Fabrice JESNÉ, La Face cachée de l’empire. L’Italie et les Balkans, 1861-1915
Fabrice JESNÉ, La Face cachée de l’empire. L’Italie et les Balkans, 1861-1915, Rome, École française de Rome, 2021, 608 p., 40 euros.
Texte intégral
1Fabrice Jesné, maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Nantes et directeur des études pour les époques moderne et contemporaine à l’École française de Rome, a soutenu en 2009 à l’Université de Paris 1-Panthéon Sorbonne une thèse effectuée sous la direction associée de Gilles Pécout et Francesco Guida : « Les nationalités balkaniques dans le débat politique italien, de l’Unité au lendemain des guerres balkaniques (1861-1913) : entre invention scientifique, solidarité méditerranéenne et impérialisme adriatique ». Le présent ouvrage est issu de cette thèse, remaniée et enrichie d’une décennie de travaux consacrés aux politiques menées par l’Italie libérale dans les Balkans, notamment à travers le déploiement de son réseau consulaire.
2Dans La Face cachée de l’empire, Fabrice Jesné entreprend d’étudier les fluctuations des ambitions géopolitiques de l’Italie dans le quart nord-est de la Méditerranée, un espace comprenant à la fois les côtes de la Dalmatie, les Balkans (Albanie, Grèce, Macédoine) et les îles comme la Crète et le Dodécanèse. Si son étude s’étend chronologiquement de l’Italie du Risorgimento à l’Italie fasciste, elle se focalise avant tout sur l’Italie libérale (1861-1922).
3Fabrice Jesné inscrit résolument son travail dans l’actuel renouveau historiographique qui irrigue l’histoire des relations internationales, avec le développement d’une approche plus globale qui attribue une place fondamentale aux racines culturelles de la diplomatie. L’ouvrage, solidement ancré dans une riche historiographie, qui relève à la fois de l’histoire diplomatique, militaire et économique, bénéficie des recherches récentes autour des phénomènes impériaux. Il entend aborder l’empire italien dans son ensemble, sans isoler – comme on l’a aussi trop longtemps fait dans le cas français – les politiques balkaniques des questions coloniales. Son but est de mettre en évidence « la fabrique de la politique italienne dans les Balkans » (p. 8), sans se focaliser exclusivement sur les sphères dirigeantes, mais bien en s’intéressant aux multiples aspects du sujet.
4Ce travail s’attache donc à combiner l’analyse des ressorts qui poussent les responsables italiens à mener une politique d’influence ambitieuse dans les Balkans, mais également les répercussions des crises balkaniques sur la vie politique italienne. Cette approche le conduit à s’intéresser à l’ensemble des acteurs qui s’immiscent dans les questions balkaniques : experts, savants, voyageurs, journalistes, militaires, hommes politiques, militants, etc., toutes ces catégories étant susceptibles de se brouiller au gré des itinérances individuelles.
5Le traitement des sources est à la hauteur des ambitions affichées. Sont appréhendées et confrontées, les sources préfectorales, militaires et diplomatiques, notamment les documents diplomatiques italiens. À côté de ces sources gouvernementales, des sondages significatifs ont été effectués dans la presse italienne, nationale et régionale. Les institutions savantes, les fonds privés, en particulier l’exploitation des correspondances, ne sont évidemment pas laissés de côté. Comme on est en droit de l’espérer dans une étude de ce sérieux et de cette ampleur, Fabrice Jesné les examine avec prudence et mène à bien l’analyse critique de ces sources, de leur contexte de production aux logiques institutionnelles. Le seul regret nous semble être le choix de l’auteur de n’avoir pas inclus au moins une traduction des longues et nombreuses citations de sources italiennes qui émaillent l’ouvrage afin de les rendre accessibles à un public non-italianiste.
6Du point de vue de son organisation interne, ce travail combine deux approches. L’essentiel de la structure en est chronologique. Ainsi, les chapitres 1, 2, 4, 7 et 8 abordent les fluctuations, les hésitations, les échecs et les rares succès de la politique balkanique de l’Italie libérale des années 1850 jusqu’en 1922. La trame factuelle et la multiplication des études de cas sont parfois complexes et redondantes – même si une place majeure est accordée aux principaux jalons comme le congrès de Berlin en 1878, la défaite d’Adoua en 1896 ou les guerres balkaniques par exemple –, mais elles permettent de croiser des personnalités fortes aux itinéraires captivants, tels le consul De Gubernatis ou le géographe Baldacci. De ce point de vue, la présence d’une annexe regroupant de brèves notices biographiques aurait été un plus pour faciliter la navigation dans un ouvrage qui fourmille d’individualités méconnues.
- 1 Jane Burbank, Frederick Cooper, Empires. De la Chine ancienne à nos jours, Paris, Payot, 2011 [2010 (...)
7L’ouvrage comprend également trois chapitres plus thématiques. Ainsi, le chapitre 3 se focalise sur les usages politiques des questions balkaniques sur la scène intérieure italienne. Le chapitre 5, qui examine la construction d’un corpus de connaissances spécifiques aux Balkans, à travers la linguistique et la géographie, est particulièrement stimulant, même s’il reste encore à étudier l’image des Balkans dans la littérature populaire, l’enseignement secondaire ou dans le théâtre, par exemple. Il est vrai que l’auteur entend avant tout mettre en évidence « l’importance des schémas livresques dans les réseaux d’images, de savoir et de discours sur les Balkans qui déterminent la politique extérieure et même intérieure de l’Italie libérale » (p. 243). De ce point de vue, il est possible de commencer avec profit la lecture de cet intéressant ouvrage par ce chapitre 5. Le chapitre 6 porte sur le déploiement d’un soft power italien. On regrettera que l’emploi des notions de soft power et de hard power ne soit pas davantage questionné. Les politiques légalistes, culturelles ou humanitaires constituent-elles vraiment « une arme du faible » (p. 85) ou sont-elles des instruments supplémentaires qui viendraient enrichir les répertoires impériaux mis en évidence par Jane Burbank et Frederick Cooper1 ? C’est ce que laissent d’ailleurs penser les conclusions de Fabrice Jesné.
8Au titre des regrets, on pourra noter l’absence de conclusions intermédiaires à l’issue des chapitres, ce qui aurait aussi permis de se détacher plus facilement des atermoiements d’une diplomatie italienne qui n’a pas les moyens de ses ambitions et qui semble souvent avancer que pour mieux renoncer. Toutefois, ce modeste regret ne saurait remettre en question la qualité globale d’un travail sérieux et pointu, qui explore un domaine jusqu’ici lacunaire, d’une étude qui fait dialoguer avec une remarquable efficacité des sources variées et une riche historiographie. L’ouvrage bénéficie également d’un index, d’illustrations et de 19 cartes admirablement réalisées et fort précieuses. On ne peut qu’en louer l’utilité et en recommander la lecture.
Notes
1 Jane Burbank, Frederick Cooper, Empires. De la Chine ancienne à nos jours, Paris, Payot, 2011 [2010].
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Référence papier
Alexandre Massé, « Fabrice JESNÉ, La Face cachée de l’empire. L’Italie et les Balkans, 1861-1915 », Revue d'histoire du XIXe siècle, 64 | 2022, 231-232.
Référence électronique
Alexandre Massé, « Fabrice JESNÉ, La Face cachée de l’empire. L’Italie et les Balkans, 1861-1915 », Revue d'histoire du XIXe siècle [En ligne], 64 | 2022, mis en ligne le 01 juin 2022, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rh19/8400 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rh19.8400
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