Florence NAUGRETTE, Juliette Drouet, compagne du siècle
Florence NAUGRETTE, Juliette Drouet, compagne du siècle, Paris, Flammarion, 2022, 615 p., 26 euros.
Texte intégral
1Tout le monde connaît Juliette Drouet, la maîtresse de Victor Hugo – une de ses maîtresses plutôt – qui l’a accompagné en exil, et a partagé toute sa vie. Les premiers biographes de Juliette Drouet s’en sont souvent tenus à ce rôle, à des anecdotes, colportant des rumeurs infondées et des clichés, brodant une légende misogyne qui court encore. Florence Naugrette emprunte une voie toute différente. Elle ne fait pas de Juliette Drouet une figure secondaire, dans l’ombre du grand homme ; c’est au contraire sur cette femme qu’elle dirige la lumière, qu’elle fait le point. Elle ne supplée jamais au manque d’archives par l’imagination. Elle tente de rendre compte de la singularité de la vie et de la personnalité de cette Juliette en s’appuyant sur des sources fiables, interrogées avec méthode, avec scrupule. L’énorme correspondance tenue par celle-ci durant 50 ans est la principale de ces sources, notamment ses 22 000 lettres à Victor Hugo, qui font l’objet d’une édition scientifique, sous la direction de l’autrice, avec le concours de nombreux étudiants et étudiantes, depuis plusieurs années.
2Cette histoire d’une traversée du siècle est passionnante à plusieurs égards. C’est le roman d’une enfant orpheline, d’une jeune femme livrée à elle-même, d’une artiste bohème, d’une actrice en vue qui abandonne sa carrière pour se vouer à l’amour. C’est aussi l’histoire d’une femme qui occupe dans la galaxie Hugo un rôle à la fois central et pourtant marginal, dans la mesure où Juliette reste célibataire, même après la mort d’Adèle – la femme légitime du poète et la mère de ses enfants. Elle offre une entrée privilégiée sur plusieurs sujets : la vie des actrices et des théâtres pendant l’époque romantique, les réseaux artistiques, la communauté des exilés de Guernesey, l’amour libre, mais aussi l’économie domestique, le soin des enfants, la place de la correspondance, la fabrication des romans d’Hugo. Elle éclaire largement le fonctionnement de l’économie familiale du xixe siècle, où les mains des femmes – copistes, traductrices, diaristes –, servent l’œuvre et la gloire des hommes. Tous ces aspects sont traités sans jamais tomber dans l’encyclopédisme, toujours rapportés au récit de la vie d’une femme singulière, intelligente, passionnée – d’une femme terriblement attachante.
3Le livre suit un plan chronologique, qui permet de l’accompagner presque au jour le jour, à travers les scansions principales de son existence : le temps qui précède sa rencontre avec Victor Hugo (1806‑1832), le renoncement à la carrière d’actrice au profit d’une vie de recluse vouée à son amour (1833‑1851), « le bonheur en exil » (1852‑1871), enfin les dernières années (1871‑1883). Juliette Gauvain naît dans les campagnes bretonnes au lendemain des guerres de Vendée et perd ses parents très jeune (à 20 mois). Elle est recueillie par son oncle Drouet, puis elle a des amis, des amants, des parasites. L’un d’eux (le sculpteur Pradier) lui donne une fille ; l’autre (Scipion Pinel) lui laisse des créances, qui lui pèsent pendant des années. Juliette fait ses débuts d’actrice à Bruxelles, poursuit sa carrière au Vaudeville, à la Porte-Saint-Martin, à l’Odéon ; elle a du succès, devient la partenaire de grands acteurs de son temps – Bocage, Mlle Georges. Elle rencontre Victor Hugo en 1832, à l’occasion des répétitions de Lucrèce Borgia et poursuit quelques années sa carrière, entre à la Comédie française, avant de renoncer, lassée de se battre, mais aussi parce qu’elle trouve dans la présence de Hugo à ses côtés le sens de son existence. Elle vit dans son ombre, dans l’attente des rares moments où ils se retrouvent, où ils s’échappent, en excursion, en voyage. La révolution de 1848 les transforme en républicains. Quand éclate le coup d’État de 1851, Victor Hugo fait partie de ceux qui résistent ; il est proscrit et doit fuir. Juliette Drouet le cache, sauve ses manuscrits, le suit en exil, de Bruxelles à Jersey et à Guernesey. Elle vit à ses côtés, peu à peu admise dans sa famille, tolérée par la femme de Victor Hugo. Elle est la première lectrice du roman qui devient Les Misérables, repris en 1860, elle en copie les versions successives ; sa propre vie en nourrit nombre d’épisodes (le couvent) et de figures (Fantine, Cosette). Après la chute du Second Empire, Hugo et Juliette rentrent en France, traversent la Commune ; il se lance dans les combats de la République, devient sénateur, reçoit tout Paris à sa table. Elle l’assiste, l’accompagne, se lasse, rompt, revient, le précède dans la tombe.
4La biographie de Juliette Drouet par Florence Naugrette est plus qu’un récit documenté et palpitant de cette vie. Elle est une réflexion actuelle sur la relation sentimentale et la relation économique entre une femme qui renonce à une carrière d’actrice et un homme qui l’entretient, la protège, la trompe, mais ne peut se passer d’elle. Non seulement le livre apporte quantité d’éléments nouveaux sur son sujet, mais il traite de sa sexualité sans pudibonderie ni voyeurisme, ce qui est remarquable. Il rend compte de ses sentiments, de ses peurs, de ses colères, de ses goûts, de ses superstitions, à tel point qu’on a vraiment l’impression de rencontrer Juliette, de la voir vivre.
5Le livre est écrit avec un style sobre mais sûr, jouant parfois au roman-feuilleton (« Ce fut comme un effondrement », chapitre 8), se permettant quelques clins d’œil, notamment dans les titres des paragraphes, toujours bien choisis (« Sept ans de réflexion », p. 236 ; « Celle qu’il aime prendra le train », p. 256 ; « Cinq mariages et un enterrement », p. 353). Il est illustré de documents judicieusement choisis et bien reproduits, portraits, œuvres d’art, qui donnent à voir Juliette Drouet, sa fille, ses proches, avec certains dessins ou objets que Victor Hugo fit pour elle. Les petits griffonnages intrapaginaux de Juliette ne sont pas les moins intéressants. On mesure mieux, en reposant ce livre dense, tout ce que le poète doit à celle qui l’a connu mieux que quiconque, a été son amante, son amie, l’amour de sa vie. Victor Hugo est aussi « l’homme qui eut l’intelligence, la chance et le bonheur d’aimer cette femme » (p. 14).
Pour citer cet article
Référence papier
Sophie-Anne Leterrier, « Florence NAUGRETTE, Juliette Drouet, compagne du siècle », Revue d'histoire du XIXe siècle, 66 | 2023, 175-177.
Référence électronique
Sophie-Anne Leterrier, « Florence NAUGRETTE, Juliette Drouet, compagne du siècle », Revue d'histoire du XIXe siècle [En ligne], 66 | 2023, mis en ligne le 01 juin 2023, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rh19/9030 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rh19.9030
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