Le 2 décembre 1851 dans le Finistère, un coup d'État évanescent ?
Résumés
Le 2 décembre fut-il un jour différent dans le Finistère ? Car à peu près rien ne vient troubler la tranquillité visible et avérée après le coup d'État. Le 2 décembre ne semble donc pas faire date d'emblée, sauf pour ceux qui ont en charge l'administration du département, sont au fait des nouvelles nationales, appartiennent en quelque sorte à la sphère publique. Cependant, la marque de fabrique du nouveau régime est concurrencée dans le même temps et pour d'autres souvent, par une seconde date, celle du plébiscite du 20 décembre. L'enjeu de l'événement — 2 décembre ou 20 décembre — va au-delà d'un simple problème de calendrier. Il permet en effet de cerner la disjonction entre deux façons de penser, d'appréhender l'événement politique : rupture initiale pour certains qui transforme le cours des choses, inclusion dans un temps électoral plus dégagé des contingences du moment pour d'autres.
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1Le 2 décembre 1851 — rupture politique annoncée, ardemment souhaitée par certains, finalement survenue — et ses prolongements immédiats n'auraient-ils constitué, en Basse-Bretagne, et plus particulièrement dans le Finistère, qu'un déclinaison locale d'une histoire nationale dont les césures dessineraient la même marche du temps, à Paris et dans le Var, à La Suze et à Quimper ? 1851 est bien l'un de ces moments-clés de l'histoire nationale dont la scansion est censée rythmer le destin collectif. Il n'y aurait alors qu'à examiner les répercussions en province, voire les chocs en retour de l'événement, puis à analyser les modalités de ces réactions successives. Or, dans le Finistère, en décembre 1851, il ne se passe rien ou presque. Une page blanche de l'Histoire, en quelque sorte, à l'aune des prises d'armes, des soulèvements, des résistances 1 que peuvent suivre les abonnés des journaux du département à travers les nouvelles venues d'autres parties de la France. Ni "guerre sociale", ni "guerre des rues", donc, dans cette pointe de la Bretagne ; tout au plus, des réticences d'individus retranchés, au mieux dans un silence boudeur, au pire (selon le point de vue des autorités administratives et judiciaires) dans une prise de parole plus effervescente que d'habitude, mais qui ne débouche sur aucun incident majeur. La passivité régnerait, entre apathie et franche léthargie.
2Le 2 décembre serait ainsi un événement quasi-illisible dans ce département 2, d'autant plus pour l'historien qu'il est écrasé — et, avec lui, ce qui précède, la Seconde République, voire la monarchie de Juillet —, entre l'imagerie chouanne de la période révolutionnaire et le terrain d'enquête du classique Tableau politique de la France de l'Ouest 3. Enfermement dans l'archétype du "bloc blanc", clérico-légitimiste, puis découverte des multiples tempéraments et comportements politiques sous la IIIe République, tels sont les héritages avec lesquels l'historiographie contemporaine a dû composer et qu'elle a successivement revisités 4. Il n'empêche, l'image d'un mitan du siècle atone sur le plan politique reste très largement dominante 5. Une sorte de vulgate s'est peu à peu construite, qui fait la part belle à la thèse d'une disjonction entre la politique nationale parisienne — là où tout se passe — et la politique locale — atrophiée, avec une population supposée peu éveillée aux enjeux politiques quels qu'ils soient —, et à son corollaire, l'a priori d'un suivisme absolu : ce qui se passe à Paris se réfléchissant dans le département, dans les communes, dans les consciences, avec plus ou moins de retard et une plus ou moins bonne compréhension 6. Le 2 décembre est une rupture admise comme telle et supposée vraie en tout lieu parce que rupture il y a, à la tête de l'Etat, avec le coup de force de Louis-Napoléon Bonaparte. Quant à la suite de cette histoire, c'est uniquement en termes de ralliements imposés et/ou spontanés, dès 1851, en 1852 lors du plébiscite, ou en 1858, lorsque le couple impérial, traversant la Bretagne, vient jusqu'à Brest, que la question est posée. Il ne s'agit pas ici de nier l'importance et la difficulté de cette question — qu'est-ce que le bonapartisme du côté de sa réception populaire ? 7 — qui va bien au-delà du simple décompte des voix au moment des élections, mais d'emprunter une autre voie, celle des lectures possibles — et non pas toujours probables — de l'événement. C'est une approche à la mode 8, dont on suggère qu'elle peut permettre d'aborder, entre autres, par des chemins détournés, la question classique des formes de la politisation 9.
3Le 2 décembre ne fait pas date d'emblée dans le Finistère, sauf pour ceux qui ont en charge l'administration renouvelée du département. Ce n'est qu'au cours de l'année 1852, a posteriori donc, que la date s'impose pour certains, sinon comme une rupture, tout au moins comme une césure. L'élection des députés au Corps législatif, le renouvellement des conseils municipaux, généraux et d'arrondissement, construisent la date-symbole ; ils permettent au personnel préfectoral de proposer au gouvernement du prince-président des hommes dont la carrière dans les assemblées est offerte à l'acquiescement électoral parce qu'ils ont été des soutiens à Louis-Napoléon dès le 2 décembre ou parce qu'ils le sont devenus rapidement ensuite ; ils obligent certains prétendants, ralliés de fraîche date ou fervents défenseurs de la cause impériale, à une anamnèse dont le coup d'État est un point d'orgue incontournable.
4Cependant, la fixation mémorielle de l'acte de naissance du nouveau régime est concurrencée dans le même temps, pour d'autres acteurs, par une autre date d'avènement, celle du 20 décembre. En imposant le serment, en sollicitant la parole des maires à l'intérieur d'un système de remontée de l'information extrêmement coercitif, l'administration constate en effet que l'acte de naissance intériorisé par les notables des communes et des cantons — porte-parole ? — doit être déplacé de quelques jours en aval. Or, l'enjeu de la datation, de la construction rétrospective de l'événement — 2 décembre ou 20 décembre — va au-delà d'un simple problème de calendrier. Il permet en effet d'appréhender la disjonction que les élites, en charge de la politique du gouvernement dans le département, opèrent entre ce que l'on pourrait évoquer sous les termes de "grande politique" et de "petite politique". Privilégier le 2 décembre, c'est non seulement se mettre immédiatement aux ordres de Bonaparte, c'est aussi se situer dans la continuité de l'Histoire — le 2 décembre de l'oncle et celui du neveu. Être bonapartiste, c'est donc avoir su se positionner dès le départ ou avoir compris juste après l'impact du coup monté. En ce sens, faire de l'attitude devant le coup d'État un critère d'appréciation du futur personnel politique, c'est lier l'existence de la "grande politique" — celle des idées, des partages idéologiques — à la compréhension immédiate des enjeux du 2 décembre. Ce qui compte alors pour le préfet du Finistère et ses affidés, ce qu'ils voient et ne peuvent que voir dans l'activité politique, ce sont des affrontements, des accords, des ralliements entre des personnes portées par des idées, marquées selon les tendances de l'échiquier national. Le 2 décembre est donc créateur de la politique telle qu'ils la conçoivent parce qu'il entraîne de facto une situation politique nouvelle d'urgence. Dans le département, l'écho de cette rupture nationale provoque alors un certain nombre d'actions : tentatives de récupération des légitimistes, combat contre des rouges visibles mais bien minoritaires. Ainsi, dans un tel système de représentation et d'action, le 20 décembre n'est plus qu'un adoubement du régime par des masses d'électeurs influençables, perméables à la propagande, et dont on nie qu'elles puissent porter la moindre conception politique. Le 20 décembre est un enjeu certes, il est aussi et surtout l'écume de l' "événement-2 décembre" que les autorités bonapartistes veulent forcément fondateur. C'est l'hypothèse que nous souhaitons développer maintenant.
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6LES ENJEUX IMMÉDIATS DE L'ÉVÉNEMENT
7Le 2 décembre a existé pour certains dans le Finistère avant même que Louis-Napoléon Bonaparte ait consommé sa rupture avec l'Assemblée nationale et avec la légalité constitutionnelle. La presse locale bruit tout au long de l'année 1851 des tensions accumulées entre le président de la République et les députés. Le rédacteur en chef de L'Océan, Gizorme, dans un article du 29 novembre intitulé "De la Conspiration Bonapartiste", termine sa longue analyse de la situation du pays en ces termes : "Tandis que les Assemblées discutent, parlementent, hésitent, le pouvoir exécutif résout, ordonne, attaque, envahit, balaie. Le 18 brumaire n'est pas déjà si loin de nous. C'est le même nom qui menace !".
8Chronique d'une crise majeure annoncée, c'est aussi ce qui apparaît en filigrane dans la correspondance entre Guillaume Lejean et Charles Alexandre. Le premier, né en 1824 à Plouégat-Guerrand dans une famille de paysans, poursuit néanmoins des études jusqu'au baccalauréat, travaille à la sous-préfecture de Morlaix, fait œuvre d'historiographe, et rencontre en 1846 celui qui va devenir son ami, Charles-Émile Alexandre, de trois ans son aîné. Issu d'une riche famille morlaisienne, ce dernier a fait ses études secondaires à Paris au lycée Louis-le-Grand où il eut comme condisciple Maxime Du Camp. Il devient en 1849 secrétaire de Lamartine. Tous deux rallient Paris en 1848 et communient dans la même foi démocratique. Le 30 novembre, Lejean écrit de Paris à Alexandre, resté à Monceaux : "On a frappé l'Assemblée, l'Elysée n'a plus de contrepoids. […] La droite est bruyante et impuissante : elle craint le coup d'État et n'en ferait pas" 10. Le 14 décembre, alors qu'il n'est pas encore revenu en Bretagne, il écrit, résigné : "J'ai reçu d'autres nouvelles de Morlaix. Une scène burlesque : la mairie est insurgée contre le 2 Xbre, vous savez cela : un caporal ivre et deux soldats idem ont tenté l'autre soir, à onze heures de nuit, un coup de main pour s'en emparer. On les a maîtrisés, bien entendu" 11. Que l'événement du 2 décembre ait été prévu et prophétisé de plus ou moins longue date, cela est certain. Qu'il l'ait été par des individus au fait d'une actualité politique nationale relève de la même évidence. En revanche, rares sont les indices qui permettent de savoir si une telle attente a pu être envisagée, partagée par de plus larges fractions de la population.
9On note l'argumentation suivante, au sujet d'un vœu émis par le conseil municipal de la commune de Plougonvelin, dans sa séance du 26 octobre 1851, pour la création d'un pont entre les rives de la ville de Brest : "Considérant que la construction de ce pont, dont l'utilité est incontestable pour la prospérité de plusieurs communes, qu'elle assurera l'existance, aujourd'hui bien misérable d'ouvriers, qu'il à la tranquillité à l'approche de l'année 1852, pendant laquelle doivent s'accomplir des événements. que le commerce est en souffrance, ce que des travaux importants pourraient faire renaître la confiance" 12, les élus demandent au gouvernement l'autorisation de faire débuter les travaux au plus vite. L'occurrence d'une interférence entre enjeux nationaux et décision locale est suffisamment rare pour mériter d'être signalée. Elle est d'autant plus importante que sa rareté vient confirmer, aux yeux des acteurs de la sphère publique dans le département — autorités administratives, politiques, religieuses, journalistes de la presse locale et lecteurs de ces mêmes journaux, pour la définir au plus vaste et au plus vite 13 — , l'imperméabilité et l'impossible prise de conscience des masses (des paysans surtout) vis-à-vis de tout enjeu dépassant les limites de la commune, les affaires de la paroisse, ou sortant du banal cadre du quotidien.
10Quelles sont alors les implications immédiates du coup d'État dans le Finistère ? Elles se résument pour l'essentiel à l'acte du préfet Jean Auguste Bruno Devès. Né à Bordeaux le 15 février 1797, propriétaire d'un grand vignoble dans le Médoc, négociant, armateur et, pour ce qui concerne sa carrière administrative, conseiller municipal de Bordeaux puis préfet de la Vienne, il a été nommé dans le département en mai 1850 14. C'est un républicain d'ordre qui fait un coup d'éclat : à la nouvelle du coup d'État, il convoque le conseil général qui, dans sa séance du 6 décembre, adopte à l'unanimité des participants moins une voix, une protestation que les journaux publient. Outre qu'il y est fait mention de la nécessité de maintenir l'ordre et la tranquillité dans le département, "Plusieurs membres font remarquer au Conseil que, […] c'est aussi pour lui un devoir non moins impérieux de témoigner, en présence des événements qui ont été la cause de sa réunion, la juste réprobation que ces événements lui inspirent. Le Conseil, s'associant à cette pensée, proteste, de la manière la plus énergique, contre la violation de la Constitution et des lois et contre la détention arbitraire des membres de la représentation nationale" 15. L'acte n'est pas anodin bien sûr et nous intéresse pour plusieurs raisons. Il est tout d'abord l'émanation concertée du représentant de l'État et de la représentation départementale à forte coloration légitimiste, c'est-à-dire de ceux pour qui la politique relève à la fois de ce qui se passe à l'échelle nationale et de la clause de conscience. C'est aussi un acte qui oppose à l'aléa des "événements" — et non de l'événement dans sa datation et dans son essence même — la légitimité d'airain de la Constitution. Surtout, la protestation apparaît très vite comme une manifestation isolée, à l'écho minuscule et à l'échec programmé. Peu suivent : le conseil municipal de Morlaix s'y associe dans sa séance du 8 décembre, après un vote obtenu à la majorité, tandis que le jour suivant, au Conquet, le maire dépose devant les élus de sa commune un exemplaire de la protestation du conseil général 16. Réaction instantanée à l'initiative du préfet 17, l'acte du 6 décembre ne peut que confirmer aux yeux des élites, parce qu'il n'est suivi d'aucun effet ou presque, l'impossible compréhension des termes de la "grande politique" par la quasi-totalité de la population. Le calme règne, et il règne d'autant plus, pourrait-on dire pour ceux qui ont en charge l'administration du département, que l'irruption de la "jacquerie" des quelques départements du sud et du centre du pays en opposition au coup d'Etat, au fur et à mesure qu'en parviennent les nouvelles, n'est absolument pas envisageable ici. Le Breton obéissant, perclus de traditions, engoncé dans sa routine, soumis à ses prêtres, selon l'image qui s'est construite peu à peu à partir de la monarchie de Juillet et à laquelle adhérent peu ou prou les élites 18, ce Breton-là ne peut remettre en cause ce qui s'est accompli à Paris.
11Le préfet démissionnaire et révoqué de ses fonctions est remplacé, après un court intérim 19, par l'ancien sous-préfet de Morlaix, Charles Richard 20. Quant aux journaux soumis rapidement à la censure, ils profitent de l'affaire pour faire le point sur la situation. Dans Le Quimpérois du 13 décembre, Lion dresse un panégyrique de l'administrateur fidèle à ses engagements : "Dans ce temps de défaillance des esprits et des cœurs, c'est un spectacle consolant et salutaire, à quelque point de vue qu'on se place, de voir un homme public, fidèle aux convictions de toute sa vie, faire à sa conscience le sacrifice d'une haute position. Tous les partis honnêtes comprendront et honoreront cette conduite". Des louanges certes, mais aucun appel à la non-obéissance et encore moins à la révolte. D'ailleurs, puisque la situation est plutôt bonne non seulement dans le Finistère mais dans tout l'ouest armoricain, le commissaire extraordinaire pour les départements de l'Ouest, Maurice Duval, cesse ses fonctions le 13 après avoir exercé pendant une semaine seulement sa tutelle sur les huit préfets de sa circonscription 21.
12Au moment où le préfet Richard est investi de sa nouvelle mission, pour qui le 2 décembre fait-il événement ? Pour le personnel d'encadrement du département et pour ceux qui se sont émus de la nouvelle situation octroyée au pays par le prince-président, évidemment. Ainsi, le général de brigade commandant le Finistère peut-il écrire, le 15 décembre : "L'ancien préfet du finistère n'a pas compris que le decret du 2 decembre etait avant tout une mesure de Salut public qui devait rallier tous les bons esprits en présence du danger qui menaçait l'ordre social en France. la triste evidence de ce danger eclate aujourd'hui a tous les yeux. L'attitude prise par M. Devès aussitôt après les événements, la reunion du Conseil Général, alors que le département etait fort tranquille, la protestation qui a eté le resultat de cette convocation au moins inutile, pouvaient encourager les anarchistes et agiter une population habituellement soumise a l'ordre & paisible" 22. Mais les événements parisiens, puis la résistance de certains provinciaux, n'ont-ils eu de sens que pour cette petite minorité d'hommes qui faisaient de la politique en ayant conscience que le 2 décembre n'était pas un épisode de la vie mouvementée de la République — après tout, elle en avait connu de si nombreux — comme un autre ? Non, bien sûr. Les rapports de Charles Richard et de ses sous-préfets permettent de saisir certains éléments de la situation du moment. Ils reflètent leurs critères d'appréciation et la perception qu'ils ont de leur terrain d'enquête, sans aucun doute ; cependant, ces rapports ne sont pas qu'une simple interprétation de faits à laquelle ils essaient de donner de la cohérence ou qu'une permanente justification de leurs actes.
13Le sous-préfet de Châteaulin est un très fin observateur des fluctuations de "l'esprit public". Le 7 décembre, dans son rapport au préfet, il note : "Les masses ne sortent pas de leur paisible indifférence ; mais d'un autre côté une agitation assez vive continue de regner dans la classe eclairée". Le lendemain, la situation peut sembler plus ambiguë : "Les esprits sont un peu plus calmes a Chateaulin. La protestation du Conseil Général y a été connue hier soir ; quelques personnes y ont adheré aujourd'hui". Le 10, on lit que "Toute agitation a maintenant cessé dans l'arrondissement. il n'y reste plus de trace de l'émotion de ces jours derniers ; Le scrutin des 20 et 21 contre lequel on protestait au premier moment est aujourd'hui accepté. […] Si la population rurale etait abandonnée à elle même, Napoléon aurait une grande majorité. Mais diverses influences interviendront. L'attitude du clergé aura surtout une grande importance et jusqu'à present elle n'est pas connue" 23. Dans l'arrondissement de Brest, le sous-préfet fait un bilan au 17 décembre 24 : "La tranquillité continue à régner dans tout l'arrondissement. Le parti légitimiste a changé de tactique relativement au scrutin du 20 décembre. Ainsi que j'ai eu l'honneur de vous en informer, il prêchait l'abstention. Mais ayant remarqué, sans doute, que les abstentions ne retrancheraient rien à la majorité que peut obtenir M. le Président de la République, il se serait décidé à provoquer des votes contraires. On m'assure qu'il a expédié dans ce but, sur tous les points de l'Arrondissement, de nombreux bulletins imprimés portant le mot non. […] Le Clergé de l'Arrondissement paraît très divisé sur la question qui doit se décider le 20 décembre. Certains curés se montrent ouvertement favorables à la cause du Président et d'autres dissimulent à peine leur hostilité. On prétend qu'il circule parmi les prêtres des lettres de Mgr l'Evêque de Quimper, qui blâment les décrets du 2 décembre. Si le fait est vrai, beaucoup de membres du Clergé soumettront leur opinion à celle de l'Evêque et s'ils font cause commune avec les légitimistes, il y aura bien des voix perdues pour M. le Président dans les campagnes" 25. On pourrait multiplier à l'envi les extraits de ces rapports qui dressent une géographie des sentiments politiques, des bons et des mauvais cantons, des incidents survenus. Ils témoignent à la fois de la conscience politique attribuée aux notables traditionnels — nobles légitimistes et clergé en priorité —, du flou qui entoure les autres individus qui réagissent ou sont susceptibles de le faire — classés souvent comme bourgeois ou ouvriers des villes et des gros bourgs —, de la quasi-disparition du peuple des campagnes dans le décor. Ils révèlent aussi le glissement des préoccupations de l'administration qui privilégie rapidement, sur les conséquences du 2 décembre, les succès qu'elle doit provoquer le 20.
14En obtenant la révocation du maire légitimiste de la Jonchère, qui a "formellement déclaré vouloir s'abstenir soit comme Maire, soit comme électeur, de toute participation au vote du 20 xbre malgré que la commune de Bohars ne renferme pour ainsi dire aucun homme capable de le remplacer" 26, le préfet stigmatise un ennemi de l'acte du 2 décembre et un contempteur de l'absolution par le vote voulue par Louis-Napoléon Bonaparte. Dans les rapports administratifs, il y a surtout quelques républicains rouges et/ou socialistes, les légitimistes et le clergé pour qui le 2 décembre a eu un écho certain. Mais les premiers, strictement dénombrés, fichés et circonscrits à l'intérieur des villes, ne peuvent s'appuyer sur des masses rurales dormantes. Quant aux seconds, leurs actions n'excéderaient pas le refus de participer à la vie politique. Reste à rallier le clergé. Telle est l'appréciation générale du canevas politique du moment par ceux qui sont chargés de diriger le département. L'émeute urbaine et la révolte des campagnes ne sont donc décidément pas envisageables.
15Au lendemain du 21 décembre, les jeux sont faits. Il ne s'agit pas ici de raconter par le menu la façon dont l'administration s'est engagée dans la préparation du scrutin, son impressionnant travail de persuasion et de coercition. La peur de l'abstention derrière laquelle se seraient cachées les néfastes influences du seul clergé ou du clergé réuni aux autres forces hostiles (les monarchistes, les républicains, les socialistes) conduit les autorités administratives à multiplier les pressions, à rechercher coûte que coûte les bons relais auprès des populations.
16L'exemple de ce qui se passe à Pleyben est éclairant à plus d'un titre. Delaunay, maire et conseiller général, est un notaire qui combine aux yeux de l'administration les caractéristiques positive d'avoir de l'influence sur les cultivateurs, et négative de ne pas être très favorable à la cause de Bonaparte. Il fait partie de cette minorité politiquement consciente, aux yeux des observateurs, et le sous-préfet le crédite d'avoir été "peut être l'homme du pays qui a pris les événements du 2 xbre avec le plus grand calme" 27. Mais il a signé la protestation du 6 décembre. La question de son remplacement se pose d'autant plus rapidement qu'il a été dénoncé au ministre de l'Intérieur par Félix Salonne, un riche propriétaire, ancien conseiller général condamné quelques années plus tôt à trois ans de réclusion pour avoir fait réformer, en sa qualité de membre du conseil de révision, un certain nombre de jeunes gens. Salonne espère profiter de la nouvelle situation politique et lorgne sur la mairie. Or, le préfet ne le nomme pas maire. En effet, "il eut été impolitique d'exasperer par une revocation un homme qui tient entre ses mains la fortune du quart peut-être des paysans de ses environs [Delaunay]", tout comme il est impensable de confier "des fonctions administratives à un homme flétri" car un tel changement produirait "l'effet le plus déplorable" 28. Reste une dernière solution, envisagée par le sous-préfet de Châteaulin pour être aussitôt repoussée, "celle qui consist[e] à faire choix d'un cultivateur. Malheureusement nos cultivateurs n'ont aucune opinion politique ; en en prenant un pour Maire de Pleyben, nous n'aurions dans cette grande et importante commune qu'un agent purement passif" 29. Le statu quo dure donc plus longtemps que prévu. En revanche, pour le scrutin du 20 décembre et malgré les préventions "éthiques" énumérées ci-dessus, l'administration n'oublie pas d'utiliser l'ascendant de Salonne. Dans une lettre adressée le 20 décembre au sous-préfet, il accuse réception des 250 bulletins que le préfet lui a adressés. La suite est plus intéressante : "Depuis mardi dernier, jour de foire à Pleyben, j'avais déjà pris l'initiative, en remettant 200 bulletins manuscrits à mes fermiers de Loqueffret, & 200 autres à mes fermiers de Brasparts. En sus tous les parens, qui ce jour-là sont venus en grand nombre visiter nos bons Frères, m'ont aussi pris plus de 300 bulletins pour toutes les communes du canton & des cantons voisins. hier j'ai distribué, au moins 200 autres bulletins, aux carriers de pont Coblanc, pour les communes de Gouézec, Lothey & Edern. Aujourd'hui tous les votans sont venus prendre de mes bulletins. L'avis que vous m'avez adréssé, affiché à ma porte, avec le portrait & la biographie du Prince, arrête tout le monde & produit un bon effet. Demain ce sera encore bien mieux" 30.
17Plusieurs éléments émergent. Les plus évidents tout d'abord : l'opposition entre, d'une part, le notaire et le propriétaire à la conscience politique avérée et, d'autre part, un cultivateur docile mais incapable de la moindre opinion ; l'extraordinaire mécanique électorale déployée d'autant plus facilement qu'elle est relayée par le patronage économique ici — spirituel en d'autres lieux — des notables. Ceux qui affleurent ensuite : Delaunay est pour le sous-préfet un individu pour qui le 2 décembre a forcément fait date et il en est certainement de même pour son concurrent Salonne. Le cultivateur, lui, ne peut que faire partie de cette masse qui a été submergée par les bulletins distribués ici ou là. Des individus donc qui appartiennent à la même société sans appartenir au même milieu et que le sous-préfet ne peut imaginer ranger dans la même catégorie de citoyens. Ce qui fait événement pour ce cultivateur à la fin du mois de décembre 1851, à condition qu'il ait voté, est-ce le 2 décembre ou le 20 décembre ? Poser cette question, ce n'est pas, au stade de cette étude, se prononcer pour l'une ou l'autre des solutions. Après tout, qu'en savons-nous et serons-nous jamais capable de le savoir ? S'interroger ainsi revient surtout à considérer ce qui est susceptible de faire date pour une population éloignée du centre d'impulsion parisien, dans une périphérie à la fois géographique mais aussi linguistique, à un moment crucial de l'histoire nationale. En d'autres termes, l'adoubement de Louis-Napoléon Bonaparte par le suffrage universel — ou pour reprendre ses termes, son absolution — doit-il être seulement analysé à travers le prisme des objets traditionnels de la science politique (taux de participation, décompte des suffrages positifs et négatifs, etc.) ou faut-il poser la question différemment ? Plutôt que de considérer le plébiscite de 1851 comme le révélateur d'une carte des zones de faible ou de fort étiage du bonapartisme, un "instantané de l'opinion publique" 31, pourquoi ne pas l'étudier pour ce qu'il est aussi et d'abord, un moment électoral important, et peut-être un enjeu dans la construction d'un autre événement ?
18Ainsi, à la toute fin de l'année 1851, deux dates sont susceptibles de se concurrencer par leur pouvoir d'évocation du nouvel ordre des choses. Le 20 décembre, conçu par les autorités comme le prolongement instrumental de l'acte du 2 décembre à travers sa réfraction électorale, peut très bien, en fonction d'une autre logique, faire lui aussi événement. Parce que le suffrage universel retrouvé permet de renouer avec les grandes consultations des années 1848 et 1849 ; parce que l'énergie déployée pour faire voter ne peut pas laisser indifférent. 69,5 % de participation le 10 décembre 1848 — Cavaignac obtenant 58 641 suffrages et Bonaparte 43 042 —, près de 60 % en mai 1849, un peu moins de 52 % fin décembre 1851 32. Les 20-21 décembre ne sont pas seulement des enjeux d'une politique nationale ; ils peuvent apparaître plus simplement, si l'on se place du côté des dizaines de milliers de votants, comme une façon de renouer avec une autre chaîne du temps : celle du temps électoral 33 auquel certains s'étaient acclimatés depuis la monarchie de Juillet, grâce, entre autres, aux scrutins municipaux 34, et qui avait fait irruption pour d'autres, plus nombreux, sous la Seconde République. C'est l'hypothèse que nous souhaitons approfondir.
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20DEUX LOGIQUES DE L'ÉVÉNEMENT ?
211852 est une année électorale faste. On vote à de nombreuses reprises : élections au Corps législatif le 29 février, scrutins pour l'élection du personnel politique départemental des conseils général et d'arrondissement pendant l'été, élections municipales en septembre, enfin appel pressant de l'administration pour sanctionner franchement le nouveau plébiscite de novembre 1852 35. La situation dans le département semble toujours aussi paisible . Il n'y a pas de plaie à panser et les indices d'une contestation de ce qui s'est passé depuis décembre 1851 sont ténus. Seules quatre affaires remettant en cause, à différents niveaux, la situation politique du moment émergent, pour l'année 1852, parmi les jugements prononcés par les tribunaux correctionnels du Finistère 37.
22Le 5 février, le tribunal de Quimper juge Corentin Stéphan, un serrurier ajusteur, célibataire, sans domicile fixe, né à Plouhinec, prévenu, selon les termes de la loi, d'avoir excité dans un lieu public au mépris du gouvernement et à la haine des citoyens entre eux. Les faits sur lesquels doivent se prononcer les juges sont énoncés de la façon suivante : le 20 janvier, Stéphan a eu, avec un cultivateur de Beuzec Cap Sizun, dans un cabaret de Ploaré, "une discussion politique parceque didailler avait dit qu'il avait voté pour Louis napoléon ; qu'il l'a traité à ce sujet de républicain blanc, qu'il l'a menacé de le jeter à la rivière ; qu'il a prétendu qu'il était un républicain rouge, un second Robespierre, qu'il a exalté Robespierre, au point d'approuver sa conduite il a, disait-il, abattu bien des têtes, il a bien fait ; qu'il a ajouté que si le parti des blanqui, barbès, piat et dru-rollin, dont il se faisait gloire d'être lui même, triomphait, et s'il était quelque chose, comme il l'espérait, ils feraient fusiller tous les partisants de napoléon, qui étaient de la canaille" 38. Ces propos tenus dans un cabaret puis réitérés devant le juge de paix valent à l'homme quinze jours d'emprisonnement. Le 24 mars, Louis Dubreil, peintre vitrier de 29 ans, est quant à lui jugé pour cris séditieux et offenses publiques au chef de l'État. Le tribunal de Quimperlé, ville où il demeure, le condamne à trois mois de prison pour avoir chanté : "a Bas le Président de la rép[ublique], c'est un cochon, je l'emm… c'est une canaille qui a fait des choses qu'il ne devait pas faire" 39.
23Ces désobéissances individuelles, dont on ne peut, hélas, estimer les répercussions sur la population, n'ont toutefois pas de quoi effrayer des autorités judiciaires et administratives qui s'emploient par ailleurs à gommer les signes tangibles de ce qui est devenu, pour elles, l'ancien régime politique d'avant le 2 décembre. Le 7 février, L'Océan, qui avait été un des porte-parole du courant légitimiste, n'oublie pas de mentionner deux faits qui pourraient sembler anodins : le matin même, la police a fait disparaître l'inscription "Place de la Liberté" sur une place de la commune suburbaine de Lambézellec — près de Brest —, débaptisant ainsi une nouvelle fois un endroit qui avait autrefois reçu les noms de Place Bourbon, puis Place du Roi de Rome. Dans la nuit, les arbres de la liberté plantés, l'un au milieu du champ de bataille de Brest, l'autre à Recouvrance, sont enlevés. Un commentaire nostalgico-politique suit : "Ces deux monuments végétaux, inaugurés avec une pompe extraordinaire, ont disparu furtivement ; on ne trouve plus, à la place qu'ils devaient ombrager pendant des siècles, qu'un peu de sable frais" 40. L'effacement des traces se fait dans l'indifférence. Le Finistère est aussi calme en 1852 qu'il l'était à la fin de 1851. Comme si rien ne s'était vraiment passé, comme si rien n'avait changé. Comme si le Finistère n'avait fait que regarder passer le coup d'État : dès janvier 1852, les premiers condamnés par les commissions mixtes transitent par le port de Brest avant d'être envoyés vers l'Algérie ou vers Cayenne 41.
24Aussi, l'inquiétude de l'énergique sous-préfet de Châteaulin, un an et demi après le coup d'État, peut sembler surprenante : alors qu'il ne cesse de répéter dans ses rapports que la très grande majorité de la population dans son arrondissement est incapable d'émettre la moindre opinion, le voici qui s'enquiert, auprès du préfet, le 29 juin 1853, des panonceaux des notaires : "Vous savez que ces panonceaux portant encore les emblemes de la Republique, je vous serai obligé de me faire savoir si vous avez jugé convenable de donner des ordres pour qu'on leur substituat ceux du Gouvernement Imperial" 42. Cette question traduit-elle l'inquiétude d'un administrateur zélé qui ne songe qu'à éliminer des symboles potentiellement subversifs pour l'ordre impérial ? Peut-être. La requête d'un homme qui, épris d'ordre, ne peut tolérer que la République résiste à l'Empire ? certainement. Elle témoigne aussi incidemment peut-être du décalage notoire entre ses observations sur le prétendu apolitisme des populations qu'il côtoie et sa perception aiguë, élitaire et nationale, des enjeux symboliques qui se décident à Paris. Le 22 mai 1852, dans L'Armoricain, les lecteurs découvrent deux publicités qui vantent chacune les mérites des bustes du prince-président 43. La mise en scène symbolique accompagne l'événement politique.
251852 est aussi une année où le renforcement du pouvoir passe par l'adhésion explicite au nouveau régime. Préfet et sous-préfets suscitent des adresses, entretiennent une large correspondance avec les maires, imposent des normes qui doivent garantir à chaque moment le succès du régime. En un sens, pour ce qui concerne les formes d'adhésion au pouvoir central, 1852 renoue avec les pratiques monarchiques d'encadrement par le serment et par le verbe 44 et rompt ainsi avec une Seconde République qui avait réclamé moins de prolixité municipale. Ces preuves d'obéissance offrent cependant — à condition de les utiliser avec la précaution qui s'impose dès lors qu'il y a discours suscité, attendu par les autorités administratives et entretenu par elles — un moyen d'apprécier ce qui fait référence après décembre 1851 pour le personnel communal (maires, conseillers municipaux, receveurs, instituteurs). En les confrontant au discours tenu par ces mêmes autorités administratives sur la situation politique dans le département, ce sont deux logiques de l'événement qui se dessinent ; sans s'exclure, elles font appel à des traditions, des interprétations différentes de ce que peut signifier décembre 1851. Qu'il s'agisse des adresses ordonnées en janvier 1852 après le plébiscite du 20 décembre ou de celles qui demandent le rétablissement de l'Empire avant le scrutin de novembre, la plupart sont, selon le préfet, difficiles à obtenir. C'est un indice qui ne peut que renforcer la conviction d'une aboulie politique des conseils municipaux, que l'acte du 2 décembre n'a pas pu faire sortir de cette torpeur.
26Il faut, ainsi, systématiquement imprimer puis presser le mouvement. Et même si Charles Richard remercie dans sa proclamation du 7 janvier les 95 communes qui ont dit oui à l'unanimité et les 41 autres qui, chacune, n'ont enregistré qu'un seul vote négatif 45, ses remerciements n'honorent-ils pas surtout la servilité qu'il prête aux masses plutôt que leur claire et limpide conscience néo-bonapartiste 46 ? Les adresses envoyées par les conseils municipaux font toutes allégeance au président, puis au futur empereur, cela va de soi. Les thèmes sont ceux que préfet et sous-préfets n'ont cessé de mettre en avant : d'un côté, tout ce qui touche au combat remporté par Louis-Napoléon Bonaparte contre les forces dissolvantes de la société et du pays, anarchie, socialisme, démagogie ; de l'autre, les valeurs que le gouvernement promeut et qui, à bien des égards, ressemblent aux professions de foi des candidats plus ou moins conservateurs lors des élections de 1848 et de 1849 47.
27Le conseil municipal de Plougar, dans sa séance du 21 janvier 1852, s'adresse ainsi à Louis-Napoléon Bonaparte : "Le socialisme et l'esprit de révolution qui commençaient à ravager plusieurs de nos Départements, menaçaient aussi de troubler la paix de nos chaumières. Vous les avez domptés. Soyez en béni à jamais, Monsieur le Président ! et Daigne le Dieu dont vous rétablissez les temples et dont vous faites respecter la religion, vous continuer, les lumières, la force et la sagesse que nous sommes heureux d'admirer en vous" 48. La nouveauté réside moins dans le socle sur lequel la régénération — terme largement répandu — doit se faire que sur la rupture avec un passé récent fait d'incertitude. Et la rupture est forcément incarnée par un nouveau sauveur, "un protecteur et un ami" selon les termes d'un texte qui est recopié à partir d'un même modèle dans certaines communes du département 49 ; elle est aussi parfois datée, comme pour être mieux appréhendée. En général, la nouvelle ère procède d'une date que l'on souhaite mettre en valeur : le conseil municipal de Trégarantec salue "l'acte salutaire du 2 décembre" 50, celui de Plounéventer "déclare adhérer de grand cœur [au] plébiscite et [au] décret du 2 decembre dernier" 51. Quant au juge de paix de Ploudiry, Babo, son enthousiasme pour un avenir impérial se double d'une lecture réactualisée du passé : "Prince, Il faut que les destins s'accomplissent ! Vous êtes l'héritier de l'Empereur, et le 10 décembre en corrobore la preuve ; Vous faites la conquête de la France sur les barbares et la France entière vous acclame au 21 décembre ; donc, et par droit de conquête et par droit de naissance vous êtes, Prince, NAPOLÉON III" 52. La datation du changement politique n'est pas anodine, même si bien sûr elle est aussi largement tributaire de ce que le préfet et les sous-préfets ont pu écrire dans leurs circulaires.
28En définitive, les adresses témoignent plutôt du flou qui règne dans la réception de l'événement : 2 ou 20 décembre, le choix n'est pas clairement fait. D'autant que l'attente du nouvel empire, surtout après l'été 1852, suscite d'autres références et permet de convoquer des souvenirs, dans une sorte de syncrétisme historique. Interprétation historique personnelle et idéologique, la circulaire envoyée par le sous-préfet de Brest aux maires de son arrondissement quatre jours avant le second plébiscite ne manque sûrement pas de brouiller un peu plus les cartes pour ceux qui la reçoivent : "L'Empire, ils [les administrés] l'ont voté au 10 Décembre 1848 ; ils ont voté l'Empire au 21 Décembre ; ils acclameront l'Empire les 21 et 22 Novembre 1852" 53 écrit Piétri ; un écho en quelque sorte aux interprétations du conseil municipal de Guissény : "Interprètes fidèles des sentimens et des vœux de nos cultivateurs, qui n'ont compris la République qu'en la résumant dans le souvenir glorieux de l'Empire, nous venons émettre le vœu du rétablissement de la dynastie impériale et héréditaire, dans la descendance directe et légitime dont vous êtes, prince, la seule personnification" 54. La lecture des adresses permet d'avancer un constat : la césure n'est pas datée partout de la même manière, quand bien même elle est datée. Ce qui fait événement (si tant est, encore une fois, que le contenu des adresses ne soit pas attribué en totalité au discours de l'administration supérieure), n'est pas clairement lisible parce que, peut-être, cela fut bien difficile à percevoir sur le moment.
29Reste à examiner la correspondance des maires. Certains ont écrit à l'approche des premières élections au Corps législatif. La teneur de leurs lettres peut se résumer, par exemple, à ce qu'écrit au préfet le maire de la commune littorale de Landévennec, le 19 février : "J'ai la plus grande conviction que les électeurs de cette commune voterons le 29 de ce mois comme ils ont voté le 20 decembre. nous avons dans cette commune de grande sympathie pour Louis napoléon, je pense bien que généralement, tous les électeurs de cette commune voterons pour le candidat que vous nous presenterai" 55. Le choix de la date par rapport à laquelle les correspondants se repèrent est ici plus explicite : c'est le 20 décembre. Effet de source — une élection fait penser à une autre élection que trois mois séparent — et confirmation de la stricte obéissance des édiles aux prescriptions du préfet qui, dans deux lettres au moins, rappelle que voter le 29 février, ce doit être voter comme le 20 décembre 56 ? Cela est certain, et confirmerait la thèse de la soumission et de l'impossible politisation. À Landévennec, 191 votants sur 217 inscrits se déplacent au chef-lieu de la commune et une seule voix échappe au candidat du gouvernement, Théodore Bois. Aussi la référence au 20 décembre serait-elle simplement le signe d'une absence d'autonomie du discours local ; et 2 ou 20 décembre, la question n'aurait au fond pas grand sens.
30Toutefois, quelques indices nous empêchent d'aller si vite à la conclusion, et nous ramènent à la difficile question de ce qui fait date et des possibles logiques qui la sous-tendent. Théophile de Pompéry 57 est un des conseillers généraux qui ont signé la protestation du 6 décembre. C'est un propriétaire vivant à Rosnoën, lecteur de Fourier et féru d'agronomie. Républicain sous la Seconde République, il fait partie de cette petite minorité qui, sans être clairement socialiste, estime que progrès économique et progrès démocratique doivent aller de pair. Il s'est battu pour le rétablissement du suffrage universel après la loi du 31 mai 1850 ; le 2 décembre est pour lui très certainement un événement. Il sollicite cependant du préfet bonapartiste sa caution afin de se présenter lors du renouvellement du conseil général, en 1852, et l'obtient. Le sous-préfet de Châteaulin expose au préfet la réponse qu'il a reçue de Théophile de Pompéry quant aux garanties que devrait offrir à l'autorité préfectorale le futur élu du canton du Faou : "Le Conseil Général n'est pas et n'a jamais été pour moi un corps politique, si j'y entre je ne m'y occuperai que des interets departementaux. je ne serai jamais systematiquement hostile a un Gouvernement, je ne comprends pas l'opposition systématique. Il y a plus depuis la grande manifestation du 20 Xbre j'adhère complettement et sans reserve au Gouvernement du Prince Louis Napoléon ; c'est en ce sens que j'ai preté le double serment, de conseiller général et de membre de la Chambre d'Agriculture" 58.
31Bien sûr, chez Théophile de Pompéry, l'importance des enjeux a été clairement perçue dès le 2 décembre ; il n'empêche aussi qu'il date le ralliement à la cause de Bonaparte du 20 décembre. En bon démocrate, peut-être n'a-t-il voulu abdiquer de ses préventions à l'égard du prince-président qu'une fois la sanction du suffrage universel établie ; et la ferveur électorale, quelles qu'aient été les pressions exercées pour l'accroître, ne pouvait peut-être que confirmer à ses yeux l'importance du 20 décembre. Ce sont là des hypothèses, qui n'en excluent pas d'autres. Elles mettent en avant l'importance des journées du plébiscite en tant que rupture entre un avant et un après pour plus d'un électeur, et pas seulement pour un homme de la stature départementale du conseiller général du Faou.
32Ce que confirme, entre autres, la lettre du juge de paix de Douarnenez au préfet, écrite le 14 janvier 1852 : "Mais, Monsieur le Préfet bien qu'en m'acquittant de l'objet de votre lettre du 5 [provoquer des adresses] je n'aie trouvé que des Citoyens très bien disposés en faveur du Gouvernement actuel & du Prince Louis Napoléon, je suis forcé de vous dire que je les ai trouvés tout à fait indifférents quant aux adresses en question. l'un me disait : la chose serait sans valeur aujourd'hui. un autre j'espère que nos votes sont un témoignage assez éclatant & qu'une adresse serait bien au-dessous de cette manifestation &ra &ra" 59. 2 décembre, 2 décembre et/ou 20 décembre, 20 décembre seulement ou surtout : la construction de l'événement-changement-politique-national n'est pas facile à saisir quand on essaie de se placer du côté de ceux à qui la sphère publique, et l'administration en particulier, dénient justement toute conscience politique. Le 20 décembre nous paraît cependant avoir été promu par les autorités municipales et les notables locaux — et par un certain nombre de votants — comme une référence déterminante. Moment électoral fort et d'intense participation 60, entre adhésion consentie et imposée. Moment électoral où un enjeu a pu exister. Il était certes difficile de dire non, mais il était possible de le faire. Toutes les communes n'ont pas voté comme un seul homme, loin de là. Et si la ville de Brest a été un repère d'opposants, des électeurs de communes rurales ont su, elles aussi, glisser un bulletin contraire aux attentes de l'administration. Trégunc : 56 adhésions et 38 refus. Dans le canton du Faou, Rosnoën : 444 inscrits, 172 bulletins oui et 4 non ; Lopérec : 609 inscrits, 142 oui et 24 non. La classique question des motivations du vote est complexe et ne sera pas vraiment posée ici 61. Obéissance, bonapartisme diffus 62, influences multiples — notamment celle du clergé — qui ont essayé de faire barrage tant bien que mal à la vague d'adhésion que d'aucuns pressentaient, le problème de la signification du vote reste toujours aussi épineux.
33Perrot, instituteur libre et secrétaire de mairie à Roscoff écrit au préfet le 17 novembre 1852, à l'approche du second plébiscite : "Daignez me permettre de profiter de cette circonstance pour vous expliquer ma conduite lors des élections des 20 & 21 décembre 1851. Je sais que l'on vous a rapporté que j'ai fait une active opposition lors de ce grand événement & que comme secrétaire de la mairie, j'ai influencé le vote des électeurs. J'avoue que c'est la vérité. Mais, Monsieur le Préfet, pouvais-je tenir une autre ligne de conduite sachant qu'elle eut été en opposition avec les opinions bien connues de mon supérieur ? comme père de famille & ayant une mère aveugle à ma charge, je ne pouvais me décider à courir les risques de perdre ma place de secrétaire, mon école libre suffisant à peine à nos premiers besoins" 63. Ce qui nous intéresse ici, c'est le côté saillant de la date du premier plébiscite en fonction duquel on se détermine encore un an après.
34Résumons-nous : ce qui a pu faire événement pour une grande partie de la population finistérienne, c'est certainement le 20 décembre. Là est la césure qui compte. Événement construit a posteriori mais apprécié aussi sur-le-champ parce qu'il fut un moment électoral intense ? Pas seulement. L'écho donné au 20 décembre comme date-événement plutôt qu'au 2 décembre par ceux qui, à quelque titre que ce soit, sont des porte-parole locaux des populations, n'est ni complètement phatique, ni purement circonstanciel. Nous faisons en effet l'hypothèse que le choix de cette date répond à une histoire plus souterraine, celle de la valeur positive accordée au suffrage. Le 20 décembre n'existe pas seulement en tant que tel, il s'inscrit dans l'accoutumance plus ou moins ancienne pour certains — il y a bien sûr les abstentionnistes — à la pratique du suffrage. Ainsi, le 20 décembre a pu être aux yeux des populations cet épisode fameux et mis en scène ; il a aussi constitué un moment de ce temps électoral qui concerne de plus en plus d'hommes au fur et à mesure qu'une nouvelle tradition du vote s'enracine à la ville comme à la campagne 64. Avant le plébiscite de décembre 1851, les électeurs finistériens ont été appelés à voter à neuf reprises depuis 1848, toutes élections confondues. Et le dernier scrutin en date, qui s'est tenu le 27 septembre 1851 pour une élection législative partielle et qui a vu environ 38 % des inscrits 65 se déplacer, n'est pas très loin dans les esprits. La figure du citoyen-électeur n'est plus seulement une figure métaphorique et idéale issue de la Révolution bien sûr, et surtout de la loi municipale de 1831.
35Les actes du conseil de la préfecture regorgent d'affaires électorales sur lesquelles il a eu à trancher : 39 des 283 communes sont concernées par une ou plusieurs protestations concernant des élections en 1846 ; 54 en 1848, soit près de 20 % des communes ; elles ne sont plus que 16 en 1852. Généralement, ce sont des réclamations qui touchent aux conditions ou aux résultats des scrutins municipaux. Elles témoignent de l'extrême vitalité de la vie électorale locale. Réflexions sur ce que devraient être les élections, arguments que certains protestataires puisent aux sources du droit et de la législation : le vote ne se donne pas ici à lire comme le cache-misère d'une vie politique forcément atone. Pour qui pense que l'utilisation du suffrage — et partant, son acceptation — est un des niveaux lisibles de la politisation, et donc un de ses indices, la mise en avant du 20 décembre comme événement par certaines autorités locales n'apparaît plus tout à fait fortuite.
36Pour affiner davantage, il resterait à essayer de discerner des seuils dans la prise en compte de l'événement ; des seuils qui pourraient renvoyer alors à une meilleure compréhension des différents niveaux de la politisation. Ainsi, l'événement-20 décembre prend-il vraisemblablement plus de sens pour l'électeur habitué à se déplacer vers les urnes que pour celui qui, peut-être pour la première fois en décembre, suit simplement le mouvement. Les trajectoires personnelles sont ici essentielles. Claude Jaouen écrit au maire de sa commune, Lampaul Ploudalmézeau, le 18 novembre 1852 ; lui qui est membre du conseil municipal depuis 1835 se trouvera bien "a lélection du 21 de ce presant mois pour aider a prand de vôt des électeurs qui se présanteront". Il poursuit sous la forme d'une véritable anamnèse : "je encor de plaisir voyant l égle imperial parêtre comme à la derniere empire de la France sous le reing de louis Bonaparte sous le reing de qui je servi dans la troup de ling ou je reçu quatre blesure". Puis, avec une confusion des prénoms, mais sans confusion du sentiment bonapartiste qui l'anime, il termine : "car je ne dout pas que josephe napoleon pôsede la sagesse et la cabasite requise pour gouverner avec prudance les peuples de son empire comme un bonne pere doit gouverner ses enfans et sa famille et comme un bonne berger doit condhuir ses brèbis a la bonne patturage ; je finise ce peu des ling par être toujour serviteur de l'empire" 66. Profession de foi touchante qui agrège les lambeaux de l'histoire nationale et d'une histoire personnelle, cette lettre lie le sort du futur empire à la logique de l'élection. Pour l'ancien soldat de Napoléon Bonaparte, à quel moment s'est joué le sort de la fin de la République, au 2 décembre ou au 20 décembre ?
37Deux mois après le coup d'État, le 29 janvier, le préfet du Finistère dresse un portrait politique du département : "C'est surtout dans les arrondissements de Quimper & Quimperlé que se manifeste la fraction ardente [des légitimistes] ; à Morlaix & à Brest les modérés sont en grande majorité. Quant à l'arrondissement de Châteaulin il n'y a pas de légitimistes. Les adversaires du 2 Décembre ont été les républicains & les bourgeois. […] Les orléanistes sont disséminés sur toutes les parties du Département & n'ont aucun centre d'action. les républicains avancés & les socialistes ne se trouvent, à peu d'exceptions près, que dans les populations agglomérées ; où ils ne peuvent rien et ne feront rien. Mais ce qui domine & absorbe tous ces partis, c'est la masse des cultivateurs, qui sont tous Napoléoniens & qui feront les élections sous l'influence du gouvernement, de l'administration & du clergé" 67. Des paysans "napoléoniens" ou bien dociles, eux qui avaient contribué si fortement à placer Cavaignac en tête lors du scrutin de décembre 1848 68 ? La lecture de la carte politique à travers les catégories de la politique nationale, c'est ici celle d'un homme du 2 décembre qui se repère en fonction de l'acte fondateur du nouveau cours politique. D'ailleurs, dans les notes qu'il consacre à chaque candidat possible pour les élections au Corps législatif 69, la conduite des prétendants est fréquemment soumise au crible de la date fatidique. Sur le comte de Tromelin à l'étiquette légitimiste : "Le fait est que M. de Tromelin est aujourd'hui franchement Napoléonien. Il a donné, pendant & depuis les événements du 2 Décembre, de nombreux gages du plus sincère dévouement au Prince Louis Napoléon". Lacoste, juge au tribunal de Châteaulin : "M. Lacoste a mal accueilli les événements du 2 Décembre et a même été l'un des signataires de la protestation du Conseil Général. Mais cela a tenu au milieu dans lequel il vit, aux habitudes d'étroite & taquine opposition de ceux qui l'entourent & qui sont ses amis, bien plus qu'à ses propres impressions. […] M Lacoste serait donc un bon choix, malgré les antecedents du 2 Décembre, que les electeurs interpreteraient dans le sens du quoique & non dans celui du parce que" 70.
382 décembre-événement car il institue une nouvelle donne politique chez des élites qui doivent se partager entre son acceptation et son refus, c'est aussi ce que met en évidence le sous-préfet de Quimperlé : " À ma réception de dimanche soir où 87 personnes se sont rendues, tout le monde a remarqué la présence du clergé et de tous les principaux légitimistes, dont aucun depuis 1829 n'avait paru dans les salons de la sous-préfecture, et qui s'y coudoyaient ce jour là avec les hommes avancés de toutes les autres opinions" 71. Ralliement des légitimistes 72 et de ceux à qui l'on accorde le statut de l'opposant, résolution des problèmes politiques locaux en fonction des enjeux nationaux, l'horizon des autorités apparaît totalement borné par des problèmes qui relèvent de la "grande politique". Le même sous-préfet peut écrire une semaine plus tard, le 22 janvier : "Le scrutin des 20 et 21 a mis en lumière le prestige éternel que garde le nom du Prince. […] Hors ce culte sympathique, les paysans c'est-à-dire la presque universalité des habitans n'ont aucune opinion. Si on leur en attribue une tenez pour certain qu'on commet une flagrante inexactitude. L'apparence a pu parfois justifier cette erreur traditionnelle qui fait des cultivateurs autant de légitimistes, parce que c'est ici un pays de direction, j'entends un pays où un petit nombre d'hommes sont en possession de diriger les masses" 73.
39C'est le classique tableau de l'obéissance d'un peuple inconsistant, cire molle qu'il ne resterait plus qu'à façonner. Thèse qui enjambe les régimes et possède les mêmes accents. Armand du Chatellier (1797-1865), maire de Pont-l'Abbé, historien de la Révolution française en Bretagne, agronome, écrivait en 1863 dans un ouvrage consacré à l'agriculture en Bretagne : "Soumises tant qu'on respecte leurs croyances, ces populations sont de la France entière les plus faciles à conduire. […] Tous les changements de gouvernements comme de systèmes administratifs sont, en effet, hors de leur portée, et c'est à peine si leurs dénominations nouvelles et opposées sont appréciables pour elles. L'empereur et le roi ne sont qu'un pour nos paysans, et quand, en passant, on leur a parlé pendant quelque deux ans de la République, à part ce qu'ils s'en figuraient par la tradition presque effacée de 93, ils n'ont guère pu s'en rendre compte, qu'en se la représentant comme un mythe auquel beaucoup prêtaient une existence et une figure, en disant qu'aujourd'hui cette dame devait être bien vieille". Il poursuit : "Qu'à présent, sous la République ou sous l'Empire, vous décrétiez que tous ces braves gens, égaux devant la loi, sont aptes à nommer des députés, des conseillers de département et de commune, oh ! soyez sûr que pendant quelque temps ils s'empresseront de se rendre à votre appel, car ils sont très-flattés de tous les droits qu'on peut leur accorder, et, pour quelques élections au moins, on les a vus tous, sans exception, se pourvoir de leurs cartes et se rendre en habits de fête aux collèges électoraux pour lesquels ils étaient convoqués. Mais pour qu'y faire ?" 74. Électeurs suiveurs, vie politique locale aux accents d'un Clochemerle avant la lettre, comportements tournés désespérément vers l'esprit de coterie, impossible conscience des enjeux nobles de la "grande politique", soumission aux influences des détenteurs du pouvoir 75 (économique, spirituel, politique), c'est ce qui ressort schématiquement de tous les témoignages, rapports, études, consacrés à l'impossible politisation des masses rurales en particulier. Quand le préfet, s'adressant aux électeurs du Finistère, quelques jours avant le vote sur le rétablissement de l'Empire, enjoint à ses administrés de faire des 21 et 22 novembre une réplique amplifiée des scrutins des 20 décembre et 29 février, il omet de mentionner les élections départementales et municipales, fortement encadrées pourtant, et bien plus proches dans les faits et dans les mémoires certainement. Mais il s'agit là de cette "grande politique" engagée depuis l'événement-avènement du 2 décembre. Un constat s'impose donc : celui de l'impossible politisation de la très grande majorité de la population parce que, d'une certaine manière, elle est impensable pour les élites.
40Des légitimistes plus ou moins ralliés et qui n'ont pas bougé 76, un clergé de moins en moins attentiste, la situation en 1852 est des plus prometteuses. Que représentent alors Pierre Rivoal et Ernest Chateaudassy ? Certainement rien pour l'administration. Le premier, maire de Motreff, est révoqué de ses fonctions à l'automne 1851, après qu'un conflit l'ait opposé au curé de la paroisse. Affaire riche en rebondissements et qui secoue la vie de cette commune rurale pendant toute la Seconde République. L'étiquette de républicain rouge lui est quelquefois accolée par ses ennemis. Sa République n'est-elle que d'opportunité ? Nous ne le pensons pas 77. Mais quel statut un républicain rouge de village, paysan de surcroît, peut-il avoir pour les autorités en charge du Finistère après le 2 décembre ? Dans sa séance du 8 octobre 1852, le conseil municipal vote à l'unanimité "la somme de quatre francs pour l'acquisition du portrait du prince louis napoléon" 78. 246 des 250 électeurs de Motreff participent au plébiscite des 21 et 22 novembre et tous apportent leur caution à l'Empire.
41Portrait croisé du maire de la petite commune du Ponthou (400 habitants), Ernest Chateaudassy : le gendarme Desré, chargé de faire un rapport sur celui qui est devenu maire en 1848 écrit à son lieutenant le 30 septembre 1850, évoquant son "domicile qui est une auberge où on y voit tous les portraits de ce qu'il appelle les montagnards desquels il en fait son dieu, et sa fait mal à tout homme de cœur de voir adorer l'image de ceux qui ont cherché la perte de la société toute entière […]" 79. Le sous-préfet de Morlaix, Charles Richard — le futur préfet du Finistère en décembre 1851 — se fait fort, lui, de rappeler "la triste moralité de ce fonctionnaire dont [l]es facultés intellectuelles sont, d'ailleurs évidemment altérées" 80. Chateaudassy, ancien percepteur des contributions directes, homme insoumis, ne peut être, aux yeux des autorités, qu'un manipulé, un "fou" 81, un alcoolique ; quelqu'un qui n'entre pas dans la grille de lecture que se sont forgée élites et notables de la sphère publique. On s'interroge alors sur l'impact que peut avoir la lettre qu'il envoie au nouveau maire de sa commune, le 14 mai 1852 : "Monsieur Le maire, après la révolution du 2 décembre si je me laissai révoquer des fonctions de maire au lieu de donner ma démission c'est que je ne reconnaissais aucun pouvoir légal qui put le recevoir ; aujourdhui, la France ayant reconnu la légalité du pouvoir je puis agir différemment ; en conséquence ma conscience me déffendant de prêter le serment exigé, je vous prie d'accepter ma démission du conseil municipal du ponthou et de la transmettre a qui de droit" 82.
422 décembre/20 décembre, "grande politique"/ "petite politique", noblesse des enjeux nationaux/trivialité des passions locales, l'étanchéité des deux sphères, des deux mondes est incommensurable dans "l'univers mental" des élites. En un sens, l'appel au suffrage comme onction du nouveau régime et dans le même temps sa négation comme acte de la "grande politique" ne peuvent que rassurer les élites sur l'idée d'un peuple citoyen éternellement et politiquement mineur. Le camouflet Cavaignac s'estompe bien vite dans le département ; le spectre légitimiste dans la vision duquel les élites vivaient toujours se révèle inoffensif ; la perception d'une population léthargique est confirmée aux yeux de l'administration par l'absence du moindre frémissement de "jacquerie". Dès lors, dans une vision binaire de la situation politique — pour ou contre Bonaparte, pour ou contre le 2 décembre, puis l'Empire —, le rouge remplace le blanc dans l'inventaire des ennemis à combattre. Que sont ces républicains de village qui avaient pu un temps croire à la République ? Quantité négligeable, insignifiante, ils sont invisibles politiquement. Sans force réelle, sans aucune attache idéologique précise, sans substrat social déterminant — ce ne sont pas des ouvriers —, comment auraient-ils pu s'incarner pour les élites ? Manipulés, alcooliques 83, ils attentent simplement à la sûreté de l'État par le désordre dont ils sont porteurs. Factieux plutôt que "militants", emportés par le vice — la "politique" ne peut être qu'"immorale" quand certains individus, issus des "masses", tentent de se l'approprier —, ils incarnent davantage la corruption des forces vives du pays qu'une éventuelle menace pour le pouvoir. Restent les rouges de quelques villes, les rouges de Brest surtout 84.
43Le 2 décembre : ni "événement-matrice" 85 ni événement fondamental pour la majorité des Bas-Bretons du Finistère. C'est bien ce qui semble apparaître à la lecture des sources dont nous disposons. La perception du coup d'État a pu se faire a posteriori pour certains de ceux qui se sont rendus aux urnes, au miroir du geste électoral qu'ils ont accompli et des résultats du plébiscite du 20 décembre.
44En apparence, il ne s'est rien passé dans le Finistère dans les derniers jours de 1851. Un silence "coupable" qui peut être interprété de diverses manières. Charles-Marie Laurent livrait en 1875, dans une vision apologétique de "la Bretagne républicaine", sa lecture du coup d'État : "De nombreux citoyens, à Paris et dans vingt-six départements du midi, se couvrirent d'un éternel honneur en obéissant à la constitution. […] Dérision amère ! leurs compatriotes, dont les représentants librement élus avaient fait les lois, les traitèrent d'insurgés parce qu'ils se levaient pour défendre ces lois, et Bonaparte, le véritable insurgé, fut couvert d'acclamations ! Tel avait été le sort des Bretons en 1793, lorsqu'en une circonstance analogue ils s'élancèrent contre les Montagnards. Les hommes de Paris et du Midi ne furent pas plus appuyés en 1851 que ne l'avaient été jadis les hommes de l'Ouest. La Bretagne du reste, complètement trompée, crut que le Président n'avait fait que prévenir par un coup hardi une insurrection prochaine des socialistes et qui devait être plus formidable encore que celle de juin ; elle accepta donc l'usurpation qui venait de se produire comme une véritable nécessité, mais, il faut le dire à son honneur, sans enthousiasme" 86. Il oubliait un peu l'histoire pour lui préférer l'idéologie.
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Laurent Le Gall, « Le 2 décembre 1851 dans le Finistère, un coup d'État évanescent ? », Revue d'histoire du XIXe siècle [En ligne], 22 | 2001, mis en ligne le 28 juin 2005, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rh19/247 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rh19.247
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