Emmanuel PÉCONTAL, Paula SELZER, Adolphe Gouhenant. Engagements et ruptures d’un socialiste utopique (1804-1871)
Emmanuel PÉCONTAL, Paula SELZER, Adolphe Gouhenant. Engagements et ruptures d’un socialiste utopique (1804-1871), Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, coll. « Archives des imaginaires sociaux », 2022, 320 p., 35 euros.
Texte intégral
1La collection Archives des imaginaires sociaux a été lancée en 2015, aux Presses universitaires de Franche-Comté par Vincent Bourdeau et Edward Castleton. Elle publie avec régularité des ouvrages consacrés aux foisonnants projets, tant théoriques que pratiques, de refonte des sociétés modernes au lendemain des grandes révolutions de la fin du xviiie siècle. Prétendant, à leurs idées et manières, terminer ces révolutions politiques, mais aussi sociales, économiques, morales et religieuses, les si variés socialismes, communismes, anarchismes du xixe siècle ont constitué parmi les principaux sujets abordés dans les volumes successifs de la collection. Au gré des parutions, on a pu y découvrir des figures plus ou moins connues, de Constantin Pecqueur à Joseph Déjacque ou François-Vincent Raspail, des thématiques – la technique, l’encyclopédisme, journal et journalisme – des territoires et des dates. La dernière parution concerne une figure peu connue de l’histoire des utopies, Adolphe Gouhenant (1804‑1871). L’ouvrage d’Emmanuel Pécontal et Paula Selzer détaille trois grandes périodes de sa vie.
2Né dans le petit village de Flagy, Gouhenant vécut la période française de la vie majoritairement à Lyon puis à Toulouse. Fabricant de couleur dans la ville de la Fabrique (l’industrie de la soie à Lyon), il intégra rapidement les réseaux artistiques mais aussi politiques (libéralisme, républicanisme, maçonnerie) qui s’agitèrent au tournant de 1830 et dans une ville qui fut alors le théâtre des deux insurrections ouvrières de 1831 et 1834. Un poème en alexandrin, La Maçonnerie, qu’il composa alors avec Amédée Gayet de Cesena exprime tout l’esprit du moment : « Il ne faut plus de fers, mais il faut des liens ! » La période lyonnaise fut surtout marquée par une première expérience audacieuse tentée par Gouhenant, celle de construire une tour-observatoire sur le haut de la colline de Fourvière. Une expérience mêlant science, politique et affaires mais qui avorta et mena son auteur à une première faillite. Au milieu des années 1830, Gouhenant quitta donc Lyon pour Toulouse. Là, sa coloration politique fonça nettement et il se rapprocha alors d’un républicanisme plus rouge sombre, et plus proche des ouvriers-artisans, un républicanisme caractéristique d’un moment qui, autour de 1840, enregistra à la fois l’insurrection de la Société des saisons (Auguste Blanqui et Armand Barbès) et la montée du communisme néo-babouviste. Dans le Sud-Ouest, Gouhenant se plaça sous l’autorité doctrinale d’Albert Laponneraye, et il devint alors l’un des meneurs d’un mouvement radical d’opposition au régime de Juillet qui fomenta un mouvement insurrectionnel, découvert et réprimé en 1841. Emprisonné puis jugé, il bénéficia de la défense sonore d’Étienne Cabet, récent auteur du Voyage en Icarie, et fut finalement acquitté.
3Autour de 1848, Gouhenant se rapprocha décisivement de Cabet. À la veille de la révolution de Février, le mouvement cabettiste projetait de réaliser une expérience magistrale de communauté communiste sur les terres vierges du Nouveau Monde. Soixante-neuf colons composèrent une première avant-garde censée poser les premières pierres d’une colonie exemplaire dans le nord du Texas. Et Gouhenant était le délégué et chef de cette première avant-garde. La deuxième partie de l’ouvrage de Pécontal et Selzer détaille les multiples péripéties du voyage en mer puis du périple harassant, périlleux, dramatique qui, de la Nouvelle-Orléans, à Shreveport, Sulphur Prairie jusqu’à finalement la Peter’s Colony mena une poignée de ces hommes à leur destination. L’aventure se mua rapidement en calvaire, l’implantation, mal préparée, subissant maux après maux, fièvres, dettes, isolement et, finalement, dissolution. Expérience dramatique et plus que douloureuse pour Gouhenant qui, de France, fut en outre désigné à la vindicte populaire par Cabet. Un Cabet ayant cru découvrir que Gouhenant avait été auparavant un informateur de la police lors de l’insurrection toulousaine de 1841. Un Cabet suspectant alors que Gouhenant avait eu secrètement pour mission de saper l’expérience de colonie du Texas. Condamné par les délégués de la seconde avant-garde, il s’enfuyait alors de la Peter’s Colony.
4La troisième partie de l’ouvrage raconte alors la vie américaine (il est naturalisé en 1853) du personnage, jusqu’à sa mort le 30 avril 1871 dans un accident à Springfield. Une vie plus qu’animée qui le voit d’abord se réfugier dans la ferme d’un commandant des Texas Rangers, puis devenir la coqueluche française et attraction artistique de Fort Worth. Là, il se lance à nouveau dans les affaires, se mêle au milieu des notables maçonniques de la loge Tannehill, participe, par ses investissements fonciers au tout premier essor du village de Dallas. En plein Far West, il devient « peintre et artiste daguerréotypiste » et ouvre un surprenant Arts Saloon (un centre culturel et créatif ), tente de mettre au point un vin approximativement buvable à partir des raisins sauvages du coin, croise Victor Considerant et Albert Brisbane en route pour créer la colonie fouriériste de Réunion (Texas) qui se solde elle aussi par un échec. Procès et litiges concernant tant l’Arts Saloon que les concessions acquises, revendues, reprises le conduisent finalement à s’implanter à nouveau à proximité de Fort Worth, où il se marie. Et profitant de ses expériences passées de droguiste, réceptionnant et adaptant la méthode Raspail, il devient, les qualifications étant alors pour le moins aléatoires, le « Dr A. Gounah, chimiste, praticien et médecin, Pilot Point, Texas. »
- 1 Œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin, vol. 13, Paris, E. Dentu, 1867, p. 81.
- 2 Ludovic Frobert, « Politique et économie politique chez Pierre et Jules Leroux », Revue d’histoire (...)
5L’ouvrage d’Emmanuel Pécontal et Paula Selzer est ainsi la monographie d’un de ces révolutionnaires du Nouveau Monde si bien étudiés dans les ouvrages de référence de Michel Cordillot. En lisant l’histoire de ce tempérament et de ses aventures dans son siècle, on songe aux mots d’Henri Saint-Simon expliquant que tout « philosophe inventeur » doit mener une « vie expérimentale », soit, « faire beaucoup d’actions marquées au coin de la folie1 ». Gouhenant n’a pas contribué de façon décisive au développement des doctrines socialistes ou communistes mais a eu indiscutablement une vie d’expériences colorées. Et il participe d’une « Tradition » que son presque voisin, Jules Leroux, installé quant à lui dans la colonie de Cloverdale en Californie, désignait comme celle « des êtres, des choses, de la vie présente, active et vivante2 ».
Notes
1 Œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin, vol. 13, Paris, E. Dentu, 1867, p. 81.
2 Ludovic Frobert, « Politique et économie politique chez Pierre et Jules Leroux », Revue d’histoire du xixe siècle, n° 40, 2010, p. 77‑94.
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Référence papier
Ludovic Frobert, « Emmanuel PÉCONTAL, Paula SELZER, Adolphe Gouhenant. Engagements et ruptures d’un socialiste utopique (1804-1871) », Revue d'histoire du XIXe siècle, 66 | 2023, 180-181.
Référence électronique
Ludovic Frobert, « Emmanuel PÉCONTAL, Paula SELZER, Adolphe Gouhenant. Engagements et ruptures d’un socialiste utopique (1804-1871) », Revue d'histoire du XIXe siècle [En ligne], 66 | 2023, mis en ligne le 01 juin 2023, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rh19/9050 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rh19.9050
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