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Notes critiques

L’actualité des rêves du commerce

À propos de Jean-Pierre HIRSCH, Les deux rêves du commerce. Entreprise et institution dans la région lilloise (1780-1860), Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1992.
Jean Gadrey
p. 199-201

Texte intégral

1Pour un économiste spécialisé dans l’analyse des activités tertiaires à l’époque contemporaine, la lecture d’un livre d’historien portant sur l’ambivalence des sentiments des milieux d’affaires français à l’égard des institutions et des règlements au cours de la période 1780-1860 peut sembler un exercice d’hygiène intellectuelle salutaire, mais bien éloigné de ses propres thématiques de recherche. Avec l’ouvrage de Jean-Pierre Hirsch il en va différemment. C’est que l’économiste, qui est en général de nos jours à peu près aussi ignare en histoire qu’en sociologie, peut alors constater que certaines des hypothèses et des approches récentes célébrées comme des avancées de la science économique, étaient présentes de façon explicite, il y a deux siècles, dans les discours et dans les justifications des principaux protagonistes de l’activité commerciale. Voici quelques exemples, parmi bien d’autres, de la façon dont la profession des économistes semble avoir redécouvert la roue de l’imbrication du marché et des institutions.

2En octobre 2001, le prix Nobel d’économie a été attribué à trois chercheurs américains dont les travaux ont fait le tour du monde depuis un quart de siècle. L’un d’eux, George Akerlof, doit une bonne partie de sa célébrité à un article publié en 1973, "The market for lemons". Que montre cet article, sur la base, on s’en doute, d’un petit modèle mathématique sans lequel il n’aurait pu prétendre à une telle réputation ? Que le marché des voitures d’occasion (ce sont les "lemons"), où l’acheteur est en situation de forte incertitude sur la qualité (une "information asymétrique" en sa défaveur), est condamné à péricliter, voire à disparaître, si, d’une façon ou d’une autre, on ne restaure pas des garanties et des signaux de qualité crédibles aux yeux des acheteurs, par le biais de procédures collectives, de règlements, de contrôles, d’attestations de qualité, etc. Une extinction du marché par manque de confiance dans la qualité des produits est donc possible. Le lecteur du livre de Jean-Pierre Hirsch pourra être surpris que, dans le Landernau des économistes orthodoxes, ce résultat soit apparu comme une petite révolution intellectuelle, ce qui fut pourtant le cas. C’est que ce même lecteur ignore peut-être le lent processus par lequel la théorie économique, devenue "néoclassique", s’est désincarnée, désocialisée et déshistoricisée au cours des années 1950 à 1970, pour se focaliser sur des modèles d’équilibre général et d’optimum de concurrence pure et parfaite, c’est-à-dire sur un système illusoire "d’échanges nus", selon les termes de Jean-Pierre Hirsch. Ce que montre ce dernier, dans le cas du commerce mais aussi des fabriques, c’est l’attention portée par les milieux d’affaires de l’époque au risque permanent d’une dégradation de la qualité des produits et d’une désertion de la clientèle lorsque l’on confond "liberté et licence", lorsque la concurrence devient en quelque sorte immorale au regard d’une certaine morale collective du marché et de la qualité. Cette attention à la qualité ne se traduit pas toujours par un appel à l’intervention des autorités centrales, et elle est elle-même ambivalente: elle peut se limiter à une exigence de "laissez-nous réglementer", et elle apparaît avec plus ou moins de force selon les circonstances. Mais c’est toujours une demande d’institutions venant appuyer et faire fonctionner un marché qui, dès lors, devient une configuration sociale complexe d’interactions individuelles et d’action collective. Il n’a plus grand-chose à voir avec les "échanges nus".

3Redécouverte par les économistes de l’importance des incertitudes sur la qualité et de dispositifs institutionnels permettant de les réduire. Redécouverte aussi, après des années de célébration de l’équilibre concurrentiel considéré comme un optimum, des vertus proprement économiques de la production de certains biens collectifs comme la formation et la recherche, une vertu reconnue dès le milieu du XIXe siècle par les acteurs du "nouvel ordre manufacturier" se préoccupant de la qualification des ouvriers dans un contexte de concurrence internationale plus vive. Redécouverte, enfin, du besoin d’une gestion collective des aléas de la production et des marchés et des "sinistres" correspondants, par des institutions diverses mais où l’État est toujours présent, directement ou comme régulateur en dernière instance. Tout cela fait écho à la présence permanente, de 1780 à 1860, de la question des faillites dans la vie des affaires, et aux débats contradictoires sur l’intervention publique et sur le besoin d’une législation des faillites. Ces débats débouchent immanquablement sur le constat de l’impossibilité d’échapper à une réglementation et à des institutions capables de qualifier et de juger une faillite ("normale", ou plus ou moins frauduleuse…). Les controverses autour des deux grands textes législatifs qui scandent cette période, ceux de 1807 et de 1838, adoptent des problématiques que l’on retrouvera, à la fin du XIXe siècle, autour de la promulgation de la loi de 1898 sur la responsabilité des accidents du travail, loi dans laquelle François Ewald 1 a pu voir la naissance de la "société assurantielle". La faillite, l’accident du travail: deux risques majeurs encourus par les agents de la production. Il faudra attendre un peu plus tard pour y ajouter la maladie et le chômage. Dans les deux cas --liberté d’entreprendre, liberté du travail-- on finit par se ranger à l’idée que le risque est systémique, lié à un collectif, et que les individus n’en sont pas la cause, sauf cas particulier --des "fautes" --qu’il faut alors qualifier. Seules des institutions peuvent prendre en charge ces risques, les juger, et les gérer dans l’intérêt bien compris de la vie des affaires elle-même.

4Quittons les curieuses et modestes redécouvertes, par l’économie orthodoxe, de ce qu’elle a oublié pendant plusieurs décennies, et tournons-nous vers les divers courants de l’économie hétérodoxe, qui placent réellement au cœur de leurs approches les institutions, les règles et les conventions de l’activité économique. Il s’agit principalement, en France, de "l’école de la régulation" et de "l’école des conventions". On peut dire qu’il leur reste du chemin à parcourir avant qu’ils ne produisent une vision aussi complète que celle proposée par Jean-Pierre Hirsch de l’éventail des institutions dans lesquelles s’insèrent les échanges marchands: la famille, la finance et le crédit, les dispositifs concernant la qualité des produits, les règlements du travail et de l’emploi, les institutions de gestion des risques économiques. S’y ajoute, de façon transversale, l’analyse de la vie cyclique de ces règles et des sentiments qu’elles inspirent à ceux qui en pressentent le besoin tout en cherchant à les justifier avec des arguments souvent contraires.

5Les "trois figures" du discours du libéralisme économique, telles que Jean-Pierre Hirsch les identifie dans la conclusion de son ouvrage, sont plus que jamais présentes dans les justifications actuelles des bienfaits d’une "Organisation mondiale du commerce" ou dans la philosophie centrale de la construction européenne. Les mesures préconisées le sont toujours soit "au nom de la liberté du commerce" (il faut alors abolir toute entrave à la libre circulation), soit "sous couleur" de cette liberté (il faut un minimum de régulation pour assurer une "saine" concurrence et une "juste" liberté des affaires), soit "malgré" cette liberté (il faut pouvoir justifier les exceptions et les dérogations au nom de l’intérêt général de l’ordre marchand).

6En fait de rêves du commerce, on peut rêver de l’application d’une méthode semblable (l’analyse des "discours des praticiens eux-mêmes", et des politiques qui parlent en leur nom) aux cycles des grandes négociations commerciales du General agreement on tariffs and trade puis de l’Organisation mondiale du commerce, aux inflexions des stratégies européennes de constitution et d’élargissement d’un grand marché, ou encore aux discours du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale concernant les conditions d’attribution de leurs aides au développement.

7Les rêves ne deviennent pas tous réalité, mais ils peuvent en dire long sur elle, quand on sait les interpréter.

8Jean Gadrey est Professeur d’économie à l’Université Lille 1.

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Notes

1. François EWALD, L’État providence, Paris, Éditions Grasset, 1986.
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Pour citer cet article

Référence papier

Jean Gadrey, « L’actualité des rêves du commerce »Revue d'histoire du XIXe siècle, 23 | 2001, 199-201.

Référence électronique

Jean Gadrey, « L’actualité des rêves du commerce »Revue d'histoire du XIXe siècle [En ligne], 23 | 2001, mis en ligne le 28 juin 2005, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rh19/317 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rh19.317

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