dans l’entre-deux-guerres, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2021.

25 Serge Gruzinski, « Les pirates chinois de l’Amazone. Sur les traces de l’histoire monde », Le Débat, n. 154, 2009, p. 171-179, ici p. 176.

26 Voir, à ce sujet, l’étude pionnière de Sophie Jacotot, Danser à Paris dans l’entre-deux-guerres. Lieux, pratiques et imaginaires des danses de société des Amériques (1919-1939), Paris, Nouveau monde, 2013.

27 Maurice Yvain, Ma belle opérette, Paris, La Table ronde, 1962.

28 Voir Martin Guerpin et Laurent Cugny, Le Jazz dans la presse francophone : une édition en ligne annotée et commentée, Montréal, OICRM, en ligne (2024).

29 Catherine Rudent, dans « Les années yéyé : des chansons américaines sous-titrées ? », Transatlantic Cultures, 2024, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.35008/tracs-0290

30 Paul Morand, Magie noire, Paris, Grasset, 1986 (1928), p. 7-8.

31 Céline, « Lettres à Milton Hindus », Les Cahiers de l’Herne, 1972, p. 115.

32 Yannick Séité, « Peut-on “jazzer” la langue française ? », Transatlantic Cultures, 2024, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.35008/tracs-0291

33 Ibid. 

34 Ibid.

35 Marc Lapprand, « Boris Vian, passeur d’Amérique », Transatlantic Cultures, 2023, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.35008/tracs-0271

36 Repris dans Arnaud Noël, Dossier de l’affaire « J’irai cracher sur vos tombes », Paris, Christian Bourgois, 1974, p. 72.

37 Ibid.

38 François Truffaut fait ainsi appel à Bernard Herrmann pour la musique de Fahrenheit 451 (1966) et La Mariée était en noir (1968). Chloé Huvet, « De l’Europe à Hollywood, et retour. Le symphonisme hollywoodien », Transatlantic Cultures, 2022, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.35008/tracs-0002

39 Georges Duhamel, Scènes de la vie future, Paris, Mercure de France, 1930.

40 Régis Debray, Civilisation, Comment nous sommes devenus Américains, Paris, Gallimard, 2017.

41 Philippe Muray, Ultima Necat III, Paris Les Belles Lettres, 2015.

42 Voir par exemple Seth D. Armus, French Anti-Americanism (1930-1948): Critical Moments in a Complex History, Lanham, Lexington Books, 2007 ; et Olivier Dard et Hans-Jürgen Lüsebrink, op. cit.

43 Robert Aron et Arnaud Dandieu, Le Cancer américain, Paris, Rieder, 1931 ; Georges Duhamel, op. cit.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anaïs Fléchet, Martin Guerpin et Philippe Gumplowicz, « Américanisation par les arts ? États-Unis, France (1860-2019) »Revue d’histoire culturelle [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 31 mai 2024, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhc/10187 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11ycr

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Auteurs

Anaïs Fléchet

Anaïs Fléchet est maîtresse de conférences à l’Université Paris-Saclay et membre du Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines. Ses travaux portent sur l’histoire sociale et culturelle de la musique et son rôle dans les processus de mondialisation. Elle a récemment codirigé Music and Postwar Transitions in the 19th & 20th centuries (Berghahn Books, 2023) et « Exils, musique et littérature » (Monde(s), 2023/1), et codirige la plateforme Transatlantic Cultures.

Martin Guerpin

Martin Guerpin est maître de conférences HDR à l’université Paris-Saclay et musicien. Ses recherches portent sur l’histoire européenne du jazz, sur les relations entre musique et identités. Il a récemment co-dirigé deux ouvrages (Music and Postwar Transitions in the 19th & 20th centuries, Berghahn Books, 2023, et Faites vos jeux ! La vie musicale dans les casinos français, Actes Sud, 2024) et une anthologie des écrits francophones sur le jazz (1918-1929).

Philippe Gumplowicz

Philippe Gumplowicz est professeur de musicologie (émérite) à l’Université Paris Saclay. Ses travaux portent sur les liens entre musique et identités. Il a codirigé récemment les mélanges offerts à Pierre-André Taguieff (La Modernité disputée, CNRS Éditions, 2019), codirigé avec Patrice Veit, Jean-Claude Yon et Caroline Moine, Le Fidelio de Beethoven, Transferts, appropriations, circulations, Presses du Septentrion, 2024).

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