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Lectures

Dominique JUHÉ-BEAULATON, Vincent LEBLAN (dir.), Le Spécimen et le collecteur. Savoirs naturalistes, pouvoirs et altérités, xviiie-xxe siècles

Hélène Blais
p. 283-286
Référence(s) :

Dominique JUHE-BEAULATON, Vincent LEBLAN (dir.), Le Spécimen et le collecteur. Savoirs naturalistes, pouvoirs et altérités, xviiie-xxe siècles, Paris, Muséum d’histoire naturelle, 2018, 509 p., 39 €.

Texte intégral

1Collecter, décrire, comparer : ces trois opérations aux fondements du savoir naturaliste constituent la colonne vertébrale de l’ouvrage coordonné par Dominique Juhé-Beaulaton et Vincent Leblanc, qui rassemble onze contributions, unies par une interrogation sur les modalités de la collecte naturaliste et de la mise en collection aux xixe et xxe siècles. L’enjeu est de partir des objets, les spécimens naturalistes, pour comprendre le rôle qu’ils jouent dans la constitution des savoirs, et comment leur vie (au sens donné par Arjun Appadurai à la vie sociale des objets) informe des relations sociales et politiques qui se jouent dans la collecte et la constitution des collections. Inscrit dans le tournant matériel des sciences sociales, ce livre est magnifiquement illustré et impeccablement mis en page, comme tous les opus de la collection Archives du Muséum d’histoire naturelle, ce qui en fait un bel objet, d’un grand intérêt pour tous ceux qui s’intéressent aux conditions de la mise en scène et de la diffusion des savoirs naturalistes. Le choix des clichés, montrant les spécimens mais aussi les contextes de leur collecte ou de leur exposition, est tout à fait heureux.

2L’ouvrage fait écho à une riche historiographie anglophone sur l’histoire des collectes et des collections d’objets naturalistes (la grande majorité des auteurs réunis ici traitent d’exemples liés à la France). Il offre des éléments de réflexion importants à l’heure où l’on s’interroge de plus en plus sur le statut et la légitimité de ces objets venus de loin dans les collections muséales. Il est aussi l’occasion de mettre en œuvre des approches variées, croisant l’histoire des sciences et l’histoire de l’environnement, et rassemblant des historiennes et des historiens, des anthropologues, des biologistes, des chargé.es de collections. Ceci peut donner parfois un aspect un peu hétéroclite à l’assemblage, allant de la constitution de collections ornithologiques et d’herbiers au début du xixsiècle à la capture de chimpanzés en Guinée française dans les années 1920. La démarche demeure cependant tout à fait cohérente, puisque chaque auteur s’est attelé au programme de contextualisation des collections muséales, dans le but d’historiciser ces collections anthropologiques et naturalistes.

3Trois parties structurent l’ouvrage. La première, « Parcours de collecteurs et trajectoires d’objets », tente notamment de revenir sur la diversité des acteurs impliqués dans la collecte d’objets naturalistes, voyageurs naturalistes, explorateurs, professionnels ou amateurs, marchands, suivant l’objectif annoncé dans l’introduction : faire toute leur place aux collecteurs invisibles. Un cheminot (européen) travaillant sur la ligne reliant Saint-Louis à Dakar au Sénégal à la fin du xixe siècle, à l’origine d’une riche collection d’oiseaux conservés au Muséum de Bourges, ou des enfants élevés par des missionnaires et formés à la collecte, apparaissent ainsi comme des fournisseurs d’objets, maillons indispensables à l’histoire de la constitution des collections. La deuxième partie, « Spécimens à l’aune des politiques muséales » rassemble notamment deux contributions sur l’histoire naturelle en Belgique, qui ont le mérite d’ouvrir les perspectives (à l’instar du « comparer » de l’entreprise naturaliste), en montrant combien la situation coloniale belge, avec l’État du Congo, modifie les pratiques savantes, en métropole comme sur le terrain. La troisième partie, « La collecte et l’Autre », aborde plus directement la question des savoirs anthropologiques, par le biais des collections de restes humains et de phrénologie, mais aussi à travers la question de la dimension raciale des collections de singes, notamment, et de la frontière poreuse entre humanité et animalité dans ces pratiques. À travers une relecture de l’histoire de l’ethnobotanique est évoquée la reconnaissance des savoirs « locaux », dont la présence en filigrane traverse d’ailleurs le livre, plusieurs communications prenant soin de retracer le plus précisément possible l’histoire de la confrontation, de l’hybridation ou de la captation des savoirs non-européens.

4Dressant un tableau touffu de la question de la collecte naturaliste, l’ouvrage éclaire par des études de cas des pans méconnus de l’histoire des collections. L’histoire du réseau du marchand Aimé Bouvier en Afrique équatoriale à la fin du xixe siècle permet ainsi de mettre au jour l’alliance des intérêts marchands pour les peaux et les plumes et l’enrichissement des collections des muséums européens. La formation et la spécialisation de celui qui deviendra un grand intellectuel panafricain, Paul Panda Farnafa, montre que les lieux du savoir naturaliste sont aussi des lieux dans lesquels les rapports de domination coloniale peuvent être travaillés. L’étude des pratiques d’herborisation de l’École Griaule invite à interroger sur les effets cognitifs et les conséquences théoriques des rencontres entre ethnologie et botanique. Il n’est pas possible de rendre compte de l’ensemble des contributions ici, mais toutes attirent l’attention sur des expériences qui permettent de penser les évolutions des savoirs naturalistes à partir des collections constituées et conservées aujourd’hui dans les musées européens.

5On pourra s’interroger sur la délimitation géographique, puisque le terrain africain est ici largement privilégié, quand l’histoire de la phrénologie mène le lecteur en Océanie, mais comme par détour. Les directeurs de l’ouvrage justifient ce choix en rappelant que l’Afrique commence précisément à être explorée au xixe siècle, sans pourtant l’assumer dans le titre. Et quid de l’Asie, dont l’intérieur est également peu exploré avant le xixe siècle ? Privilégier des déterminants géographiques (et renoncer dans le titre à toute allusion au contexte politique de ces collectes) prend le risque de reléguer au second plan ce qui est pourtant au cœur du sujet, la question coloniale, à l’instar d’ailleurs de la manière dont sont souvent présentées ces collections dans les musées, à quelques exceptions près. Même s’il n’est qu’un moment dans une histoire longue, le fait colonial est évidemment prégnant dans toutes ces histoires, et en pratique, les contributions apportent aussi beaucoup d’éléments à l’histoire des colonisations. Comme le montrent bien certains articles, notamment sur le Congo, le colonial n’est pas juste un temps ou un contexte, mais il détermine aussi les modalités de la collecte et de l’élaboration des savoirs. La mise en avant du contrôle cognitif et territorial créé par la collecte de plantes, d’animaux vivants ou morts, de restes humains mériterait sans doute une problématisation plus frontale. Par ailleurs, la question de « l’Autre », concept un peu galvaudé par des lectures postcoloniales hâtives, pourrait sans doute subir une déconstruction plus systématique, que suggèrent d’ailleurs les auteurs, ce qui n’est évidemment pas possible dans le cadre limité de quelques contributions. Parmi les invisibles, enfin, les femmes conservent leur état, alors même que les savoirs naturalistes, notamment sur les plantes, ont été un champ d’investigation des Européennes dans les colonies. Ces histoires restent à documenter.

6Porteur de pistes nombreuses, embrassant des questions très larges, ce livre doit être lu comme un jalon important, incitant à des échanges plus intenses entre chercheuses et chercheurs en sciences sociales et responsables de collections patrimoniales. Ajoutons pour les lectrices et les lecteurs de la Revue d’histoire du xixe siècle, qu’il permet également de relire tout un pan de l’histoire du xixe siècle à l’aune d’une interrogation sur les collections naturalistes conservées dans les musées, élargissant de manière bienvenue la focale de l’histoire des relations entre savoirs et empire, entre métropoles et colonies.

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Pour citer cet article

Référence papier

Hélène Blais, « Dominique JUHÉ-BEAULATON, Vincent LEBLAN (dir.), Le Spécimen et le collecteur. Savoirs naturalistes, pouvoirs et altérités, xviiie-xxe siècles »Revue d'histoire du XIXe siècle, 60 | 2020, 283-286.

Référence électronique

Hélène Blais, « Dominique JUHÉ-BEAULATON, Vincent LEBLAN (dir.), Le Spécimen et le collecteur. Savoirs naturalistes, pouvoirs et altérités, xviiie-xxe siècles »Revue d'histoire du XIXe siècle [En ligne], 60 | 2020, mis en ligne le 01 juin 2020, consulté le 13 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rh19/6991 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rh19.6991

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Auteur

Hélène Blais

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