Faire la paix avec la « nature ». Compte rendu du colloque des 8-10 novembre 2023, Caen
Résumés
Le présent article est un compte rendu du colloque Faire la paix avec la « nature », qui s’est déroulé les 8, 9 et 10 novembre 2023 à l’université Caen Normandie, à l’IMEC et au Mémorial de Caen.
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1Le colloque Faire la paix avec la « nature », s’est déroulé les 8, 9 et 10 novembre 2023. Initié dans l’axe « Environnement et sociétés » du laboratoire HisTeMé (UR 7455), organisé par Caroline Blonce, Jan Synowiecki et Anna Trespeuch-Berthelot et soutenu par plusieurs institutions, il était accueilli par l’université Caen Normandie, l’IMEC et le Mémorial de Caen. Parmi ses différents partenaires, mentionnons le laboratoire TEMOS (UMR 9016), la MRSH, l’Institut pour la Paix, l’AHPNE ou encore le Collège des Bernardins. Vingt-et-une interventions rythmaient ce colloque. La présence du professeur émérite Nicholas A. Robinson de l’université américaine Pace témoignait de la dimension internationale de l’événement. En termes disciplinaires, bien que le colloque soit constitué majoritairement d’historiens, le droit était mis en avant tout comme l’anthropologie ou encore la théologie.
- 1 Communication introductive de Jan Synowiecki et d’Anna Trespeuch-Berthelot.
- 2 Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2015.
2Après une introduction enthousiaste de la directrice du laboratoire, Anne de Mathan, voyant dans les questionnements sur le poids des activités humaines sur l’environnement une manière de, répondre « aux défis intellectuels de notre temps », l’introduction scientifique a été l’occasion pour Jan Synowiecki et Anna Trespeuch-Berthelot de rappeler les orientations de ce colloque. Situé au carrefour de trois champs historiographiques, à savoir l’histoire environnementale, l’histoire culturelle et l’histoire de la paix et des sorties de guerre, il se présentait comme un événement fédérateur dont l’ambition affichée était de documenter « la manière dont l’impératif de pacification avec la nature, a pénétré les discours, les représentations, et les pratiques symboliques dans des périodes précises de déstabilisation militaire, politique, culturelle ou environnementale »1. Les communications portaient sur trois types de conflit : les conflits armés entre humains, les calamités naturelles, et enfin, les guerres que les humains mènent contre la nature. Il s’agissait ainsi d’engager une réflexion collective sur les séquences historiques de guerre et de pacification avec la nature afin d’éclairer l’action transformatrice de l’homme sur l’environnement tout en se détachant de la construction occidentale du concept de « Nature »2. Ce colloque se structurait autour de six temps forts : « Cosmologies », « Dieu, les Hommes, les Femmes et la nature », « La nature à l’épreuve de la guerre », « Chemins vers la Paix », « Représentations » et enfin « La paix au prix d’un nouvel ethos ».
3La journée du mercredi s’ouvrait par une session consacrée aux Cosmologies et fut présidée par Patrick Fournier (Université Clermont-Auvergne). Les trois recherches présentées, touchant à l’anthropologie historique, visaient à comprendre des manières passées d’ordonner le monde humain et non-humain.
4Frédéric Louzeau (Collège des Bernardins) présentait pour commencer, « L’idée d’ordre cosmique, social et éthique dans le "proto-Isaïe" (Is 1-39) ». Si le chapitre premier de la Genèse est toujours cité comme référence, l’intervenant insistait sur la profusion de textes anciens, qui pour les théologiens de l’écologie « sont des textes qui s’avèrent très précieux dans le contexte […] de bouleversements écologiques ». Reprenant l’hypothèse du théologien exégète anglais, Robert Murray, Frédéric Louzeau revenait sur la notion d’alliance cosmique dans laquelle les humains ont une responsabilité dans la stabilité du monde. L’avènement de la paix passe par la restauration d’un ordre de justice, mais également par la réconciliation des humains avec les animaux sauvages en vue d’instaurer une « cohabitation pacifique ».
- 3 Gilles Havard, Histoire des coureurs de bois, Paris, Perrin, 2021 ; voir aussi Empire et métissages (...)
- 4 Shepard Krech, The ecological Indian : myth and history, New York, Norton and Co, 1999.
5Jan Synowiecki (Université Caen Normandie) évoquait ensuite, par un grand saut temporel, l’idée de « Faire la paix avec les castors » en Nouvelle-France aux XVIIe et XVIIIe siècles. Après un rappel historiographique insistant sur les travaux de Gilles Havard3, l’intervenant faisait part de sa volonté de proposer une troisième voie plus nuancée entre l’Indien écologique de Shepard Krech4 et l’Indien destructeur de l’environnement, en sortant d’une approche ethnocentrique de la conservation et d’une lecture anthropologique qui minorerait les changements et les dynamiques. L’invitation à poursuivre les études sur l’environnement Nord-américain qui « sont encore très incomplètes et parcellaires » était lancée en conclusion avec une proposition d’élargir l’enquête sur les peaux de castors qui « ne disparaissent pas de l’environnement », mais qui au contraire, circulent et servent les savoirs locaux.
6La présentation de Johan Rols (GSRL-CNRS) intitulée « Analogisme et ordre cosmique : la culture religieuse de la Chine antique et médiévale face à la destruction de la nature », clôturait la session. Un bel exemple d’interdisciplinarité donné par la comparaison de calendriers cosmo-liturgiques avec des documents retrouvés lors de fouilles archéologiques. Cette communication s’interrogeait sur la réflexivité présente en Chine dès le IVe siècle au sujet des activités humaines et leur impact sur le cosmos. S’opère une distinction entre les actions « fastes et néfastes » qui permettent soit de préserver l’harmonie de l’ordre cosmique, soit de provoquer son dérèglement. C’est ce que l’intervenant a appelé la « culture rituelle ». En Chine, il n’est pas question de préserver la nature au sens écologique du terme, mais de garantir l’harmonie avec cet ordre cosmique.
7Dans une ambiance intimiste, le metteur en scène et comédien, Nathanaël Frérot, achevait cette première journée par une mise en voix de textes qui permettait d’aborder par l’approche artistique les relations qu’entretiennent les humains avec les non-humains dans le temps long. La déclamation débutait avec le discours d’António Guterres le 2 décembre 2020 annonçant le plan scientifique du PNUE « Faire la paix avec la nature » (2021) comme clin d’œil au titre du colloque. Nathanaël Frérot nous proposait ensuite la lecture d’auteurs célèbres : Épicure, Ovide, Sénèque, Ronsard, La Fontaine, George Sand, Rachel Carson, mais aussi Elin Wägner et Elisabeth Tamm.
8Le jeudi 9 novembre, la deuxième session, présidée par William Pillot (Université d’Angers) et focalisée sur l’Antiquité, portait sur Dieu, les hommes, les femmes et la nature.
9La présentation de Kévin Bouillot (EPHE-Université Montréal) donnait à voir les perceptions de la nature en Grèce ancienne à travers les oracles. Du point de vue méthodologique, l’intervenant rappelait la difficulté de transposer le terme de « catastrophe naturelle » dans l’Antiquité grecque tout comme le concept de « nature ». L’objectif de cette intervention était de percevoir dans la religion grecque, des éléments réflexifs sur la nature, sur l’autonomisation du concept et sur l’agentivité humaine. La remise en cause de la passivité des Grecs ouvrait une nouvelle voie d’interprétation dans la mesure où les rituels démontrent « une façon d’agir sur les dieux et donc sur la nature », permettant de penser l’agentivité humaine.
- 5 Propos de Jérôme Lamy lors de son intervention.
10Jérôme Lamy (EHESS) et Romain Roy (Indépendant) revenaient ensuite sur « Les hommes et la nature dans l’enquête d’Hérodote ». Ce travail inscrit dans le cadre d’une anthropologie historique de la nature, est marqué par une volonté manifeste d’insister sur la notion d’homéostasie. Du côté de l’historiographie, les travaux de Vinciane Pirenne-Delforge, Catherine Darbo-Peschanski et Arnaud Macé étaient mis en exergue. Les intervenants s’appuyaient également sur ceux de l’historienne américaine Catherine Clark. Chez Hérodote, la nature s’affiche comme un « élément central du déploiement guerrier ». Elle est réduite au rang de « ressource que l’on peut soustraire », et n’est finalement dotée « d’aucune spécificité propre en situation de conflit »5. Jérôme Lamy et Romain Roy préféraient parler de réparation plutôt que de paix avec la nature qui n’aurait pas de valeur significative pour les Grecs du Ve siècle.
11Claude Calame clôturait la session en s’interrogeant sur le mythe de Gaïa repris par l’écoféministe Charlene Spretnak. L’intervenant défendait une approche anthropologique avec la volonté de « faire un effort de traduction transculturelle avant de revenir de manière distante et critique sur notre propre paradigme ». Par la réactivation du mythe de Gaïa dans le premier mouvement écoféministe étasunien, « la femme moderne soumise à la socialisation patriarcale devrait connaître une révolution ontologique ». Les écoféministes revendiquent à la fois une revalorisation de la féminité et de la maternité qui passe par la Terre Mère, mais « en exigeant aussi une redéfinition de la relation masculin-féminin au-delà du dualisme du genre avec notre environnement ». Claude Calame rappelait la construction européocentrée de la domination qui ne serait « que le résultat social et culturel d’interactions sensorielles et intellectuelles ».
12La troisième session sur La nature à l’épreuve de la guerre, présidée par Charles-François Mathis (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), débutait par l’intervention de Jean-Baptiste Ortlieb (Université de Strasbourg) venu partager une « Approche interdisciplinaire de la mutation des agrosystèmes sociaux sur les sommets des Hautes-Vosges au lendemain de la guerre de Trente Ans ». Les archives manuscrites étaient croisées avec les études géomorphologiques et des données archéologiques et, cartographiques. L’enjeu était de questionner à nouveau frais cette chronologie pour laquelle la guerre de Trente Ans marquait une rupture. Pour les Hautes-Vosges, l’intervenant se saisissait du concept « d’agrosystème social » défini comme un système dans lequel la production rurale est corrélée à des « relations sociales spécifiques […] et en interaction permanente avec l’environnement physique ». Parmi les facteurs de transformation des agrosystèmes sociaux figurent la rationalisation de l’élevage et la gestion des forêts. L’idée de pacification des sommets était remise en question dans la mesure où elle a en réalité permis de « renforcer l’émergence de cette idée de nature désormais extériorisée, d’une nature qui peut être dominée par les souverains d’abord, mais aussi qui est propre à faire l’objet d’une exploitation, d’une valorisation rationalisée par les sociétés locales ».
13Benoît Vaillot (Université du Luxembourg) enchaînait avec « L’empreinte écologique des autorités militaires à la frontière franco-allemande (1871-1914) ». Tout l’enjeu était de révéler les deux conceptions et gestions de l’environnement qui se donnent à voir de chaque côté de la frontière. L’intervenant s’inscrivait dans une perspective transnationale en s’appuyant sur les travaux de Jean-Pierre Husson et sur l’analyse des revues forestières et cynégétiques. La problématique de cette communication reposait sur un paradoxe : une paix entre les humains et les non-humains permise par la préparation de la guerre. C’est dans cette perspective où la guerre franco-allemande a été favorable à l’environnement que Benoît Vaillot mettait en évidence cet adage dans sa communication, à savoir « qui veut la paix prépare la nature ». Estimant que les questions forestières sont propices « à l’analyse du schéma du pouvoir écologique », il invitait en ouverture à poursuivre l’étude des rapports entre la guerre et l’environnement.
- 6 Rémi Luglia (dir.), Sales bêtes ! Mauvaises herbes ! « Nuisible », une notion en débat, Rennes, PUR (...)
14Olivier Saint-Hilaire (EHESS) prenait la suite avec la reconstitution, la gestion et le contrôle du vivant après la Grande Guerre. Les non-humains ont été ébranlés par la guerre qui « a fabriqué une sorte de nouveau monde ». Si l’intervenant évoquait les traces laissées par les animaux, pensons au paradigme indiciaire de Carlo Ginzburg. La guerre se présentait comme une occasion de catégoriser les utiles et les nuisibles6. En 1914, le braconnage par les soldats était monnaie courante et s’opérait à grande échelle tant pour la chasse que pour la pêche donnant lieu à un « télescopage entre pratique de chasse, pratique de braconnage et pratique de guerre ». Olivier Saint-Hilaire achevait sa présentation par l’évocation des années 1990 au cours desquelles les armées ont établi des conventions avec les conservatoires régionaux des espaces naturels. Les camps militaires devenant ainsi « des centres d’intérêt écologique, faunistique et floristique ».
- 7 Eleana J. Kim, Making peace with nature. Ecological encounters along the Korean DMZ, Duke Universit (...)
15Pour terminer cette session, Frédéric Keck (CNRS) présentait l’ouvrage Making Peace with Nature publié en 2022 par l’anthropologue Eleana Kim7, dont l’attention s’est portée sur une zone démilitarisée entre la Corée du Nord et la Corée du Sud. L’intervenant s’est concentré sur un programme de sauvetage des spatules à face noire à la fin des années 1990 qui nécessitait la coordination des ornithologues de Corée du Nord, de Corée du Sud, du Japon et de Taïwan. Frédérick Keck rappelait la « généalogie complètement occidentale » qui conduisit à considérer les sociétés asiatiques comme des « menaces environnementales ». À la fin de la guerre froide, ces sociétés doivent faire l’objet d’une surveillance quant à la circulation des maladies, faisant dire à Frédérick Keck que « les humains ne peuvent pas faire la paix avec la nature, mais doivent être attentifs aux signaux de ses mutations ».
16L’intervention de Karin Mackowiak (Université de Franche-Comté) introduisait la quatrième session des Chemins vers la Paix à partir d’un passage du poème Les travaux et les jours, daté du début du VIIe siècle avant J.C. En référence à Philippe Descola, cité à plusieurs reprises dans ce colloque, Karin Mackowiak soulignait le fait que « les Grecs ignorent l’opposition entre nature et culture parce que le social et le naturel ne se distinguent pas ». Hésiode se présente comme une figure centrale dans la mesure où le poète confère à l’homme, et c’est là son originalité, « une centralité inédite dans le grand tableau cosmique naturel ». Sa pensée est toutefois à replacer dans le contexte de l’époque archaïque, car si le poète « prône pour la première fois dans la culture grecque la possibilité de maîtriser la nature », il ne conçoit pas les limites « qui sont écologiquement imparties » aux humains.
17La session s’achevait par l’intervention de Nicholas A. Robinson (Pace University) au sujet de la Carta de Foresta datée de 1217. Dans le cadre du droit de l’environnement, le professeur Robinson s’est interrogé sur la manière de « développer les concepts de la charte forestière dans le cadre des crises actuelles » tout en se demandant s’il n’existerait pas « d'autres mesures dont nous pourrions nous inspirer », à l’exemple de la Magna Carta de 1215 qui « continue d'être un point de référence pour le droit de l'environnement ». À son origine, la Carta de Foresta devait permettre « un accès équitable à la nature ». Si la noblesse continuait de s’accaparer les terres, les roturiers manifestaient leurs désaccords par leur entrée en lutte, faisant dire au professeur Robinson que le principe de désobéissance civile peut s’appliquer à des périodes anciennes.
18La cinquième session, intitulée Représentations, démarrait le vendredi 10 novembre sous la présidence de Caroline Blonce (Université Caen Normandie).
19La communication de Florence Buttay (Université Caen Normandie) revenait sur les métaphores aviaires à la Renaissance avec une attention portée au poète Hubert Meurier qui dans son De Pace Carmen publié en 1559, fait des cris d’oiseaux un « symbole de discorde et de violence » venant rompre avec le repos de la paix. À la Renaissance, les humains ne sont pas détachés de la nature. Les textes se parent d’images naturelles, car « faire la paix est un devoir entre les hommes pour respecter un ordre naturel voulu par Dieu ». Pour comprendre l’idée de paix à la Renaissance, Florence Buttay insistait sur les différences qui existent entre un auteur comme Erasme, considérant que la guerre ne fait pas partie de l’ordre des choses, et d’autres pensant que guerres et paix « existent dans l’état de nature ». Des pistes d’investigation étaient proposées notamment celle d’une étude comparative sur le traitement de la paix qui s’opère dans les différentes productions poétiques.
20C’est ensuite vers le cirque dans les années 1930 que se tournait Pierre Causse (Université Rennes 2), avec l’analyse du numéro d’Alfred Court « La paix dans la jungle ». Causse soulignait les difficultés que représente la collecte d’archives dans la mesure où « nous avons affaire à un univers professionnel dans lequel tout est voué à la consumation spectaculaire dans une attention au présent qui laisse peu de place à la conservation de la mémoire ». Le numéro d’Alfred Court permettait d’interroger la réunion et la circulation d’animaux sauvages, Pierre Causse rappelant que « ces animaux qui viennent de différentes parties du globe n’auraient jamais été mis en présence sans l’intervention humaine ». Le numéro du dompteur s’inscrivait dans un contexte colonial où la jungle est un espace ressource. Sur la scène occidentale, « la paix se gagne au prix d’un certain nombre de processus notamment de marchandisation des êtres vivants ».
21Élodie Charrière (Université de Genève) venait ensuite présenter une recherche menée avec Rémi Baudouï sur les « Représentations et enjeux de construction de la paix avec la "nature" dans les camps militaires aux États-Unis et en France au début du XXIe siècle ». Les camps militaires et c’est là le paradoxe, « peuvent à la fois représenter une menace environnementale ainsi qu’une plus-value pour l’environnement ». Cette intervention revenait sur la gestion naturelle des camps militaires qui se conçoit différemment selon les pays. Côté américain, la nature « peut pleinement retrouver ses droits et ses modalités de développement » tandis que côté français, sa préservation doit permettre « de supporter des entraînements paradoxalement polluants qu’il est impossible d’analyser compte tenu de la dimension confidentielle portant sur ces activités stratégiques en lien avec le secret défense ». Cette communication réhabilitait le concept de conservation opportuniste, développé par David Havlick dans le cadre de l’environnementalisme militaire.
22La paix au prix d’un nouvel ethos était la sixième session du colloque, présidée par Pauline Guena (CNRS). Céline Pessis (AgroParisTech) et Claire Lamine (INRAE) l’ont ouverte avec une communication sur les « Philosophies et pratiques régénératrices dans les domaines-écoles biodynamistes français (1939-1999) ». Les pratiques biodynamiques, peuvent être analysées dans une perspective d’anthropologie de la nature et mettre au jour des alliances interspécifiques. La biodynamie se présente comme un ensemble de « pratiques de régénération et de paix », capables de « réanimer le monde, revitaliser un monde rendu stérile par l’agronomie de laboratoire et la science moderne ». C’est en raison de la méconnaissance de l’histoire biodynamique en France que les intervenantes appelaient à « ne pas laisser cette histoire qu’aux acteurs de la biodynamie d’aujourd’hui ». Elles invitaient à la décloisonner afin de la « relier à des courants plus larges (sociaux, culturels, scientifiques) dans une perspective d’histoire culturelle des sciences ».
23Caroline Février (Université Caen Normandie) intervenait ensuite sur « La Nature et la colère divine de l’Antiquité à la fin du Moyen Âge ». À l’époque républicaine, les Romains conçoivent la paix avec la nature avant tout comme une paix avec les dieux qui s’obtient par des sacrifices rituels. Des phénomènes naturels pouvaient s’expliquer scientifiquement, mais l’explication était toujours ramenée au divin. À l’époque médiévale, les hommes reprennent Aristote, Théophraste de Sénèque pour mobiliser des explications rationnelles, mais « ils ne cesseront d’implorer la miséricorde de Dieu ». Il ne s’agit plus d’apaiser les dieux, mais seulement Dieu. À la fin du Moyen Âge, s’opère une évolution, car désormais, « ça ne va plus être par la religion, mais par le savoir et par l’écrit que l’on va domestiquer les catastrophes et les aberrations de la nature ». Avec le développement des sciences, la nature passe ainsi du statut d’« objet de crainte » à « objet de savoir ».
24L’étude d’Antonin Fronteau (Université d’Angers) sur l’ascétisme durant l’Antiquité tardive achevait la session. Dans cette communication, la Grèce est « pleinement intégrée dans la structure politique de l’empire romain », un empire marqué par des transformations politiques, culturelles et religieuses. Le vocabulaire importe : la ktisis était alors préférée à la phusis dans la mesure où, pour les chrétiens, la phusis désigne « le mouvement que Dieu a mis dans le monde et qui fait advenir cycliquement les êtres » tandis que « le terme de création qui se dit ktisis dans les textes grecs, est employé par les penseurs chrétiens pour désigner les milieux naturels ». Pour retrouver la paix, il convient de revenir à l’état originel du monde par une restauration qui se donne à voir dans la capacité des moines et des ermites à obtenir l’obéissance des animaux. Pour Antonin Fronteau, si « le mode de vie monastique apparaît bien comme un nouvel ethos qui rend possible la paix dans les relations entre les humains et les non-humains » en revanche la relation reste inégalitaire / « les humains dominant toujours les animaux ».
25Plutôt qu’une conclusion, les organisateurs du colloque préféraient terminer par une dernière table-ronde qui ouvrait la voie aux problèmes contemporains en réunissant Émilie Gaillard (Sciences Po Rennes / Chaire d’excellence Normandie pour la Paix), Henri Jaffeux (Association pour l’histoire de la protection de la nature et de l’environnement), et Yanick Lasica (Fédération française des professionnels de la pierre sèche).
26Chaque intervenant était invité à transposer la rhétorique de la guerre dans le cadre de ses recherches ou de ses terrains. Henri Jaffeux revenait sur l’entreprise de modernisation agricole des années 1950-1980, rappelant la destruction des écosystèmes avec une nature loin d’être une priorité. Il nous manifestait son étonnement quant à l’absence d’une définition de la guerre dans les communications, reprenant pour sa part, celle de Clausewitz.
- 8 Charlotte Touzot, « Activités militaires et protection de l’environnement », thèse de doctorat en D (...)
27Émilie Gaillard éclairait le travail de la chaire Normandie pour la Paix avec sa devise : « Nous vivrons en paix sur Terre lorsque nous serons en paix avec la Terre ». Elle appelait à un droit de l’anthropocène pour contrecarrer le dépassement des limites planétaires rendu possible par le colonialisme et le christianisme. Elle tenait à évoquer les apports de la thèse en droit public-droit de l’environnement de Charlotte Touzot8 qui par son travail, insistait à la fois sur l’environnement comme « moyen de faire la guerre » et sur la nécessité pour les militaires de « préserver l’environnement y compris en temps de guerre ».
28Yanick Lasica intervenait sur les ouvrages en pierre sèche qui sont des corridors écologiques allant dans le sens des lois de la nature. Pour lui, faire la paix avec la nature, c’est aussi « recréer du lien social entre les générations ou sur un même territoire ». L’intervenant avait joué de la rhétorique de la guerre pour saisir l’exemple du jardin et de son artificialisation. L’artificialisation du jardin n’est pas une « guerre déclarée », mais une « guerre implicite » caractérisée par sa volonté « d’effacer la nature sauvage autour de sa maison » impliquant l’utilisation de produits chimiques pour éradiquer les mauvaises herbes, chasser les espèces nuisibles dans le but d’obtenir une « facilité d’entretien ». Les ouvrages en pierre sèche s‘opposent à cette guerre en permettant à certaines espèces de circuler librement. Yanick Lasica rappelait que « ce savoir-faire vernaculaire est devenu un métier » et que face à la destruction des écosystèmes, la pierre sèche incarne une « technique résiliente vis-à-vis de la biodiversité mais aussi vis-à-vis du climat ».
29Émilie Gaillard évoquait pour terminer la multiplication des actions en justice au nom des générations futures. Le prochain rendez-vous est planifié en septembre 2024 avec l’ONU lors du Sommet de l’Avenir qui mettra à l’honneur la question des droits des générations futures et celle de la paix avec la terre. L’intervenante estimait « être arrivée au bout des concepts occidentaux pour parler des droits des générations futures ». Elle mettait en avant l’idée « d’accompagner les sociétés qui ont des modes de pensée différents » en vue de « faire une grande alliance pour réaliser cette paix avec la nature et cette protection juridique durable de l’environnement ».
30Ce colloque s’est démarqué par l’ampleur des thématiques et des espaces et des périodes couverts, mais aussi par une large pluridisciplinarité. Continuités, en particulier dans des formes de domination et de recherche d’une meilleure harmonie, et différences, dans la manière de concevoir, d’utiliser, de combattre ce que nous appelons aujourd’hui nature, en sont ressorties. On peut regretter l’absence d’intervenants venus des sciences naturelles, bien que celles-ci soient de plus en plus convoquées par les historiens et historiennes de l’environnement. Les études de genre n’étaient pas non plus au rendez-vous alors qu’elles auraient pu s’intégrer dans les thématiques du colloque. La philosophie et l’économie figuraient parmi les disciplines absentes et auraient sans doute apporté d’autres éclairages sur cette idée de « Faire la paix avec la “nature” ». Agentivité de la nature, écriture et rôle social et politique de l’histoire, relations entre conflits armés ou conflits sociaux et nature, anthropologie historique de la nature sont autant de champs et de thèmes de recherche prometteurs. Pour terminer, signalons que les actes du colloque feront l’objet d’une publication.
Notes
1 Communication introductive de Jan Synowiecki et d’Anna Trespeuch-Berthelot.
2 Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2015.
3 Gilles Havard, Histoire des coureurs de bois, Paris, Perrin, 2021 ; voir aussi Empire et métissages. Indiens et Français dans le Pays d’en Haut 1660-1715, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2017.
4 Shepard Krech, The ecological Indian : myth and history, New York, Norton and Co, 1999.
5 Propos de Jérôme Lamy lors de son intervention.
6 Rémi Luglia (dir.), Sales bêtes ! Mauvaises herbes ! « Nuisible », une notion en débat, Rennes, PUR, 2018.
7 Eleana J. Kim, Making peace with nature. Ecological encounters along the Korean DMZ, Duke University Press, 2022.
8 Charlotte Touzot, « Activités militaires et protection de l’environnement », thèse de doctorat en Droit public sous la direction de Jessica Makowiak, Université de Limoges, 2018.
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Référence électronique
Clara Granieri, « Faire la paix avec la « nature ». Compte rendu du colloque des 8-10 novembre 2023, Caen », Revue d’histoire culturelle [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 31 mai 2024, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhc/10133 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11ycq
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