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Le Deux décembre ou le sacre de l'Auteur : les usages politiques d'un lieu commun de l'écriture de l'histoire

Olivier Le Trocquer
p. 97-119

Résumés

En étendant la notion de fonction-auteur, élaborée par Michel Foucault, au champ de l'histoire politique et institutionnelle, la démarche suivie examine ce dont s'autorise Louis-Napoléon Bonaparte pour commettre son coup d'État. Une stratégie autoriale apparaît sur la longue durée : l'édition de ses Œuvres, rassemblées après la révolution de Février, est conçue et remaniée en fonction de chaque renouvellement de perspective politique. La figure d'un Auteur de l'histoire, de la loi et de la nation est ainsi progressivement constituée. Repris de modèles déjà expérimentés à Boulogne, s'autorisant d'une telle figure, les actes initiaux du coup d'État — décrets et proclamations — constituent des leurres discursifs qui visent à en escamoter la dimension criminelle au regard du code pénal et à fonder l'autorité de Louis-Napoléon Bonaparte dans une antériorité mythique.

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Texte intégral

  • 1 Edmond et Jules de CONCOURT, Journal, mémoires de la vie littéraire, Bouquins, Paris, Éditions Robe (...)

1Le Journal des Goncourt s’ouvre par une évocation du 2 décembre organisée autour d’une singulière figure : le narrateur y suggère que le coup d’Etat a retardé la parution de leur ouvrage, En 18.., en ce que les affiches du coup d’Etat auraient non seulement fait concurrence à l’affichage publicitaire de l’éditeur, mais risqué de le faire rétroactivement apparaître comme un affichage politique1

  • 2 Idem, pp. 28-29.

2L’analogie sur laquelle il s’appuie pour produire un effet semi-comique, de l’acte politique comme une œuvre, est un lieu commun du siècle. Mais, dans ce texte, il est notable que la figure analogique va bien au-delà du lieu commun : non seulement la métaphore est poussée jusqu’à comparer le coup d’Etat à une pièce de théâtre dont les affiches seraient le programme, mais la comparaison va au-delà d’elle-même : c’est le réel de l’histoire qui surgit et retourne la figure de style en arme accusatrice et dénonciatrice d’un crime : « Même moi, qui trouvais la pièce mauvaise et qui pourtant regardais patiemment, en critique bien appris, les coups de pied de sergents de ville en pleine poitrine d'hommes, les charges de cuirassiers terribles, les pistolets au poing, contre des cris de vive la république ! les pauvres petites barricades en petites planches souvent dressées sur le boulevard par une seule main, les représentants arrêtés à coup de poing ; moi, dis-je, qui regardais tout cela anxieux, le cœur en colère, mâchant un peu de rage avec beaucoup de honte, mais muet comme une carpe, je faillis siffler lorsqu'au bout de la rue Notre-Dame-de-Lorettey une femme, à côté de moi, qui passait, reçut une balle dans sa robe, des chasseurs de Vincennes qui giboyaient aux passants, de la rue Laffitte »2. Chose remarquable, l’ambiguïté énonciatrice est poursuivie jusqu’au bout : la réaction du narrateur devant le risque de la mort encourue, est de siffler, comme à une mauvaise pièce de théâtre d’un mauvais auteur : cela n’a pas l’air vrai, c’est comme une pièce de théâtre, et c’est pourtant vrai : c’est une vraie pièce de théâtre.

  • 3 Karl MARX, Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Éditions sociales, 1945.
  • 4 Victor HUGO, Histoire d’un crime, Paris, Calmann Lévy, 1877, 304 p.

3Cette notion, implicitement à l’œuvre tout au long de la citation, travaillant le récit jusque dans la description du réel, est également celle qui informe sur des plans différents les titres des œuvres connues de Marx, Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte3, ou de Victor Hugo, Histoire d'un crime4 : l’événement y est, comme une œuvre, référé à un auteur, connoté par Hugo comme l’auteur d’un crime relevant du code pénal, ou auteur remake, tel que le caricature Marx. Cette figure nous semble cruciale, en ce que sa banalité, son inflation même dans le siècle, son caractère de lieu commun constitueraient, au-delà du topo littéraire, un schème de compréhension des actes politiques, une catégorie instituante aux effets politiques majeurs : la politique d’auteur. Le topo de l’auteur littéraire, transposé dans le champ politique, non seulement sert à désigner un type de discours, non seulement permet d’interpréter des actes politiques, mais il traduit une vision de l’histoire, écrite telle qu’elle serait dirigée et agie par des « auteurs ». Mobilisée pour rendre compte du Deux décembre, mais aussi d’autres événements, elle nous semble au cœur du bonapartisme-césarisme, de sa doctrine comme de la politique qu’il met en pratique. Nous postulerons que le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte repose en partie sur l’utilisation consciente et inconsciente de cette notion et sur ses effets.

La question de l'Auteur

  • 5 Michel FOUCAULT, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », dans Bulletin de la Société française de philosophie (...)
  • 6 Michel FOUCAULT, L’ordre du discours, Leçon inaugurale au collège de France prononcée ledécembre (...)
  • 7 Roger CHARTIER, « Figures de l’auteur », dans L’ordre des livres, lecteurs, auteurs, bibliothèques (...)
  • 8 Michel FOUCAULT, L’ordre du discours..., ouv. cité, pp. 28-31.

4Pour rassembler et analyser les indices et les effets concrets d’une politique d’auteur, telle que nous en esquissons la problématique, nous nous référons tout d’abord à la notion de « fonction-auteur » de Michel Foucault : fonction « classificatoire de discours » telle qu’il l’a d’abord esquissée programmatiquement dans la conférence fondatrice « Qu’est-ce qu’un auteur ? »5, et reprise ensuite dans l'Ordre du discours6. Rappelons qu’il s’agit pour lui d’une « spécification de la fonction sujet ». Nous nous devons de renvoyer également aux analyses de Roger Chartier développées dans « Figures de l’auteur »7. Cependant, ni Foucault ni Chartier n’ont entrepris d’utiliser explicitement cette notion dans le champ de l’histoire politique. D’une part, Michel Foucault la restreint dans L'Ordre du discours à un « principe de raréfaction d’un discours »8, en laissant en marge de son acception tout ce qui serait le projet conscient d’un auteur. D’autre part, Roger Chartier en fait lui aussi un usage restreint, réservé au champ de l’histoire culturelle.

  • 9 « Auteur », dans Pierre LAROUSSE, Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, Paris, Administrati (...)

5Cependant, et les différentes acceptions du terme d’auteur dans les dictionnaires au xixe siècle nous le rappellent, la notion d’auteur dépasse très largement le seul sens littéraire. Elle concerne aussi bien les actes que les œuvres, le droit, la religion que l’histoire ou la littérature. Ainsi que le définit successivement le Grand dictionnaire universel du xixe siècle : « Celui qui est la cause première, le créateur de quelque chose. En ce sens absolu, ne peut se dire que de Dieu. [...] Personne à qui on doit la vie, ou l’illustration de sa famille. [...] Inventeur : l'AUTEUR d’un découverte [...]. Fondateur, créateur d’un système. [...] Celui qui a fait une chose, qui en est la cause principale : l'AUTEUR d’un bienfait. L’AUTEUR d’une crime, d’une faute. [...] Personne qui a prononcé la première certains discours, ou de qui l’on tient ces discours. [...] — Particulièrem. Personne qui a fait un ouvrage de science, de littérature ou d’art. [...] S’emploie absol. dans le sens d’écrivain. [...] — Jurispr. Celui dont on tient une procuration, un pouvoir pour agir. Celui dont on tient un droit quelconque ou une propriété. [...] Dans le droit pénal, celui qui a commis un crime ou un délit, par opposition à celui qui n’a été que complice »9.

  • 10 Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère... Un cas de parricide au xixe sièc (...)
  • 11 Idem, pp. 131-132.

6Ce qui nous intéresse ici est que le même terme serve à l’ensemble de ces usages. Ce qui permet dans les discours une utilisation soit large, soit précise, qui joue volontairement ou non des glissements d’un sens à l’autre, ou de plusieurs sens à la fois. Michel Foucault, confronté à la singularité de l’acte et de l’écrit de Pierre Rivière, avait lui-même été conduit à faire la remarque suivante : « il fut [...] en un double sens l’auteur de tout cela : auteur du crime et auteur du texte »10. La double revendication de Pierre Rivière en 1836, être l’auteur et de son acte et de son récit, l’un étayant, annonçant l’autre et réciproquement, en un jeu d’impossible co-événement, ne pouvait être entendue des juges. Elle signait, « follement », une position de juge, d’autorité, hors autorité, s’indignant, véhémentement, par son texte et par son acte, de la perte de la référence, de l’écroulement de l’autorité — masculine en l’occurrence — voulant par son acte, lui-même référé à Napoléon, la restaurer : « Alors je prit un autre résolution, je renonçai a écrire, et je pensai qu’après le meurtre, [...] je me ferais prendre par le procureur du roi ou par le commissaire de police ; ensuite que je ferais mes declarations que je mourrais pour mon pére, qu’on avait beau soutenir les femmes, que cella ne triompherait pas [...] je me représentais Bonaparte en 1815 [...]. Je pensai de l’occasion était venue de m’elever, que mon nom allait faire du bruit dans le monde, que par ma mort je me couvrirais de gloire, et que dans les temps à venir, mes idées seraient adoptées et qu’on ferait l’apologie de moi. Ainsi je pris donc cette funeste resolution »11. En 1836, année de la tentative de Strasbourg, Pierre Rivière tentait, en acceptant par un acte fou de se faire auteur du crime, de replacer son père en position d’auteur de ses jours, en Bonaparte familial et rural.

  • 12 Jean-Jacques ROUSSEAU, Du contrat social, L’Intégrale, Paris, Éditions du Seuil, 1971 (lère édition (...)
  • 13 Alphonse de LAMARTINE, Le passé, le présent, l’avenir de la République, Paris, au bureau du Conseil (...)

7Le terme d’auteur sert ainsi à placer quelqu’un en position de référence et d’origine, la référence absolue étant, on le sait, Dieu, ainsi que l’énonce le début de l’article du Grand dictionnaire universel. Cette place, dans le domaine politique était, comme cela a souvent été dit, celle du roi, avant la Révolution : auteur des lois, de qui on détenait aussi bien un droit qu’une place, etc. D’une certaine façon, la révolution a ouvert de ce point de vue une autre historicité possible : celle d’une politique dans laquelle le peuple, ayant pris la place du souverain, s’est fait auteur, s’est autorisé. Ainsi que l’affirme Rousseau dans le Contrat social, au moment de définir les lois après avoir analysé le pacte social : « Les lois ne sont proprement que les conditions de l’association civile. Le peuple soumis aux lois en doit être l’auteur »12. Mais dans le régime d’historicité ouvert par la Révolution, en débat tout au long du siècle, l’abolition de la souveraineté absolue a disséminé la fonction-auteur : il y a toujours des auteurs singuliers, occupant des positions sociales, de pouvoir et de discours très dissemblables, mais personne n’occupe plus le lieu de l'Auteur. En 1848, la royauté à nouveau renversée par une révolution, la situation peut être lue sous cet angle. Ainsi que le dit Lamartine, depuis une position de discours pourtant très « auctoriale », dans le Conseiller du peuple, « Le trône est une place vide au milieu de tous ces partis, qui peut-être ont une secrète envie de l’occuper, mais qui ont encore une plus grande horreur de le voir occuper par le parti contraire ; ainsi ils le gardent vacant et renversé éternellement entre eux, de peur qu’il ne serve de siège au pouvoir de leurs adversaires »13. Si la place du trône reste vacante, c’est qu’il sert encore de référence, bien que négative.

8Dans l’espace critique que permettrait de lire une fonction-auteur du politique, fonction classificatoire des légitimations, des actes et des discours, on pourrait voir émerger une « politique d’auteur » dont le bonapartisme serait l’archétype, le modèle princeps auto-érigé, et dont le Deux décembre serait l’acte-type. Une politique d’Auteur autour de 1848, serait alors une politique qui en temps de démocratie chercherait à réoccuper cette position auctoriale, en empruntant le détour obligé d’une légitimation seconde par le peuple.

9On peut entrevoir la complexité de l’enquête : il s’agit d’analyser l’élaboration d’une identité narrative et politique qui semble relever de l’évidence langagière : Louis-Napoléon Bonaparte est l’auteur du coup d’Etat du 2 décembre. Mais c’est cette évidence même qu’il s’agit de questionner. Que désigne le terme d’auteur dans ce discours : sur quelle construction singulière s’appuie-t-il ? Quels en sont les éléments, les configurations successives ? À partir de cet usage commun, réflexe, voire trivial, de la notion d’auteur, comment s’élabore une légitimation politique ? Quelle en est l’efficace ? Quel type d’écriture de l’histoire conditionne-t-elle et mobilise-t-elle ?

Un prétendant/un auteur

La question du cliché

  • 14 Philippe SEGUIN, Louis-Napoléon le Grand, Paris, Éditions Grasset, 1990, 458 p, comme l’indique la (...)
  • 15 Gonzague SAINT BRIS, Le Coup d'éclat du 2 décembre, Paris, Éditions Tallandier, 2001, 264 p.
  • 16 Alain MINC, Louis-Napoléon revisité, Paris, Éditions Gallimard, 1997, 254 p.
  • 17 Ibidem. La manchette de couverture indique : « Le livre que Mitterrand avait promis d’écrire ». Il (...)

10Les essais et autres ouvrages de vulgarisation publiés ces dernières années sur Louis-Napoléon Bonaparte ont ceci de précieux qu’ils permettent de cerner les contours de ce lieu commun : l’homme de pouvoir en auteur — on serait tenté de dire : l’auteur de pouvoir. Tour à tour, Philippe Seguin, Alain Mine, plus récemment Gonzague Saint Bris, et leurs éditeurs en ont repris et redistribué des éléments. Napoléon III trône en majesté, dans le ciel d’un Paris industrieux sur la couverture de Louis-Napoléon le Grand14, allégorie du souverain en « auteur » du Progrès. Le portrait en couleurs du prince-président d’Horace Vemet apporte sa lumière à la scène sombre et tragique qui le montre dans les rues de Paris au moment du 2 décembre : il est en lui-même le « coup d’éclat » dont Gonzague Saint Bris nous « raconte l’histoire »15. Le Louis-Napoléon d’Alain Mine est un monument « revisité », dont la silhouette spectrale de profil darde le regard de l’homme du pouvoir et du secret16. Notons au passage que ces trois auteurs jouent de leur propre notoriété auctoriale en regard de celle de leur personnage, Alain Mine redoublant le jeu puisqu’il prétend même nous offrir le livre qu’aurait écrit François Mitterrand si le pouvoir et la maladie lui en avaient laissé le temps17.

  • 18 Philippe SEGUIN, Louis-Napoléon le Grand, ouv. cité, pp. 131-178.
  • 19 Alain MINC, Louis-Napoléon revisité, ouv. cité, pp. 53-83.
  • 20 Gonzague SAINT BRIS, Le Coup d’éclat..., ouv. cité p. 124.

11Les trois auteurs pris comme exemple et comme symptôme, usant délibérément du lieu commun, mettent précisément en avant le double statut d’auteur, politique et littéraire, que possède, à leurs yeux, Louis-Napoléon Bonaparte. Le chapitre 4 de l’ouvrage de Philippe Seguin s’intitule : « L’auteur du coup d’État »18. Le chapitre 2 du livre d’Alain Mine joue avec la référence : « Six conjurés en quête d’auteur »19. Gonzague Saint Bris met en scène, la nuit précédant le coup d’État, après la réunion des conjurés, un Louis Napoléon « rédigeant, de sa main, un court poème »20. Les trois ouvrages mettent en valeur par leurs commentaires les textes du coup d’Etat rédigés par l’auteur. Mais, de façon frappante et paradoxale, le portrait de l’homme d’Etat en auteur est retourné pour le déposséder d’une responsabilité majeure : celle du coup d’État. Philippe Seguin va le plus loin dans ce sens : « Les institutions nouvelles étant ce qu’elles sont, le coup d’État du 2 décembre 1851 apparaît comme inéluctablement inscrit dans la logique de l’élection du 10 décembre 1848. [...] Dès l’installation du président à l’Élysée, tout, pratiquement, est écrit d’avance. [...] Les issues constitutionnelles sont toutes cadenassées, et ne restent plus, pour sortir d’une crise inévitable, que les moyens brutaux auxquels, depuis quelques décennies, la France s’est d’ailleurs accoutumée et, en quelque sorte, résignée. Il ne s’agit pas ici de rechercher si l’acte qui va s’accomplir, acte bien sûr illégal, a pour lui la légitimité. Mais, du moins, d’essayer de comprendre comment y parvint et comment le vécut son auteur ». Autrement dit, l’auteur est innocent, parce qu’il est l’Auteur, mais involontaire et malheureux. De quelle façon cette construction paradoxale, dont les enjeux actuels, bien qu’assez transparents, mériteraient d’être approfondis, s’étaye sur l’historicité de Louis-Napoléon Bonaparte, c’est ce qu’une analyse de l’entreprise de légitimation auctoriale des années 1830 à 1848 permet de mieux cerner.

Une politique d’édition/la construction d'un auteur

  • 21 Frédéric BLUCHE, Le bonapartisme, aux origines de la droite autoritaire, 1800-1880, Paris, Presses (...)
  • 22 Ainsi que le formule Bernard MÉNAGER, « Napoléon III », dans Jean TULARD [dir.], Dictionnaire du Se (...)

12Les contemporains avaient éprouvé tout le poids politique de la propagande bonapartiste, principale explication de l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte le 10 décembre 1848. Mais il nous semble que n’a pas été souligné suffisamment jusque-là ce qui faisait la cohérence de l’entreprise bonapartiste. Si Frédéric Bluche21 a bien analysé les composantes idéologiques de l’œuvre de Louis-Napoléon Bonaparte, il ne montre pas ce qui en organise et en structure les différentes dimensions. Les ouvrages de Louis-Napoléon ont maintes fois été analysés, cités et résumés. Mais on se contente en général d’expliquer leur publication par le fait qu’ils lui servent à « se faire connaître »22. Or, si tout auteur publiciste peut chercher à « se faire connaître », 1’« auteur » politique se doit de montrer et de réaffirmer constamment sa puissance en acte : puissance d’écrire, puissance de penser, de prévoir et d’agir.

  • 23 Comptage effectué à partir du Catalogue général des livres imprimés de la Bibliothèque nationale, P (...)
  • 24 1830, 1831, 1835, 1837, 1838, 1845 et 1847.
  • 25 Armand LAITY, Une Relation historique des événements du 30 octobre 1836, Paris, Imprimerie de L.-B. (...)

13Tout au long des années 1830 à 1848, s’élabore une auctorialité bonapartiste et napoléonienne en partie double : la figure d’auteur de l’oncle étaye celle du neveu, l’œuvre et les actes du neveu visent à réédifier la figure de l’oncle, mieux à l’ériger en référence quasi absolue dont il serait la figure d’avenir — la « divinité » annonce des « temps messianiques »... L’auctorialité des Bonaparte-Napoléonides est élaborée de différentes façons. Sur un plan éditorial, elle se rend manifeste par l’activité classique de l’auteur : publication de textes signés, formes de ces publications, etc. Cette activité de signataire de textes s’étaye sur des noms d’auteurs prestigieux qui en retour autorisent la signature de ce neveu encore inconnu. Elle tente de vérifier et manifester sa puissance par des actes-pouvoirs signés : Strasbourg, puis Boulogne en sont les actes manqués. Tentatives d’action politique et activités de publication, étroitement imbriquées, ne cessent de se répondre, l’abondance des publications venant étayer les tentatives et réparer leur échec — relatif, si l’on considère qu’elles contribuent à forger des images mobilisables, quoiqu’ambiguës. Ainsi, entre 1830 et 1848 s’échelonnent trois tentatives politiques en acte et treize publications23, sans compter les articles de journaux. Sur ces 18 années, 8 seulement sont dépourvues de publications24. Encore faut-il ajouter qu’en 1838 parait une brochure25 sur la tentative de Strasbourg, qu’en 1843 paraissent des articles, qu’à plusieurs reprises, deux publications paraissent la même année. Activité de publication et entreprise de légitimation s'augmentent l’une l’autre. Les publications couvrent tous les domaines : théorie politique, organisation administrative des États, question des libertés, religion, tableaux historiques comparatifs entre puissances européennes, organisation économique et sociale, travaux d’aménagement, organisation militaire et questions d’armement, et même littérature et traduction — de Schiller... Ainsi s’établit implicitement, sans nul besoin d’argumenter, l’image d’un auteur omniscient, sinon omnipotent.

  • 26 « Les RÊVERIES POLITIQUES ont été écrites en 1832 : M. de Chateaubriand était alors en Suisse ; le (...)

14Signant son premier texte, les Rêveries politiques en 1832, au lendemain de la tentative italienne et de la mort de son frère, Charles-Louis-Napoléon Bonaparte se pose d’emblée en auteur de constitution, en fondateur potentiel de régime. L’ambition auctoriale politique est en même temps étayée par deux noms d’auteurs prestigieux : Rousseau, que connote le titre même, sans doute du fait du séjour en Suisse, mais autant en référence à l’auteur du Contrat social et de différents projets de constitution ; Chateaubriand, au sujet duquel une note26, dans le tome 1 des Œuvres de Napoléon III publiées à partir de 1854, indique que l’ouvrage lui avait été soumis pour lecture. La seule modification qu’il aurait jugée nécessaire étant le remplacement du terme de peuple par le terme de nation — est-ce une façon de suggérer par cette note que Louis-Napoléon Bonaparte était lui plus favorable au peuple ?

  • 27 Le Constitutionnel, nº 306, jeudi 3 novembre 1836, p. 1, colonne 2 ; Napoléon-Louis BONAPARTE, Cons (...)
  • 28 Napoléon-Louis BONAPARTE, Les Idées napoléoniennes, Paris, Paulin, 1839.
  • 29 Napoléon-Louis BONAPARTE, L’idée napoléonienne. Œuvre mensuelle, nº 1er juillet, Paris, Chamerot, 1 (...)
  • 30 Louis-Napoléon BONAPARTE, « Lettre de Louis-Napoléon Bonaparte à sa mère », dans Œuvres, publiées p (...)
  • 31 Gazette des Tribunaux, n° 4 700, lundi 28 et mardi 29 septembre 1840, p. 1, colonne 3.

15Strasbourg et Boulogne mettent en scène l’auteur, le font de plus acteur. D’une part, les publications préparent, portent les tentatives de prise de pouvoir : à Strasbourg, on retrouve, chez Mme Eléonore Brow, des exemplaires prêts à distribuer des Considérations politiques et militaires sur la Suisse27. Avant Boulogne paraissent en 1839 Les Idées napoléoniennes28, puis le 1er juillet 1840, immédiatement avant la tentative qui a lieu le 5 août, Vidée napoléonienne29. D’autre part, l’auteur politique court le risque de l’événement en se munissant de proclamations rédigées de sa main pendant la nuit, si l’on en croit le récit qu’il en fait lui-même30, imprimées et distribuées le matin même, pendant qu’il tente de convaincre les indécis et les réfractaires par sa présence en uniforme, son nom, ses appels et le soutien de ses fidèles. C’est sa puissance d’auteur politique qu’il met à l’épreuve. À Boulogne, il fait ainsi distribuer un décret et deux proclamations : le triptyque utilisé au 2 décembre est déjà conçu dans sa structure fondamentale et certaines de ses grandes lignes. Lors du procès qui suit, tout l’enjeu central est pour le procureur de le réduire au statut d’auteur d’un crime contre l’État, contre la France, responsable de mort d’homme, tandis que Louis-Napoléon tente de rester l’auteur politique qu’il construit : refusant de répondre aux questions d’identité, se tenant à une déclaration d’ensemble, il accepte de répondre, d’un « oui monsieur » à la question de savoir s’il n’est pas « l’auteur de l’écrit intitulé Idées napoléoniennes »31.

  • 32 Louis-Napoléon BONAPARTE, Œuvres, ouv. cité, tome 3, pp. 5-6.

16Ce qui se passe autour de 1840 et de la tentative de Boulogne est un moment de cristallisation du processus, un des moments de refondation, dans une série de reconstructions successives de cette posture d’Auteur : Louis-Napoléon, ou plutôt Napoléon-Louis, a hérité de sa mère en 1837 ; il a publié les deux brochures dans lesquelles et par lesquelles il s’institue héritier spirituel de l’Oncle en 1839 et 1840 ; en août de la même année, il effectue sa seconde tentative de prise de pouvoir en en appelant au peuple et à l’armée ; en décembre, le retour des Cendres, auquel il ne peut assister, est pour lui l’occasion de publier « Aux Mânes de l’Empereur »32.

  • 33 Si le premier est publié après, il est replacé en introduction du second, dans l’édition Amyot et P (...)
  • 34 NAPOLÉON III, « Des Idées napoléoniennes », dans Œuvres, ouv. cité, tome 1, p. 17.
  • 35 Idem, p. 27.
  • 36 Ibidem, pp. 7-8.

17Le double cœur éditorial de l’entreprise auctoriale, la pièce maîtresse, souvent commenté et analysé, est l’ensemble L'idée/Les Idées napoléoniennes33. Il s’agit d’affirmer et de prouver à nouveau par la publication du neveu que les idées de l’Empereur lui survivent réellement : « L’empereur n’est plus !... mais son esprit n’est pas mort »34. L’opération se fait en deux temps : les Idées napoléoniennes célèbrent et décrivent la puissance actuelle du génie, et referment le tombeau livresque sur sa chute. L'idée napoléonienne reprend le même thème, mais en affirmant l’autonomie de la puissance de l’idée, qui devient une entité en soi. Napoléon est constitué en figure matrice de l’auctorialité politique : il est le génie dont la puissance est celle du nom, dont la présence énoncée transforme l’histoire et le monde, réédite en quelque sorte l’acte créateur et séparateur de la Genèse, mais sur un plan historique et humain : « 93 suivit de près 91, et l’on vit ruines sur ruines [...] jusqu’à ce qu’enfin Napoléon apparut, débrouilla ce chaos de néant et de gloire »35. Dans L'idée napoléonienne la notion d’idée(s) est élaborée en allégorie de la transmission : Napoléon est mort, mais ses idées continuent d’exister à la façon de l’âme dans la doctrine chrétienne. On peut véritablement parler d’une immortalité de l’idée, qui n’attend plus désormais que le moment et l’occasion de sa réincarnation36.

  • 37 Ibidem, p. 10.
  • 38 Voir par exemple Napoléon-Louis BONAPARTE, Analyse de la question des sucres, Paris, Administration (...)
  • 39 Napoléon-Louis BONAPARTE, Canal of Nicaragua [...], Londres, Mills and Son, 1846, 70 p.

18Équivalent du message évangélique, l’idée napoléonienne est logiquement affirmée comme universelle : « L’idée napoléonienne se fractionne en autant de branches que le génie humain a de phases différentes ; elle va vivifier l’agriculture, elle invente de nouveaux produits, elle emprunte aux pays étrangers les innovations qui peuvent lui servir. Elle aplanit les montagnes, traverse les fleuves, facilite les communications, et oblige les peuples à se donner la main. Elle emploie tous les bras et toutes les intelligences. Elle va dans les chaumières, non pas en tenant à la main de stériles déclarations des droits de l’homme, mais avec les moyens nécessaires pour étancher la soif du pauvre, pour apaiser sa faim : et, de plus, elle a un récit de gloire pour éveiller son amour de la patrie ! »37 Le lecteur a la nette impression que les thèmes des différentes brochures, parues et à paraître, du prince Napoléon-Louis sont suggérés ici : aussi bien l'Extinction du paupérisme que les études sur la question des sucres38, le canal du Nicaragua39, etc. Le résumé amplificateur de l’Idée contient aussi bien les œuvres écrites que les projets, les actes politiques que les souvenirs militaires.

  • 40 Voir « auteur », dans Pierre LAROUSSE, Grand dictionnaire..., art. et ouv. cités.
  • 41 NAPOLÉON III, « Des Idées napoléoniennes », ouv. cité, pp. 17-18.
  • 42 « Testament de Louis-Napoléon, ancien roi de Hollande », dans Louis-Napoléon BONAPARTE, Œuvres, ouv (...)
  • 43 Napoléon III, « Des Idées napoléoniennes », ouv. cité, pp. 28-29.

19Napoléon-Louis met en scène le génie : on est bien près de la définition de l’Auteur par excellence, Dieu : « celui qui est la cause première »40. Il s’en institue du même geste l’héritier et le gardien du Temple : « Privé de défendre par les armes son pouvoir tutélaire, je puis au moins défendre sa mémoire par des écrits. Eclairer l’opinion en recherchant la pensée qui a présidé à ses hautes conceptions, rappeler ses vastes projets, est une tâche qui sourit encore à mon cœur et qui me console de l’exil »41. En 1845, le testament de son père parachève la construction : il l’institue en héritier réel et affectif de lui-même et de son frère le « génie » : « Je laisse tous mes autres biens [...] à mon hériter universel, Napoléon-Louis, seul fils qui me reste [...] ; je lui laisse tous les objets qui ont appartenu à mon frère, l’empereur Napoléon, lesquels sont enfermés dans un meuble construit à cet effet »42. La transmission effective et la fable de transmission se rejoignent pour créer une chaîne, de la Révolution à Napoléon, et de Napoléon à Napoléon-Louis, lequel écrit dans les Idées napoléoniennes : « Napoléon arrivant sur la scène du monde, vit que son rôle était d’être l’exécuteur testamentaire de la révolution. Le feu destructeur des partis était éteint, et lorsque la révolution mourante, mais non vaincue, légua à Napoléon l’accomplissement de ses dernières volontés, elle dut lui dire : "Affermis sur des bases solides les principaux résultats de mes efforts, réunis les Français divisés, [...] n’abandonne jamais la cause sacrée du peuple français, et fais-la triompher par tous les moyens que le génie enfante, que l’humanité approuve". Cette grande mission, Napoléon l’accomplit jusqu’au bout »43. On pourrait ne pas s’apercevoir de l’effacement de l’histoire par la fable : nulle allusion au coup d’État du 18 brumaire. La précaution liminaire — « elle dut lui dire, etc. » — est vite remplacée par une affirmation sans détour : « Cette grande mission, etc. » Il est même à remarquer la façon dont, dans la fable de Napoléon-Louis, Napoléon-l’oncle s’auto-invente pratiquement héritier : « Napoléon, arrivant sur la scène du monde, vit que son rôle était d'être l’exécuteur testamentaire de la révolution ». D’exécuteur testamentaire, nous avons vu comment la métamorphose de la fable opère pour en faire un « auteur », « celui dont on tient un droit quelconque ou une propriété ».

  • 44 Prince Napoléon-Louis BONAPARTE, Extinction du paupérisme, Paris, Pagnerre, 1844. Exemplaire conser (...)
  • 45 Idem, p. 3.
  • 46 Prince Louis-Napoléon BONAPARTE, Extinction du paupérisme, ouv. cité, pp. 3-4. Je souligne.

20La période des années 1840 est ainsi la période dans laquelle l’activité d’écriture est la plus développée, et, comme nous venons d’en montrer le principe générateur, celle au cours de laquelle le plus grand nombre de sujets sont abordés. Le prince Napoléon-Louis Bonaparte — qui signe ainsi ses ouvrages —, les dédicace, et l’on retrouve de nouveau à l’œuvre un des topos de la puissance auctoriale. Un exemplaire de l'Extinction du paupérisme, conservé à la Bibliothèque nationale, est ainsi dédicacé : « A Monsieur Considérant / hommage de l’auteur / NLB »44. Comme pour les Rêveries politiques, l’auctorialité s’appuie sur un autre auteur. Mais on mesure le déplacement : il ne s’agit plus de faire corriger son ouvrage, mais de l’offrir à un auteur et acteur dont le nom induit une compétence dans le domaine abordé. Dans l’avant-propos, l’auteur se met en scène : il utilise tout d’abord son échec de Boulogne et sa captivité, en le datant du « Fort de Ham, mai 1844 »45. Il se présente ensuite comme un auteur dont les écrits peuvent avoir une action réelle, et il oppose en contrepoint la figure du « littérateur » : « Je dois dire un mot pour expliquer le titre de cette brochure. On trouvera peut-être, comme un littérateur plein de mérite me l’a déjà fait remarquer, que les mots Extinction du paupérisme ne se rapportent pas directement à un écrit qui a pour unique but le bien-être de la classe ouvrière. [...] Je livre mes réflexions au public dans l’espoir que développées et mises en pratique elles pourront être utiles au soulagement de l’humanité. Il est naturel dans le malheur de songer à ceux qui souffrent. / Napoléon-Louis BONAPARTE. / Fort de Ham, mai 1844 »46. On peut admirer l’habileté de la position de discours : étayée sur le rappel de la captivité, elle combine à la fois la générosité morale et la prétention au réel, et se veut donatrice de leçon, depuis un lieu et une situation qui devraient rendre toute action impossible. Le public est l’équivalent provisoire, pour l’auteur de brochures, de la figure du peuple pour l’auteur politique.

21A cette même période le journaliste Charles-Edouard Temblaire entreprend d’éditer les œuvres de Napoléon-Louis. C’est ainsi depuis ce lieu éditorial constamment productif, par lequel il construit et reconstruit sa légitimité, à défaut d’un lieu autorisé dans l’action politique, que l’héritier se trouve en position d’auteur politique en puissance, mais en fuite, au moment où se déclenche la Révolution de février.

L’auteur candidat

22La révolution de 1848 change complètement la donne, puisqu’elle ouvre pour l’action politique de Napoléon-Louis Bonaparte un espace imprévu. Se pose bien entendu la question des lois d’exil, qui sera l’enjeu des premiers mois, et l’incertitude demeure longtemps présente.

Du « penseur » au candidat

  • 47 Nous renvoyons pour la liste au Catalogue général des livres imprimés..., ouv. cité, p. 841.

23Mais il est remarquable de constater que l’activité de publication est l’arme principale utilisée par Napoléon-Louis. Il ne s’agit pas seulement de propagande. Celle-ci n’est que le médiateur de l’activité auctoriale du prince : tout doit être et est publié, car la publication est le vecteur essentiel de l’action politique du candidat47. Le catalogue des auteurs en porte lui-même la trace, jusque dans l’organisation choisie pour le classement des « œuvres » : « Candidatures ; correspondances ; discours, message et proclamations, œuvres diverses ; apocryphes ». Ce type de pratique est usuel au xixe siècle, puisque l’édition est le seul média d’envergure, mais c’est le caractère systématique de l’entreprise qui frappe ici : lettres à l’Assemblée, candidatures, retraits de candidatures, discours à l’Assemblée se mêlent aux rééditions de textes antérieurs pour constituer une incessante actualité éditoriale du nom de Bonaparte.

  • 48 Louis-Napoléon BONAPARTE, Œuvres complètes, publiées par Charles-Édouard Temblaire, Paris, Imprimer (...)
  • 49 Idem, p. 1.
  • 50 Idem, p. XVI.

24Mais l’entreprise majeure de légitimation de l’auteur politique est réalisée par Charles-Edouard Temblaire qui met successivement à la publication deux éditions des Œuvres de Louis-Napoléon Bonaparte, l’une enregistrée en juin au dépôt légal et l’autre en novembre. L’intérêt de ces deux éditions successives est la façon dont Charles-Edouard Temblaire a remanié l’édifice. La première version, incomplète, qui en est restée au tome 1, propose en frontispice un « portrait de l’auteur et la vue de son cabinet de travail dans la citadelle de Ham »48, que l’exemplaire de la Bibliothèque nationale, incomplet, ne contient pas. Charles-Edouard Temblaire a fait précéder les œuvres d’une « notice sur les écrits de Louis-Napoléon Bonaparte », qui résume chaque œuvre en en faisant les louanges. Elle commence par un portrait éditorial de l’auteur, qui en est comme la « raison politique » : « Louis-Napoléon Bonaparte a pris rang parmi les penseurs et les écrivains de notre époque. Le mérite de ses écrits doit déterminer son rang sur l’échelle commune des réputations du même ordre ; mais [...] le nom de Napoléon est un nom trop éminemment composé de puissance réelle pour qu’il n’importe pas de savoir si ceux qui en ont hérité justifient sa prodigieuse recommandation [...]. Vis-à-vis de Louis-Napoléon, à part donc toute considération étrangère, il y a une question de justice intellectuelle. Le hasard lui a donné un nom : peut-être le hasard a-t-il fait sa mauvaise fortune. Ici et toujours il faut savoir ce que vaut l'homme. Nous croyons, quand à nous, que l'homme vaut et qu'il a donné les preuves de sa valeur ; nous avons lu ses écrits, nous en avons retiré cette sincère conviction »49. On ne peut être qu’extrêmement frappé par ce que ce portrait révèle des enjeux de la construction auctoriale. Il s’agit d’affirmer une puissance personnelle, à valeur politique, tout en la référant, provisoirement, au champ de l’activité intellectuelle. C’est ce que la fin de la notice dit presque explicitement : « L’ensemble de tous ces travaux, nous pouvons le dire, prouve à part toute préoccupation politique, favorable ou contraire, que Louis-Napoléon Bonaparte peut être compté parmi les notabilités intellectuelles les plus légitimes de ce temps-ci ; et, à la seule condition de lire avec attention ses ouvrages, on se convaincra qu'aucun homme de son âge n'a plus écrit que lui, sur plus de matière diverses, avec plus de fertilité d’idées, avec plus d’instruction solide, avec plus de gravité d’esprit, avec plus de continuité et d’application »50.

  • 51 Idem, feuille manuscrite jointe à la reliure.

25Il est difficile de savoir comment toute cette construction est perçue et reçue. Un mot, joint dans la reliure au volume conservé à la Bibliothèque nationale, indique ceci : « Reçu ( ?) du directeur de la bibliothèque / nationale, les rêveries politiques de / Louis Napoléon Bonaparte par Temblaire / 17 juin 1848/ Le secrétaire de la commission du pouvoir exécutif / [une signature] / reçu la lere livraison des / œuvres complètes de Louis Napoléon / [une autre signature] / 17 juin 1848 »51.

26Il n’était certainement pas indifférent à la commission du pouvoir exécutif, hostile à la validation de l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte de consulter ce volume, après les manifestations bonapartistes, l’émoi provoqué par la lettre du 15 juin dans laquelle l’élu validé indique qu’il « saura [...] remplir » les devoirs qu’éventuellement le peuple lui imposera, puis sa lettre de démission du 16 juin. En même temps, il est significatif que l’un des signataires semble résumer ce volume tout entier par le titre des « rêveries », indiquées sans majuscules, comme s’il s’agissait au sens connoté de « rêveries », éloignées du réel politique. La publication s’arrête au premier volume : effet seul de la démission, ou effet conjugué à l’attente nécessairement provoquée par le soulèvement de juin, dont certains accusent Louis-Napoléon Bonaparte d’en être l’auteur ?

  • 52 Louis-Napoléon BONAPARTE, Œuvres, ouv. cité. La préface de Temblaire est datée de novembre 1848.
  • 53 Idem, pp. 7-62.
  • 54 Idem, p. 8.
  • 55 Idem.
  • 56 Idem p. 46.

27C’est une reconstruction nette à laquelle procède Temblaire dans l’édition complète, en trois volumes52, qui parait juste avant l’élection présidentielle. Entre-temps, Louis-Napoléon a été réélu et siège désormais à l’Assemblée. Or, si l’ordre des œuvres du premier volume est resté le même, la notice sur les œuvres est remplacée par une « Vie politique de Louis-Napoléon »53. L’optique est nettement différente : « Le nom de Louis-Napoléon Bonaparte a en ce moment un grand retentissement en France, et beaucoup de personnes désirent connaître quelles sont ses opinions et quels furent les actes principaux de sa vie passée. Nous croyons que le meilleur moyen de satisfaire la curiosité publique d’une manière impartiale, est de reproduire les lettres qu’il a écrites et les discours qu’il prononcés dans les différentes circonstances politiques de sa vie, sans accompagner cette compilation de réflexions quelconques. Nous atteindrons ainsi notre but beaucoup mieux que si nous écrivions une biographie, genre d’écrit qui ressemble trop en général à un panégyrique. Notre récit ne se composera que de dates et de pièces authentiques »54. On mesure tout d’abord l’effacement, ou du moins la mise en retrait de Temblaire, par rapport à la position de jugement qu’il adoptait dans la première édition : l’auteur politique a acquis un statut qui parle déjà de lui-même. On ne peut ensuite qu’être frappé par le déplacement de perspective : alors qu’il s’agit toujours de préfacer les même œuvres, il ne s’agit plus de donner à lire un des « penseurs et écrivains de notre époque », mais quelqu’un dont le nom « a en ce moment un grand retentissement en France » et dont il est important de connaître les opinions et les actes. Les discours et autres publications prennent leur sens par rapport aux « différentes circonstances politiques de sa vie ». Pour cela, et sans doute pour tenter de contrebalancer tout ce qui peut être rumeurs sur un ancien prisonnier, ayant vécu, sauf en prison, toujours à l’étranger, il faut des « dates et pièces authentiques ». Dernier élément et non des moindres, puisqu’il s’agit de fixer une identité politique, Temblaire signale par une note, au moment d’indiquer sa naissance et son ascendance, de façon à l’instituer définitivement, pour les électeurs, dans la descendance officielle de Napoléon-l’oncle, son changement de prénom : « Charles-Louis-Napoléon (1) Bonaparte, fils de la reine Hortense et du roi Louis, frère de l’empereur Napoléon, est né à Paris, au Palais des Tuileries, le 20 avril 1808. [note] (1) Depuis la mort de son frère, en 1831, le prince signait son nom ainsi Napo-léon-Louis Bonaparte, afin de se conformer à la volonté de l’Empereur, qui avait décidé que l’aîné de la famille s’appellerait toujours Napoléon. Lors des élections qui eurent lieu après la révolution de février, l’ordre des prénoms du prince ayant donné lieu à quelque confusion, il s’est décidé à reprendre la signature qu’il avait avant la mort de son frère ; le prince signe aujourd’hui Louis-Napoléon Bonaparte »55. Temblaire entreprend ainsi à la fois de clarifier et d’instituer un héritier politique. La question de la signature est essentielle, au moment de se présenter à l’élection présidentielle. Pour cette raison, il termine sa « vie politique de Louis-Napoléon Bonaparte » par la lettre de protestation dudit, adressée de Londres le 23 mai, à l’encontre d’un projet de « maintenir les lois d’exil frappant la famille de l’Empereur »56, signée Napoléon-Louis Bonaparte ; dans son commentaire, Temblaire la dénomme « lettre de Louis Napoléon », référant à Louis-Napoléon, l’élu et le candidat, la lettre de Napoléon-Louis.

28Toute l’édition est contruite autour de l’institution de Louis-Napoléon en héritier : le troisième et dernier volume, qui s’ouvre sur le texte de 1840 « Aux mânes de l’Empereur », écrit pour l’occasion du retour des Cendres, se termine par la succession des testaments de la mère et du père, qui eux-mêmes précèdent la liste des ouvrages de Louis-Napoléon Bonaparte par Temblaire. C’est l’ensemble d’une filiation politique, réelle et fantasmée, qui est ici mise en œuvre pour légitimer le candidat, dans le cadre d’une publication qui fait de lui un auteur ayant derrière lui une œuvre intellectuelle et des actes politiques.

  • 57 Œuvres de Napoléon Bonaparte, Paris, A. Pierre, s.d.

29Ce que réalise Temblaire au plan le plus institutionnel, la propagande le reprend et la vulgarise. Nous ne développerons pas ici cet aspect. Mais il est cependant significatif qu’une feuille volante, pouvant servir d’affiche, se soit intitulée Œuvres de Napoléon Bonaparte57, en quatre colonnes composées de citations de Louis-Napoléon Bonaparte, référées à la date de parution ou à l'énonciation du discours. Toutes signées Louis-Napoléon, même quand elles sont antérieures au changement de signature indiqué par Temblaire, elles comprennent aussi bien des extraits de textes que de discours, que des paroles isolée, elles-mêmes indiquées comme des titres d’œuvres — Chacune de ces paroles, phrases, etc., citée, devient les œuvres en question. On passe ainsi d’œuvres au sens classique et restreint du terme, à une notion des œuvres qui engloberait tout acte de la vie de Louis-Napoléon Bonaparte, ce qui accrédite l’idée que tout geste, parole, écrit, pensée d’un Bonaparte est une œuvre, et peut être rendu public : un Bonaparte est un homme-œuvre, car il est l’archétype du « génie ». C’est ce que développait L'Idée napoléonienne.

L’élu ou l’auteur en puissance

  • 58 Discours et proclamations de Louis-Napoléon Bonaparte,...depuis son retour en France jusqu’au 1e ja (...)

30C’est cet auteur qui se retrouve élu président de la République le 10 décembre. La position de pouvoir ne fait pas cesser l’activité éditoriale, mais elle la déplace à nouveau. Les brochures qui servaient à attester l’omniscience et l’omnipotence promises de l’auteur héritier, puis du candidat à l’élection présidentielle ne sont pas poursuivies. Elles sont remplacées par la publication régulière de tous les discours et messages du président de la République, regroupés en volumes à partir de 185058 L’auteur-acteur au pouvoir, plus spécifiquement politique, se substitue provisoirement à l’auteur intellectuel.

  • 59 Louis-Napoléon Bonaparte, président de la République, son serment à la République et son discours a (...)

31Le discours qu’il prononce à l’occasion de l’annonce officielle des résultats à l’Assemblée et de la prestation de serment est bien entendu publié. Une feuille de propagande publie même, du moins son titre l’annonce, le serment qu’il prête — serait-ce une œuvre de Louis-Napoléon Bonaparte au même titre que ses autres discours ? Significativement, la publication ne donne que les premiers mots du serment, qu’elle coupe opportunément par un « etc. »59. Le serment lui-même, jamais publié au nom de Louis-Napoléon, n’est pas ensuite intégré dans les publications d’œuvres, ce qui est significatif du problème qu’il pose immédiatement.

  • 60 Louis-Napoléon BONAPARTE, Discours et messages, depuis son retour en France jusqu’au 2 décembre 185 (...)
  • 61 Ibidem, p. 190.

32Nous n’analyserons pas dans le détail les discours tenus par Louis-Napoléon Bonaparte pendant sa présidence. Notons cependant que deux recueils successifs de ses discours sont publiés, l’un au début de 1850 et le second au début de 1851. Les deux sont des recueils qui couvrent une période commençant « depuis son retour en France » : ils prennent bien la suite de l’édition des œuvres par Temblaire qui constituait une sorte de bilan de la configuration auctoriale précédant le retour. Sans constituer un indice d’une volonté de faire un coup d’Etat dès la fin de 1849, leur parution semble indiquer de façon générale que se préparait une autre étape — rappelons la parution de l'idée napoléonienne avant la tentative de Boulogne. De façon plus précise, et si nous ne résumerons pas ici toute la politique présidentielle du 10 Décembre au 2 Décembre, la première parution semble accompagner le tournant politique pris courant 1849, manifesté par le message du 31 octobre et la constitution d’un ministère responsable uniquement devant le président lui-même. Autorité du chef de l’exécutif et auctorialité s’étayent mutuellement. On voit de même dans les discours s’infléchir la relation au pouvoir, à mesure que l’ambition se fait plus ouverte : c’est toute l’idéologie constituée dans et par les « œuvres » qui affleure. La légitimité de l’élection, affichée au départ comme seule fondant l’autorité du gouvernement, est doublée en 1851 d’une légitimité extra-démocratique : le discours du 20 décembre 1848 lors de la prestation de serment affirmait : « La majorité que j’ai obtenue non seulement me pénètre de reconnaissance, mais elle donnera au Gouvernement nouveau la force morale sans laquelle il n’y a pas d’autorité »60. Celui du 25 novembre 1851, tenu devant les exposants français à l’exposition universelle de Londres, annonce : « ce gouvernement, dis-je, saura remplir sa mission, car il a en lui et le droit qui vient du peuple, et la force qui vient de Dieu »61. Nous avons vu dans quelle mesure le génie des Napoléon, quoiqu’humain, est censé avoir un pouvoir analogue à celui de la Divinité. Cela dit plus explicitement ce qui était contenu dans la formule célèbre du 31 octobre 1849 : « Tout un système a triomphé le 10 décembre, car le nom de Napoléon est à lui seul un programme ». On voit ainsi comment le discours politique de l’homme d’Etat distille par bribes l’ensemble d’une conception antérieurement élaborée et auto-légitimante.

L’auteur en acte

L’archive manque

  • 62 Elisabeth ROUDINESCO, L’analyse, l’archive, Conférences del Duca, Paris, Bibliothèque nationale de (...)
  • 63 NAPOLÉON III, Œuvres posthumes et autographes inédits de Napoléon III en exil, recueillis et coordo (...)
  • 64 NAPOLÉON III, Le secret du coup d’État. Correspondance inédite du prince Louis-Napoléon, de MM. De  (...)
  • 65 Ibidem, p. 38.

33Relevons tout d’abord l’effet d’absence d’archives précises de ce qui a précédé le coup d’État et de ce qui s’est déroulé pendant la nuit du 1er au 2 décembre sur le point qui nous occupe ici : nulle trace de ce dossier Rubicon qui aurait contenu les manuscrits des textes rédigés par Louis-Napoléon Bonaparte. Pas non plus de récit détaillé de la part de l’acteur et de l’initiateur principal du coup d’Etat. Ce manque d’archives, et ce manque de récit de la part de celui qui a principalement organisé et déclenché l’événement produit un effet d’autant plus fort. Pour reprendre la formule de la psychanalyste Elizabeth Roudinesco « le pouvoir de l’archive est d’autant plus fort que l’archive est absente »62. Dans les récits favorables au coup d’Etat, l’affirmation que tel ou tel acte a été effectué, que telle ou telle parole a été prononcée, que tel texte a été écrit par Louis-Napoléon Bonaparte apparaît d’autant plus forte que les sources manquent, même si des témoignages existent. L’effet d’auteur de Louis-Napoléon Bonaparte se situe d’abord paradoxalement là, dans ce manque d’archives, qui n’est pas la seule conséquence du hasard : il aurait pu en effet publier un récit du 2 décembre, comme il aurait pu laisser des archives de cet événement. Or, les œuvres publiées du vivant de Louis-Napoléon Bonaparte n’en contiennent nul récit, pas plus que les Œuvres posthumes63 publiées par le comte de la Chapelle. La publication du Secret du coup d’État, traduit en 192864, est la trace reconduite de cet effet : l’intitulé même de l’ouvrage rappelle l’essence du coup d’État, qui n’existe que par le secret. Celui-ci reste maintenu puisqu’il y est affirmé que l’on connaît grâce à ces lettres une partie de l’emploi du temps de Louis-Napoléon Bonaparte après onze heures du soir, le 1er décembre : « Une lettre inédite qu’il écrivit dès la première heure le 2 décembre et envoya à Flahault, nous révèle maintenant qu’il passa une partie du temps à son bureau »65 — ce qui n’est pas une grande révélation, mais assoit l’image de l’auteur au travail.

  • 66 Le texte a d’abord paru dans la seconde édition Temblaire. Voir supra.
  • 67 NAPOLÉON III, « Lettre de Louis-Napoléon Bonaparte à sa mère », dans Œuvres, ouv. cité, tome 2, p.  (...)
  • 68 Ibidem, p. 74.

34En revanche, Louis-Napoléon Bonaparte a mis en scène le coup d’Etat au second degré, en réintégrant dans les Œuvres publiées à partir de 1854 une « Lettre de Louis-Napoléon Bonaparte à sa mère », dont le texte, référé à des lieux et dates successifs au rythme des étapes du voyage d’exil vers les États-Unis, contient un récit de la tentative de Strasbourg en 183666. Il y développe ses sentiments éprouvés, il y évoque le moment de rédaction des proclamations, dans la nuit qui précède l’événement, et l’on a presque l’impression d’un récit substitutif du 2 décembre, mettant en scène un acteur sensible et en même temps décidé, dont nous découvririons l’intériorité, et non le cynique comploteur vu par les opposants : « La nuit nous parut bien longue, je la passai à écrire mes proclamations [...]. Nous comptions les heures, les minutes, les secondes ; [...] dans ces moments critiques, nos facultés nos organes, nos sens, exaltés au plus haut degré, sont concentrés sur un seul point ; c’est l’heure qui doit décider de toute notre destinée ; on est fort quand on peut se dire : demain je serai le libérateur de ma patrie ou je serai mort ; on est bien à plaindre lorsque les circonstances ont été telles qu’on n’a pu être ni l’un ni l’autre »67. Republié en 1854, ce texte se donne à lire comme le revers intérieur d’un acte public. On y lit en même temps les mêmes épisodes, dans des circonstances différentes, que ceux du 2 décembre : après l’écriture des proclamations et décrets, leur impression et en même temps les arrestations nécessaires pour contrôler la situation et empêche les réactions : « Il fallait, pour se rendre chez lui [le général], traverser toute la ville. Chemin faisant, je dus envoyer un officier, avec un peloton, chez l’imprimeur, pour publier mes proclamations, un autre chez le préfet, pour l’arrêter »68. Si ce texte résonne comme un récit par défaut du coup d’État, il indique aussi par défaut ce qui constituait les points faibles des tentatives de Strasbourg et de Boulogne : le manque de soldats, le besoin de convaincre et d’entraîner le peuple en même temps que l’action se déroule. Or, ce qui est frappant dans la succession des événements du 2  décembre, c’est bien la distinction opérée entre ces différents moments, et entre les lieux, entre les différentes opérations à effectuer, le partage à l’avance des tâches entre les différents protagonistes : comme si Louis-Napoléon Bonaparte donnait à lire a posteriori sa propre lecture critique de ses tentatives, et par contraste le mode d’emploi et la marche suivie pour le 2 décembre.

35Mais, même si notre supposition était juste, cela ne changerait pas le fait premier : l’acte initial du coup d’État, acte fondamental dans toute la construction politique et institutionnelle de l’Empire, manque à l’appel des archives. D’une certaine façon, comme les contemporains, nous restons tributaires, dans le rapport de connaissance, de cet effet d’auteur, de ce pouvoir maintenu et de ce contrôle non relâché sur les archives de l’événement.

L’auteur à l’affiche

36L’effet d’auteur que constitue pour nous aujourd’hui le manque d’archives, l’absence du dossier Rubicon, redouble l’effet mis en œuvre dans le cours même de l'événement. On n’a sans doute pas assez remarqué que la force du coup d’État, 1’« efficace » du « drôle d’événement » du matin du 2 décembre tenait à sa nature paradoxale : la présence des affiches et l’absence d’autre fait visible, sauf en quelques endroits.

  • 69 Le Constitutionnel, mercredi 3 décembre 1851, p. 1, colonnes 3-4.

37C’est l’effet que met en scène un des rares journaux autorisés à paraître, Le Constitutionnel, dans deux articles qui rendent compte de l’événement sur deux plans différents, la nouvelle répandue et la lecture des affiches, en affirmant d’un côté le caractère de généralité de l’événement et de l’autre son exceptionnalité : « Nous n’avons pas besoin de dire que les proclamations et les actes qu’on vient de lire ont causé ce matin dans Paris, une sensation immense. La nouvelle s’en est répandue, comme celle de tous les grands événements, avec la rapidité de l’éclair. Il y a eu de l’émotion partout, de l’étonnement nulle part. On s’est ému, parce que l’acte est considérable ; on ne s’en est pas étonné, parce qu’un acte de cette nature était prévu. [...] Les actes du gouvernement avaient été affiché avant le jour et en très grand nombre sur tous les murs de Paris, et les Parisiens, en sortant de chez eux, ont pu en prendre connaissance. Ces actes ont été lus et commentés avec beaucoup de calme par les ouvriers qui se rendaient à leur travail »69. Or, si le rapport au présent est un rapport en creux, limité à l’affichage, c’est que ce dernier organise une complexe relation au temps visant à en assurer la totale maîtrise : il a été réalisé avant l’aube, et en ce sens l’événement est déjà accompli ; mais ce qui est affiché annonce qu’un événement a été accompli — il est donc révolu à un double degré. Dans le même temps, le temps des affiches, l’acte de discours d’un énonciateur absent dicte l’avenir : le peuple français est convoqué dans ses comices, etc.

38Seul règne sur les murs la signature de l’auteur en bas des proclamations et décrets. Cet effet de l’auteur comme absent est mimé par les journaux autorisés à paraître. Il est ensuite mimé par les récits postérieurs et reconduit jusqu’à aujourd’hui.

  • 70 Le Siècle, du mercredi 3 au mardi 9 décembre 1851, p. 1, colonne 1.

39Dans les rares journaux autorisés à paraître, le discours maître est celui des affiches. On peut relever par contraste cette « déclaration de la rédaction du Siècle », en une : « par suite de l’État de siège décrété le 2 décembre, autant que par respect pour nos principes qui sont inaltérables, nous sommes obligés de nous abstenir de toute appréciation et de toute discussion, des faits et actes officiels que nous nous bornerons par conséquent à enregistrer »70. L’énonciation de l’acte de protestation des journalistes prend une forme symétriquement contraire à celle des actes officiels du coup d’État : c’est une déclaration collective, qui donne la signature de l’ensemble des membres ; mais c’est le collectif qui se présente comme l’auteur de la déclaration.

40Les journaux reproduisent, non seulement les textes des proclamations et décrets, mais ils reproduisent l’effet d’affichage au deuxième degré, que ce soit par obligation et contrainte, comme Le Siècle, que ce soit par « métier », comme le Moniteur, ou par choix politique et lien avec les auteurs du coup d’État, comme dans le cas du Constitutionnel. Soit le journal réénonce l’acte officiel, soit il tente de se distancier de l’énonciation officielle.

41Le Moniteur est exemplaire du rapport de la presse au coup d’État et en même temps dans une position singulière : non seulement il publie les actes officiels le 3 décembre, comme les autres journaux autorisés à paraître, mais il est acteur du coup d’État de papier le 2 décembre même. Son « supplément extraordinaire » du 2 décembre, dont la publication se surimpose aux deux suppléments du compte-rendu de la dernière séance de l’Assemblée, est une sorte d’affiche-synthèse du coup d’État : intitulé « PARTIE OFFICIELLE » Supplément extraordinaire, il publie tous les textes du coup d’État affichés sur les murs de Paris. Se présentant comme une unique feuille volante, il signifie par l’acte de sa publication que le pouvoir lui-même fait événement de l’intérieur. Rassemblées et ordonnées en trois colonnes, le décret, les deux proclamations de Louis-Napoléon Bonaparte et celle de Maupas constituent une petite affiche portative. Aucune autre mention, sinon celles en bas de feuille des noms du rédacteur en chef, du gérant et de l’imprimerie, n’accompagne les textes. Voix de l’auteur et acte d’autorité sont une seule et même chose, sous l’égide du nom de République.

42Le numéro du 3 décembre reprend le supplément, mais avec quelques différences significatives. La partie officielle reprend sur deux colonnes les trois premiers textes du supplément : le décret, les deux proclamations de Louis-Napoléon Bonaparte, mais il en exclut l’adresse de Maupas aux habitants de Paris, déplacée dans la « partie non officielle », pour lui substituer le décret de constitution de la commission consultative de Louis-Napoléon Bonaparte, puis les circulaires, signées Morny et Saint-Arnaud, de propagation et d’accompagnement de l’affichage du coup d’État. Il est difficile d’interpréter du point de vue du déroulement des circonstances ce déplacement — il est peut-être plus urgent de rendre compte à la province de ce qu’il en est, Paris étant déjà informé et contrôlé pour partie. Mais du point de vue de notre lecture, c’est bien l’autorité/l’auctoritas de Louis-Napoléon Bonaparte qui est davantage encore soulignée et renforcée : les deux tiers de la page sont consacrés à ses actes et manifestent ainsi le pouvoir dont sa signature est le signe et la marque.

  • 71 Je souligne.
  • 72 Le Constitutionnel, mercredi 3 décembre 1851, p. 1, colonne 1.
  • 73 Le Siècle, du mercredi 3 au mardi 9 décembre 1851, p. 1, colonne 1.

43Journal d’opinion et relais officieux du pouvoir présidentiel, le Constitutionnel reproduit les affiches, mais marque la légère autonomie de son discours par un effet d’annonce : il les précède en effet de l’énoncé suivant : « Le gouvernement a fait afficher71 ce matin ce qui suit »72. Cette simple phrase permet au journal d’inscrire sa voix à la fois comme duplication du pouvoir et en même temps comme duplication « autonome », « privée » [comme légitimant implicitement : c’est la voix publique du journal qui s’inscrit dans le discours officiel qui se surimpose à lui pour le rejoindre et y participer]. Au contraire, Le Siècle, obligé d’interrompre sa publication entre le 3 et le 9, la reprend en répétant et reproduisant des extraits du Moniteur, mais en se distanciant de l’effet d’autorité de la publication : non seulement les extraits sont précédés de la déclaration collective mentionnée, plus haut, mais le journal signale discrètement le décalage existant entre l’énonciation officielle des actes et sa propre position énonciatrice/éditrice : « Nous remplissons vis-à-vis de nos abonnés, en leur donnant le résumé des actes officiels de cette semaine, la lacune laissée par notre publication »73. Indiquant explicitement que cette publication résumée est un devoir rempli vis-à-vis d’un public restreint, il signale ainsi par défaut l’impossibilité de s’adresser au public tout entier, en tant que journal exprimant une opinion critique de l’événement. Sans qu’on puisse parler de résistance, s’agissant d’un micro-fait d’énonciation, il s’agit bien d’un refus de réénoncer sans distance l’énonciation officielle ; Le Siècle refuse d’être « la voix de son maître » tout en se pliant à la force d’autorité qui fait loi.

  • 74 Bibliothèque nationale de France, LB55-2296, Appel au peuple français, Évreux, imprimerie de Veuve (...)

44Mais le ré-événement se produit encore par les dépêches envoyées aux préfets, et par les reprises éditoriales des affiches du coup d’État par des relais provinciaux. Si ce qui se passe au cours du siècle est similaire de ce point de vue — événement parisien et répercussions en province par le télégraphe —, si la technique joue ici un rôle équivalent, reproduisant l’événement, servant de médiation à la propagation de la nouvelle, le phénomène de reproduction de l’acte d’auteur montre en même temps ici une spécificité. À la différence d’une révolution dont les acteurs, reprenant à leur compte l’acte lui-même, parce qu’ils s’en sentent les co-acteurs, rédigent en général leurs propres proclamations, signées collectivement de leurs noms, les actes du coup d’État ne peuvent être réénoncées par quelqu’un d’autre. Il ne peut y avoir qu’un seul auteur. La seul part personnelle peut résider dans l'arrangement et la disposition des textes de Louis-Napoléon Bonaparte, ou, cas limite, l'abréviation-résumé d’une des proclamations. C’est le cas à Evreux74 : quelqu’un, mais qui ne peut évidemment pas signer, a abrégé la proclamation de l’appel au peuple, sans doute pour la faire tenir sur le seul recto de l’affiche, puis résumé la fin en quelques phrases. Le titre est transformé en « appel au peuple français ». Le texte, à partir de « [...] des fondations sur lesquelles on puisse asseoir quelque chose de durable », est résumé ainsi : « Je soumets à vos délibérations les bases fondamentales suivantes : 1° Un chef responsable nommé pour dix ans ; 2° Des ministres dépendant du Pouvoir exécutif ; 3° Un conseil d’Etat formé des hommes les plus distingués ; 4° Un corps législatif ; 5° Une seconde assemblée formée des illustrations. Signé Louis-Napoléon BONAPARTE ».

45On peut voir comment, une fois repris l’essentiel de la proposition de constitution, toute la fin du texte, consistant dans le double ancrage historique, référé à la fois au « système créé par le premier consul au début du siècle » et à « la France régénérée par la révolution de 89 et organisée par l’Empereur », a disparue. Paradoxalement, l’intervention non signée, sur le texte de Louis-Napoléon Bonaparte, renforce l’aspect auctorial et auto-légitimé du texte.

Ambiguïtés énonciatives et rhétorique de l'accompli : le masque de l'auteur et ses failles

46Les publications séparées, les reprises mêmes par différents éditeurs de l’acte personnel de Louis-Napoléon Bonaparte font apparaître à la fois la complexité de l’acte énonciatif et performatif de Louis-Napoléon Bonaparte et en même temps les failles qui le parcourent.

47Il y a une unité de signature des textes publiés et affichés la nuit du 2 décembre. Ils sont tous signés de la même façon : « Fait au Palais de l’Elysée, le 2 décembre 1851./ LOUIS-NAPOLEON BONAPARTE ». Même si d’autres noms d’auteurs, ou de co-auteurs apparaissent, comme nous le savons, — tels Morny, co-signataire du décret, Maupas, signataire d’une proclamation « aux habitants de Paris », cette unité n’est pas mise en cause : les autres co-auteurs sont placés dans une position subalterne, et ne sont là que pour confirmer l’effet de la signature princeps. Cette signature est elle-même renforcée par le titre employé pour asseoir l’autorité de l’énonciation : le président de la République — de par sa fonction, il décrète, il proclame.

48Mais le phénomène est en réalité plus complexe que ne le laisse percevoir l’apparente unité de la signature et de la fonction d’autorité. D’une part, à l’énonciation à la troisième personne qui est celle du décret s’oppose l’énonciation à la première personne des deux proclamations. L’instance une se dédouble en deux positions énonciatives très différentes. Ce dédoublement est lui-même répété, « dédoublé », scindé une seconde fois, dans la première des proclamations, dite « appel au peuple » » : « PROCLAMATION / DU PRÉSIDENT DE LA REPUBLIQUE / APPEL AU PEUPLE / Français ! »

49On n’a sans doute pas assez prêté attention au fait que la mention, en caractères plus petits, « appel au peuple », n’était pas en accord avec le premier titre « proclamation du président de la république » : là où le titre réitère l’acte d’autorité, le sous-titre se place sur un plan personnel, privé, lançant un « appel » pour se faire entendre, ce dont n’a pas besoin a priori une personne en fonction d’autorité — ici, même en surcroît d’autorité. Si l’énonciation d’auteur vient redoubler en écho celle de l’autorité énonciatrice, elle la fait dévier vers une instance personnelle, quasi autobiographique, comme peut le montrer une lecture attentive du texte. Cette dimension double, ambivalente, n’existe pas dans la proclamation « à l’armée », bien qu’on y trouve également l’instance du « je » qui en assume l’énonciation. Il nous semble que ce dédoublement énonciatif jette un trouble et que toute la proclamation dite « appel au peuple » travaille à la fois à utiliser cet effet particulier et à le résorber. Ainsi, apparaît seulement dans cet appel l’énoncé à la troisième personne « je l’ai dissoute », formulée autrement au passif dans les trois autres textes. L’autorité du président de la République, ci-devant Louis-Napoléon Bonaparte, étaye son acte illégal, le décret de dissolution et de proclamation de l’état de siège, par une intervention de l’auteur Louis-Napoléon Bonaparte, dont la construction, nous l’avons montré, repose elle-même à la fois sur l’héritage de l’oncle et sur l’entreprise éditoriale de construction d’un « penseur-acteur crédible ».

  • 75 Dans le premier décret, définissant les formes du plébiscite, daté du 2 décembre, en tous cas.

50L’analyse des procédures énonciatives, des différentes positions d’énonciation et d’auto-légitimation employées dans le discours de Louis-Napoléon Bonaparte dégage plusieurs points essentiels : le groupe de textes fonctionne comme un ensemble de leurres visant à faire oublier que Louis-Napoléon Bonaparte répète là, en partant d’une position d’autorité qui lui confère une force inédite pour lui, un acte similaire aux tentatives de Strasbourg et de Boulogne. Mais il en diffère sur un point fondamental : là où les tentatives précédentes faisaient vraiment appel au peuple en espérant être suivi, là où était utilisé une rhétorique de la persuasion qui devait entraîner à l’action le peuple derrière lui, l’appel ici n’est qu’un simulacre d’appel. Les ordres sont déjà exécutés, l’événement central est déjà réalisé, l’accord avec le peuple est présupposé acquis de longue date, même si un choix apparent est laissé : il ne s’agit que de le confirmer. L’appel est ainsi un « appel au vote du peuple », appel de surcroît nominal75, émanant d’une autorité, demandant à chaque individu de venir confirmer son accord, permettant de contrôler que chacun est bien venu voter. Cela n’est en rien l’appel singulier d’un auteur singulier participant, comme individu, du peuple auquel il demanderait une manifestation fraternelle. Il ne s’agit pas de faire corps avec le peuple, mais bien d’assujettir chaque individu à son vote, de même que chacun sera tenu de prêter serment à l’autorité nominale — l’auteur — de l’acte.

51Louis-Napoléon Bonaparte joue ensuite de façon implicite ou explicite avec la référence et la citation. Il utilise l’autorité de l’oncle, s’agissant du projet de constitution. Chacun pouvait, à condition d’en avoir le savoir scolaire ou la culture personnelle, reconnaître la phrase, tirée de la constitution de l’an VIII : « La Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée : elle est finie », dans la phrase de la proclamation de l’appel au peuple « cette mission consiste à fermer l’ère des révolutions ». Mais il joue aussi de l’auto-référence : les Rêveries politiques se terminaient par un projet de constitution.

  • 76 Le discours du 20 décembre 1848 ne contient pas cette signification, le manifeste électoral non plu (...)

52Mais l’effet d’auteur le plus massif est peut-être, depuis une absence physique, depuis la seule présence des affiches, d’utiliser une rhétorique de l’accompli pour asseoir un acte public annonçant une ère nouvelle. Par les textes croisés du 2 décembre, Louis-Napoléon Bonaparte veut avoir accompli son coup d’Etat avant tout événement, dans le sens où les Parisiens sont censés découvrir un événement déjà réalisé, la signature de l’auteur de l’acte devant avoir une efficace telle qu’ils se déclarent convaincus. Les textes, et en particulier la proclamation de l’appel au peuple, sont traversés d’énonciations au passé. Ainsi de la dissolution : « L’Assemblée est dissoute » ; « Je l’ai dissoute » ; « elle a cessé d’exister ». On la retrouve explicitée dans l’adresse signée Maupas aux habitants de Paris : « C’est au nom du peuple, et dans son intérêt et pour le maintien de la République, que l’événement s’est accompli ». On remarquera la progression de l’énonciation vers l’anonymat, depuis le « je », et depuis le présent, vers la troisième voix passive et vers le passé. Mais c’est l’ensemble de l’appel au peuple qui est organisé sur ce modèle. Louis-Napoléon Bonaparte, non seulement attribue aux électeurs l’intention d’avoir décidé de l’élire avant même le vote du 10 décembre, mais il suppose que l’événement était réalisé d’avance : « La Constitution, vous le savez, avait été faite dans le but d’affaiblir d’avance le pouvoir que vous alliez me confier ». Les intentions des rédacteurs ne sauraient alors qu’être fondamentalement perverses, pour avoir sciemment voulu s’opposer à cet événement prévu, devant avoir eu lieu. De même, il prétend tenir du peuple la mission qu’il définit ensuite, « fermer l’ère des révolutions », mission affichée comme la raison présente de son acte le 2 décembre 1851, le vote du 10 décembre 1848 ne pouvant avoir déjà cette signification en toutes lettres76.

  • 77 Sur ce point, nous ne sommes que partiellement d’accord avec l’analyse critique du performatif que (...)

53Il s’agit bien, par un coup qui se veut un coup d'auctor, de placer les Parisiens devant l’accompli. Le rapport du public à cette « œuvre » est un rapport contraint : par le texte lui-même, par l’autorité de la fonction soutenue de la force — qui ne vient pas de Dieu, mais de l’armée, elle-même au garde-à-vous de l’effet d'auctor77. C’est toute l’auctorialité de Louis-Napoléon Bonaparte, diffusée et affichée par la propagande, qui porte l’effet d’annonce de publication d’une œuvre à venir sur lequel les Goncourt, comme nous l’avons vu en ouvrant notre propos, ironisent. Les affiches à la fois performent l’acte d’auteur tout en tentant de forclore l’événement.

  • 78 Voir le discours de Philippe Seguin, exemplaire à ce sujet.
  • 79 Notons au passage que dans ce cas, l’expression « dérapage » devient presque une excuse, quand ell (...)

54Replacé dans ces perspectives, le geste initial du coup d’État réapparaît comme événement de rupture, non républicain, réactionnaire au sens propre, contrairement à l’interprétation récente78 qui, au-delà de l’historiographie au sens strict, tendait à en faire un acte quasi anodin, à peine remarquable par son irrégularité, simplement regrettable par la dureté de la répression assimilée à un dérapage attribué à Morny79. Or, c’est bien un acte exceptionnel et singulier, non tant par son illégalité seule, que par l'auctoritas dont se réclame celui qui le produit.

  • 80 Pierre ROS AN VALLON, La démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France, Par (...)

55Le rétablissement du suffrage universel ne peut dès lors être analysé de façon séparée : il est un des éléments du leurre, en même temps qu’une des chevilles du montage auctorial : la vérification plébiscitaire, à la manière d’une signature de témoin, doit venir contresigner et garantir la signature princeps de l’Auteur. Il semble alors impossible de suivre Pierre Rosanvallon80 quand il affirme que, par son attachement à la souveraineté du peuple et au suffrage universel, « Louis-Napoléon Bonaparte s’inscrit clairement dans le cadre de la culture politique révolutionnaire ». La ressemblance fonctionne comme un parfait « happeau » tendant à faire oublier la différence radicale — ici l’inféodation à l'auctor. Replacés dans la configuration napoléonienne, le suffrage et la souveraineté ne sont là que pour confirmer la puissance du nom d’auteur.

56Il faudrait analyser à ce sujet la façon dont Louis-Napoléon Bonaparte s’auto-érige postérieurement en auteur de la Loi depuis une définition amputée de la souveraineté. Mais si, au Deux décembre, une partie du public, d’abord spectatrice, subit l’effet du leurre, l’événement se produit malgré tout : des acteurs rejettent singulièrement et collectivement l’affirmation performative de l’affichage. L’Ordre du discours d’auteur, reçu et donné, appuyé par la force armée et les arrestations nocturne, est alors contraint de dévoiler ses implicites.

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Notes

1 Edmond et Jules de CONCOURT, Journal, mémoires de la vie littéraire, Bouquins, Paris, Éditions Robert Laffont, 1989, tome 1, 1851-1856.

2 Idem, pp. 28-29.

3 Karl MARX, Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Éditions sociales, 1945.

4 Victor HUGO, Histoire d’un crime, Paris, Calmann Lévy, 1877, 304 p.

5 Michel FOUCAULT, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », dans Bulletin de la Société française de philosophie, tome 64, juillet-septembre 1969 ; pp. 73-104 ; republié dans Michel FOUCAULT, Dits et écrits, Paris, Éditions Gallimard, 1994, tome 1, pp. 789-821.

6 Michel FOUCAULT, L’ordre du discours, Leçon inaugurale au collège de France prononcée ledécembre 1970, Paris, Éditions Gallimard, 1971, 84 p.

7 Roger CHARTIER, « Figures de l’auteur », dans L’ordre des livres, lecteurs, auteurs, bibliothèques en Europe entre xiv et xviiie siècles, Paris, Éditions Alinéa, 1992, pp. 35-67.

8 Michel FOUCAULT, L’ordre du discours..., ouv. cité, pp. 28-31.

9 « Auteur », dans Pierre LAROUSSE, Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, Paris, Administration du Grand dictionnaire universel, 1866, volume 1.

10 Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère... Un cas de parricide au xixe siècle, présenté par Michel Foucault, Archives, Paris, Éditions Gallimard, 1973, p. 274.

11 Idem, pp. 131-132.

12 Jean-Jacques ROUSSEAU, Du contrat social, L’Intégrale, Paris, Éditions du Seuil, 1971 (lère édition 1762), tome 3, p. 530.

13 Alphonse de LAMARTINE, Le passé, le présent, l’avenir de la République, Paris, au bureau du Conseiller du Peuple, 1850, p. 63.

14 Philippe SEGUIN, Louis-Napoléon le Grand, Paris, Éditions Grasset, 1990, 458 p, comme l’indique la 4e de couverture : « En médaillon sur la couverture : portrait de Napoléon III par H. Flandrin ».

15 Gonzague SAINT BRIS, Le Coup d'éclat du 2 décembre, Paris, Éditions Tallandier, 2001, 264 p.

16 Alain MINC, Louis-Napoléon revisité, Paris, Éditions Gallimard, 1997, 254 p.

17 Ibidem. La manchette de couverture indique : « Le livre que Mitterrand avait promis d’écrire ». Il serait d’ailleurs certainement utile d’analyser le rapport de la Ve République à cette auctorialité du pouvoir, dans la filiation, de ce point de vue très peu démocratique, de De Gaulle.

18 Philippe SEGUIN, Louis-Napoléon le Grand, ouv. cité, pp. 131-178.

19 Alain MINC, Louis-Napoléon revisité, ouv. cité, pp. 53-83.

20 Gonzague SAINT BRIS, Le Coup d’éclat..., ouv. cité p. 124.

21 Frédéric BLUCHE, Le bonapartisme, aux origines de la droite autoritaire, 1800-1880, Paris, Presses universitaires de France, 1980, 368 p.

22 Ainsi que le formule Bernard MÉNAGER, « Napoléon III », dans Jean TULARD [dir.], Dictionnaire du Second Empire, sous la direction de Jean Tulard, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1995, p. 885.

23 Comptage effectué à partir du Catalogue général des livres imprimés de la Bibliothèque nationale, Paris, Imprimerie nationale, 1933, tome 122, pp. 841-884 ; mais il est lacunaire : ainsi, Rêveries politiques n’y apparaît pas, sans doute du fait d’une publication hors de France, donc hors du dépôt légal. Il faut ainsi y ajouter d’autres références, comme Charles-Édouard TEMBLAIRE, « Liste des ouvrages de Louis-Napoléon Bonaparte », dans Louis-Napoléon BONAPARTE, Œuvres, publiées par Charles-Édouard Temblaire, Paris, Librairie Napoléonienne, 1848, tome 3, pp. 323-324. On peut s’étonner qu’une fois président, puis empereur, Louis-Napoléon Bonaparte n’en ait pas fait le dépôt. Par négligence, ou parce que l’ouvrage est repris dans les différentes éditions des Œuvres complètes ?

24 1830, 1831, 1835, 1837, 1838, 1845 et 1847.

25 Armand LAITY, Une Relation historique des événements du 30 octobre 1836, Paris, Imprimerie de L.-B. Thomassin, 1838. Elle n’est pas signée de l’acteur principal, mais sans doute voulue et contrôlée par lui.

26 « Les RÊVERIES POLITIQUES ont été écrites en 1832 : M. de Chateaubriand était alors en Suisse ; le Prince lui soumit son travail, et notre grand écrivain voulut bien y faire quelques observations, qui ont malheureusement été égarées. L’une d’elle consistait à mettre nation au lieu de peuple » ; voir NAPOLÉON III, « Rêveries politiques », dans Œuvres, Paris, Amyot, 1854-56, tome 1, note 1, p. 373. On remarquera « notre grand écrivain ». On peut s’interroger sur la raison de la perte : des critiques trop fortes ? des louanges trop mesurées ?

27 Le Constitutionnel, nº 306, jeudi 3 novembre 1836, p. 1, colonne 2 ; Napoléon-Louis BONAPARTE, Considérations politiques et militaires sur la Suisse, Paris, A. Levavasseur, 1833.

28 Napoléon-Louis BONAPARTE, Les Idées napoléoniennes, Paris, Paulin, 1839.

29 Napoléon-Louis BONAPARTE, L’idée napoléonienne. Œuvre mensuelle, nº 1er juillet, Paris, Chamerot, 1840.

30 Louis-Napoléon BONAPARTE, « Lettre de Louis-Napoléon Bonaparte à sa mère », dans Œuvres, publiées par Charles-Édouard Temblaire, Paris, Librairie Napoléonienne, 1848, 3 volumes, tome 3, pp. 179-212.

31 Gazette des Tribunaux, n° 4 700, lundi 28 et mardi 29 septembre 1840, p. 1, colonne 3.

32 Louis-Napoléon BONAPARTE, Œuvres, ouv. cité, tome 3, pp. 5-6.

33 Si le premier est publié après, il est replacé en introduction du second, dans l’édition Amyot et Pion de 1854.

34 NAPOLÉON III, « Des Idées napoléoniennes », dans Œuvres, ouv. cité, tome 1, p. 17.

35 Idem, p. 27.

36 Ibidem, pp. 7-8.

37 Ibidem, p. 10.

38 Voir par exemple Napoléon-Louis BONAPARTE, Analyse de la question des sucres, Paris, Administration de librairie, 1842, 4. p.

39 Napoléon-Louis BONAPARTE, Canal of Nicaragua [...], Londres, Mills and Son, 1846, 70 p.

40 Voir « auteur », dans Pierre LAROUSSE, Grand dictionnaire..., art. et ouv. cités.

41 NAPOLÉON III, « Des Idées napoléoniennes », ouv. cité, pp. 17-18.

42 « Testament de Louis-Napoléon, ancien roi de Hollande », dans Louis-Napoléon BONAPARTE, Œuvres, ouv. cité, p. 319.

43 Napoléon III, « Des Idées napoléoniennes », ouv. cité, pp. 28-29.

44 Prince Napoléon-Louis BONAPARTE, Extinction du paupérisme, Paris, Pagnerre, 1844. Exemplaire conservé à la réserve de la Bibliothèque nationale de France, sous la cote Rés-LB51-3928-D. La dédicace se trouve en haut de la page de titre.

45 Idem, p. 3.

46 Prince Louis-Napoléon BONAPARTE, Extinction du paupérisme, ouv. cité, pp. 3-4. Je souligne.

47 Nous renvoyons pour la liste au Catalogue général des livres imprimés..., ouv. cité, p. 841.

48 Louis-Napoléon BONAPARTE, Œuvres complètes, publiées par Charles-Édouard Temblaire, Paris, Imprimerie de P. Dupont, 1848, tome 1, XVI-268 p.

49 Idem, p. 1.

50 Idem, p. XVI.

51 Idem, feuille manuscrite jointe à la reliure.

52 Louis-Napoléon BONAPARTE, Œuvres, ouv. cité. La préface de Temblaire est datée de novembre 1848.

53 Idem, pp. 7-62.

54 Idem, p. 8.

55 Idem.

56 Idem p. 46.

57 Œuvres de Napoléon Bonaparte, Paris, A. Pierre, s.d.

58 Discours et proclamations de Louis-Napoléon Bonaparte,...depuis son retour en France jusqu’au 1e janvier 1850, Paris, Éditions J. Domaine, 1850, in-8°, 75 p. ; Discours et proclamations de Louis-Napoléon Bonaparte,...depuis son retour en France jusqu’au 1er janvier 1851, années 1849 et 1850, Paris, imprimerie de Schiller aîné, 1851, 143 p.

59 Louis-Napoléon Bonaparte, président de la République, son serment à la République et son discours au peuple français [20 décembre 1848]. Démission du général Cavaignac [...]. Composition du nouveau ministère, Paris, imprimerie de Mme de Lacombe, 1848, 2 p. On sait que le serment a été lu par le président de l’Assemblée, l’élu ayant ensuite répondu « Je le jure ».

60 Louis-Napoléon BONAPARTE, Discours et messages, depuis son retour en France jusqu’au 2 décembre 1852, Paris, Librairie Pion, 1853, pp. 5-6.

61 Ibidem, p. 190.

62 Elisabeth ROUDINESCO, L’analyse, l’archive, Conférences del Duca, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2001, p. 9.

63 NAPOLÉON III, Œuvres posthumes et autographes inédits de Napoléon III en exil, recueillis et coordonnés par le Comte de la Chapelle, collaborateur des derniers travaux de l'Empereur à Chislehurst. Histoire et plan de la campagne de 1870, principes politiques, travaux scientifiques, manuscrits lettres autographiées, annotations de la main de S. M. l’Empereur, Paris, Lachaud, 1873, VIII-276 p.

64 NAPOLÉON III, Le secret du coup d’État. Correspondance inédite du prince Louis-Napoléon, de MM. De Morny, de Flahaut et autres, 1848-1852, Paris, Éditions Émile-Paul frères, 1928, 315 p.

65 Ibidem, p. 38.

66 Le texte a d’abord paru dans la seconde édition Temblaire. Voir supra.

67 NAPOLÉON III, « Lettre de Louis-Napoléon Bonaparte à sa mère », dans Œuvres, ouv. cité, tome 2, p. 70.

68 Ibidem, p. 74.

69 Le Constitutionnel, mercredi 3 décembre 1851, p. 1, colonnes 3-4.

70 Le Siècle, du mercredi 3 au mardi 9 décembre 1851, p. 1, colonne 1.

71 Je souligne.

72 Le Constitutionnel, mercredi 3 décembre 1851, p. 1, colonne 1.

73 Le Siècle, du mercredi 3 au mardi 9 décembre 1851, p. 1, colonne 1.

74 Bibliothèque nationale de France, LB55-2296, Appel au peuple français, Évreux, imprimerie de Veuve Costerousse, Librairie, Rue grande, 10.

75 Dans le premier décret, définissant les formes du plébiscite, daté du 2 décembre, en tous cas.

76 Le discours du 20 décembre 1848 ne contient pas cette signification, le manifeste électoral non plus.

77 Sur ce point, nous ne sommes que partiellement d’accord avec l’analyse critique du performatif que fait Pierre BOURDIEU, « Le langage autorisé, les conditions sociales de l’efficacité du discours rituel », dans Langage et pouvoir symbolique, édition revue et augmentée de Ce que parler veut dire, Points, Paris, Éditions du Seuil, 2001, pp. 159-173. Si c’est bien le « skeptron » qui autorise le discours, ici mis en texte, il y a bien performatif en ce sens que le discours autorisé agit bien dans et sur le réel, il effectue bien un événement qui n’est pas une « mascarade ».

78 Voir le discours de Philippe Seguin, exemplaire à ce sujet.

79 Notons au passage que dans ce cas, l’expression « dérapage » devient presque une excuse, quand elle est charge d’accusation dans le cas de Révolution.

80 Pierre ROS AN VALLON, La démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France, Paris, Éditions Gallimard, 2000, p. 184.

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Pour citer cet article

Référence papier

Olivier Le Trocquer, « Le Deux décembre ou le sacre de l'Auteur : les usages politiques d'un lieu commun de l'écriture de l'histoire »Revue d'histoire du XIXe siècle, 22 | 2001, 97-119.

Référence électronique

Olivier Le Trocquer, « Le Deux décembre ou le sacre de l'Auteur : les usages politiques d'un lieu commun de l'écriture de l'histoire »Revue d'histoire du XIXe siècle [En ligne], 22 | 2001, mis en ligne le 30 novembre 2016, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rh19/249 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rh19.249

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Auteur

Olivier Le Trocquer

Doctorant au Centre d'histoire du XIXe siècle, Université Paris 1.

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