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Comptes rendus

Jean-Pierre Chrétien, Explorateurs et explorés au Burundi, Une vraie-fausse rencontre (1858-1900)

Paris, Karthala, 2023, 330 p
Hélène Blais
p. 233-235
Référence(s) :

Jean-Pierre Chrétien, Explorateurs et explorés au Burundi, Une vraie-fausse rencontre (1858-1900), Paris, Karthala, 2023, 330 p

Texte intégral

  • 1 Jean-Pierre Chrétien, « Les premiers voyageurs étrangers au Burundi et au Rwanda : les « compagnons (...)

1Dans un article qui fit date, publié en 2005 dans Afrique et Histoire, Jean-Pierre Chrétien avait posé les jalons d’une recherche originale et prometteuse sur les «  compagnons obscurs  » des explorateurs1. L’expression reprenait le titre d’un ouvrage publié par un chercheur britannique, Donald Herbert Simpson, en 1975, Dark Companions  : the African Contribution to the European Exploration of East Africa. L’article, qui tentait de redonner chair à l’histoire des caravaniers, porteurs et interprètes accompagnant les explorateurs au Burundi, forme le chapitre conclusif de Explorateurs et explorés au Burundi. Il s’insère dans une historiographie qui a depuis longtemps attiré l’attention sur la vision des «  vaincus  », le regard porté par ceux qui étaient explorés sur ces hommes européens, les équipages nombreux et cosmopolites qui accompagnaient les explorateurs. Pourtant, la geste héroïque de l’exploration continue à dominer la production grand public, comme si la force de la propagande coloniale autour de cette construction se révélait inébranlable, et l’intérêt de l’enquête minutieuse menée par Jean-Pierre Chrétien demeure très actuel.

2L’ouvrage marque l’achèvement d’une enquête menée pendant plusieurs décennies par un grand historien de l’Afrique, ayant par ailleurs beaucoup publié sur le Burundi et la région des grands lacs. La deuxième moitié du xixe siècle est pour la région, du point de vue européen, celle de la «  découverte  ». S’y succèdent des explorateurs britanniques, allemands, autrichiens ou encore hollandais, alors même que le territoire est l’enjeu de convoitises coloniales de plus en plus manifestes. Dans un premier chapitre contextuel, Jean-Pierre Chrétien retrace l’histoire de ces explorations, les itinéraires suivis, par des missionnaires tout d’abord, protestants et catholiques, par des marchands ou encore par des émissaires du Reich allemand. Dressant des portraits de chacun de ces hommes, parfois à la tête de colonnes armées, l’historien restitue patiemment les logiques géographiques et économiques qui guident ces voyageurs. Le deuxième chapitre est plus précisément consacré à l’activité cartographique des explorateurs, et leur intérêt pour les lacs et massifs montagneux qui structurent la région. L’expédition de Burton et Speke est racontée ici à partir des polémiques géographiques qu’elle suscite, autour de la question obsessionnelle parmi les géographes européens du xixe siècle des sources du Nil. L’auteur montre bien aussi comment certaines confusions toponymiques conduisent à des géographies imaginaires, à des erreurs, par exemple au sujet de l’identification du lac Kivu, et les conséquences diplomatiques parfois importantes d’erreurs de tracés sur les cartes. Le chapitre suivant analyse, au-delà des cartes, l’imaginaire du Burundi créé par ces explorations. Il décortique les regards, notamment ceux des futurs colons, cherchant des preuves de fertilité et inventant un environnement de profusion exotique destiné à entretenir l’enthousiasme colonial. Dans ces paysages merveilleux, ce sont souvent des hommes étranges, voire inhospitaliers qui apparaissent aux yeux des explorateurs. Les stéréotypes sur les populations du Burundi évoluent avec le temps, et ne sont pas exempts de contradictions, oscillant entre le portrait de sauvages agressifs et celui d’une humanité primitive, dont les missionnaires aiment se faire l’écho. Dans de longues pages érudites, Jean-Pierre Chrétien revient sur les constructions raciales chargées d’idéologie au sujet de l’histoire et des migrations des peuples rencontrés. Considérations esthétiques, raciales, bibliques ou pseudo-historiques se mêlent pour créer des catégories qui circulent ensuite  : celles qui sont plaqués sur les Tutsi, devenant des «  barbares  », remontent ainsi à toute une série d’observations faites par les explorateurs de la fin du xixe siècle.

3Le chapitre quatre est l’occasion d’inverser la perspective. Jean-Pierre Chrétien tente d’identifier des réactions à la pénétration européenne chez les Barundi, dans une tentative d’histoire à part égale, toujours complexe à mettre en œuvre. À première vue, la rencontre a laissé relativement peu de traces. C’est donc en lisant à rebours du grain les sources européennes, mais aussi en croisant de précieux témoignages oraux, que l’historien traque les réactions de curiosité ou de méfiance qu’inspirent les «  Blancs  ». La richesse de ce chapitre vient des enquêtes orales menées par l’auteur dans différentes régions du Burundi de 1966 à 1971. La méthodologie de ces enquêtes et la quantité de témoignages recueillis n’est pas précisée, mais l’on peut espérer que ce corpus d’enregistrements sera mis à disposition des chercheurs un jour. Le portrait général n’est pas flatteur, on s’en doute. Épouvantails, monstres, extra-terrestres, ces étrangers suscitent la peur, et ce d’autant plus légitimement que plusieurs explorateurs, tels Oscar Baumann, se distinguent par leur violence. Avec le temps, et des contacts plus approfondis, les perceptions s’affinent. Les explorateurs européens sont des étrangers comme le sont les marchands arabes qui fréquentent depuis longtemps les bords du lac Tanganyika. Les témoignages recueillis permettent de restituer précisément les rapports sociaux du temps des expéditions, les luttes de pouvoir qui peuvent exploser au moment du passage des explorateurs. L’historien restitue ici de manière fine ce temps du contact, et nous entraîne dans une histoire sociale des différentes régions du Burundi, l’exploration n’étant plus qu’un prétexte, ou un décor, dans une opération ironique et bienvenue. Plus encore, il montre comment l’histoire burundaise a intégré ce moment de l’exploration européenne dans une temporalité qui lui est propre. La conclusion remet ainsi à sa place ce moment de contact, sans pourtant le relativiser outre-mesure, puisque Jean-Pierre Chrétien insiste bien sur son impact à long terme  : les préjugés et les stéréotypes qui datent de cette rencontre, vraie en pratique mais faussée par les imaginaires et les stéréotypes qui structurent chaque partie, persistent, à la période coloniale, et même au-delà. De cette rencontre qui rappelle l’inauthenticité de la situation coloniale pointée par Georges Balandier sont nés nombre de problèmes contemporains. Les histoires vraies et fausses se sont cristallisées, et l’ombre du temps des explorateurs persiste.

4On regrettera peut-être que la bibliographie fournie à la fin de l’ouvrage ne contienne aucun titre après 2013 (et très peu même pour le début du xxie siècle). On aimerait entendre Jean-Pierre Chrétien dialoguer avec de nombreuses recherches des deux dernières décennies, en anglais ou en français, sur les thématiques qu’il aborde. Les travaux de Felix Driver sur les cultures de l’explorations, et sur les histoires cachées (Hidden histories of exploration), tout le courant qui s’est intéressé, en histoire des sciences, aux go-between et aux intermédiaires, les travaux des historien.nes de la géographie et de la cartographie qui se sont penchés sur le terrain, les interactions locales dans le tracé des frontières (Isabelle Surun, Camille Lefebvre), les enquêtes sur les savoirs africanistes (Emmanuelle Sibeud, Alice Conklin), sur les théories raciales, le renouvellement plus global de l’histoire des explorations et les opérations de décentrement qui ont été menées dans diverses entreprises collectives, à propos de l’Afrique mais également sur d’autres territoires, ont largement enrichi les regards et les points de vue. Rien qui n’égale l’érudition ici déployée sur le Burundi et n’invalide l’intérêt de l’ouvrage, mais autant d’enquêtes qui ont elles-aussi largement contribué à la déconstruction de la saga des explorations, au profit d’une histoire plus réflexive, située, décentrée et interrogeant ses propres catégories.

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Notes

1 Jean-Pierre Chrétien, « Les premiers voyageurs étrangers au Burundi et au Rwanda : les « compagnons obscurs » des « explorateurs » », Afrique & Histoire, vol. 4, n° 2, 2005, p. 37-72.

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Pour citer cet article

Référence papier

Hélène Blais, « Jean-Pierre Chrétien, Explorateurs et explorés au Burundi, Une vraie-fausse rencontre (1858-1900) »Revue d'histoire du XIXe siècle, 68 | 2024, 233-235.

Référence électronique

Hélène Blais, « Jean-Pierre Chrétien, Explorateurs et explorés au Burundi, Une vraie-fausse rencontre (1858-1900) »Revue d'histoire du XIXe siècle [En ligne], 68 | 2024, mis en ligne le 01 juillet 2024, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rh19/9667 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1218w

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Auteur

Hélène Blais

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