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2025

Accueillir pour résister dans les marges

Sons, images et quelques réflexions depuis la haute vallée de l’Ourika (Maroc)
Mari Oiry Varacca

Texte intégral

Un merci particulier à Aouatif El Fakir, Annie Lauvaux, Anne Lascaux pour la relecture du texte, et à Charlotte Rouault pour ses conseils avisés pour la réalisation de la carte postale sonore.

Carte postale sonore d’Aguerd (Haut Atlas)

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podcast3

25 novembre 2024, je retrouve mon amie Annie à la gare des grands taxis, à Marrakech, pour partir dans la vallée de l’Ourika (Haut Atlas occidental), à une quarantaine de kilomètres. En 2009, Annie Lauvaux a créé, avec Mahjoub Bajja, Maroc Inédit, une association d’écotourisme au Maroc (l’activité étant aujourd’hui arrêtée). Nous nous sommes rencontrées dans le cadre de ma thèse sur les alternatives touristiques dans le Haut Atlas et l’Anti Atlas, que j’ai soutenue il y a un peu plus de dix ans. Elle s’est aussi investie dans la mise en réseau des acteurs et actrices du tourisme équitable et solidaire au Maroc. Attachée à accompagner des projets qui font vivre les espaces ruraux, elle a également contribué au développement d’initiatives agroécologiques au Maroc et travaille à la sauvegarde et à la valorisation de la race de mouton du massif du Siroua. Aujourd’hui, nous nous rendons à Aguerd, un village de la haute vallée de l’Ourika, dans lequel, en 2018, a été ouvert un gîte qu’Annie veut me faire découvrir.

Figure 1. Situation de la vallée de l’Ourika. Source : carte de situation des terrains de thèse (2014)

Figure 1. Situation de la vallée de l’Ourika. Source : carte de situation des terrains de thèse (2014)

3Sur la route, nous parlons des récentes évolutions du tourisme en montagne : d’après Annie, la demande est moindre, de la part des touristes étrangers, pour des séjours de randonnée. Le public international amateur de randonnée a vieilli et ne se renouvelle pas ou peu. Elle remarque aussi le développement du tourisme national, y compris dans les montagnes : depuis la pandémie, elle a aperçu à plusieurs reprises des groupes de jeunes marocain·es campeurs en solo campant dans les Atlas. Certains font appel à des guides. Globalement, le tourisme de montagne est en baisse depuis la Covid. Il y a eu les fermetures drastiques des frontières du Maroc en 2020 et 2021, puis le séisme du 8 septembre 2023 qui a particulièrement touché le Haut Atlas. La demande nationale et internationale évolue, exigeant plus de confort. En réaction, des acteurices ont fait évoluer les hébergements touristiques. J’apprends que le gîte de Tagmoute, village au pied du Siroua, est maintenant doté d’une piscine (ce qui ne manque pas de me surprendre, au vu de la sécheresse qui touche la région particulièrement ces dernières années), de chambres individuelles avec télévision et sanitaires particuliers. Dans la vallée des Aït Bouguemez (Haut Atlas central), de nouveaux hébergements « de luxe », construits dans le respect de l’architecture locale, accueillent des touristes en petit nombre mais prêt·es à mettre le prix. Certain·es ont arrêté leur activité : à Taliouine (Anti Atlas), il n’y a plus que deux ou trois guides, un seul étant vraiment actif. D’autres multiplient les projets et les lieux d’activité professionnels, à l’image d’Hassan Baraouze qui a toujours son gîte dans la vallée des Aït Bou Oulli (Haut Atlas central), labellisé Accueil Paysan, tenu par un neveu, et vit à Marrakech où il propose des excursions. En 2024, le Maroc a en effet battu son record de visiteurs (pour moitié des touristes étrangers, pour moitié des Marocain·es résidant.es à l’étranger) et la seule ville de Marrakech en accueille un peu moins du quart, d’après le Ministère du tourisme.

4En entrant dans la vallée de l’Ourika, le taxi collectif passe en bas du village de Tafza, dans lequel se trouvait l’Écomusée berbère où j’avais passé du temps à étudier la façon dont différents objets artisanaux comme les tapis étaient valorisés. Patrick Manac’h et Hamid Mergani, aussi fondateurs de la Maison de la photographie à Marrakech, avaient à cœur de ramener en montagne des objets et photographies dispersés en Europe et au Maroc et de les constituer en patrimoine amazigh. Ils ont fermé ce lieu, endommagé par le séisme. Patrick Manac’h est impliqué dans d’autres projets ailleurs, dans la vallée du Draa notamment. Il n’y a plus de tentes dans le village, mais je sais par Khalid Ben Youssef (l’ancien gérant de l’écomusée, potier, guide touristique autodidacte) qu’il aura fallu de longs mois, et tout un hiver, pour que les maisons détruites par le séisme soient reconstruites et les familles sinistrées relogées. La route continue et nous passons, sans que je ne le voie, le sanctuaire du rabbin Shlomo Bel Hanch. Il est visité toute l’année et honoré lors d’un pèlerinage annuel par la communauté juive locale (celle de Marrakech s’élevant à quelques centaines de personnes) et par des touristes venu·es des États-Unis, du Canada ou encore d’Israël, souvent originaires du Maroc. Leur nombre est suffisamment important pour qu’ait été aménagé, dans un bâtiment attenant, un espace pour qu’ils et elles puissent rester quelques jours. J’en avais interrogé quelques un·es dans le cadre d’un post-doctorat sur la fabrique des mémoires judéo-marocaines en montagne et dans l’Est marocain (Oiry Varacca, 2019), ainsi que la gardienne du lieu que l’on voit dans Ziyara (2020), film que Simone Bitton a consacré aux personnes, musulmanes, qui gardent ces sanctuaires alors qu’il ne reste plus qu’environ 3000 juifs et juives au Maroc. Tout le long du trajet, depuis la route qui serpente, nous voyons des visiteur·es étrangèr·es ou marocain·es venu·es à la journée depuis les grandes villes, installé·es le long de l’oued aux terrasses de cafés qui se sont encore étendues ces dernières années, malgré le plan de prévention des risques indiqué sur de grands panneaux, sur le parking où nous laisse le taxi.

5Pour nous rendre à Aguerd, nous prenons un 4x4 qui emprunte une piste raide. Des travaux sont en cours pour réparer et élargir le chemin et, à terme, en faire une route : l’État marocain a fait de la réalisation de routes goudronnées dans les montagnes une priorité. Ici, elle est annoncée depuis 2014. Cela témoigne à la fois de la marginalisation politique que connaissent les montagnes au Maroc depuis la période coloniale, considérées comme des réserves de ressources pour les grandes villes et les plaines, et d’efforts des acteurs publics, depuis les années 2000, pour « développer » ces régions par exemple à travers l’Initiative Nationale de Développement Humain qui a financé un certain nombre d’infrastructures (certains de mes interlocuteurs, en thèse, la surnommaient « l’initiative saupoudrage »). Nous croisons d’abord des randonneur·es qui montent sans doute à Tizi N’Oucheg, un village dans lequel se trouve un gîte où ils et elles pourront passer la nuit. Un peu plus loin, plusieurs femmes, dont une visiblement enceinte, descendent vers la vallée. Elles demandent au chauffeur s’il redescend rapidement après nous avoir déposées. La réponse étant négative, elles poursuivent à pied. J’imagine ce que cela serait d’être enceinte dans le véhicule dans lequel nous sommes tant secouées. Il est certain qu’une route goudronnée permettrait de rallier plus vite et avec plus de confort la vallée. Nous voyons de loin Aguerd, les maisons rouges sur la terre rouge accrochées à la pente au milieu des poteaux, des fils électriques et de maisons en béton. Pas mal de travaux, liés ou non au séisme. Les dégâts ont été moindres dans cette partie de la vallée. Les maisons ayant le plus souffert étaient le plus souvent inhabitées. Une étable s’est effondrée. Un chauffeur de 4x4 est mort, écrasé par un rocher détaché de la montagne. Nous livrons quelques paquets à l’épicerie. Nous terminons à pied, la piste ayant été abîmée par le tremblement de terre et surtout par les pluies torrentielles de cet automne.

Figure 2. Le gîte depuis le chemin éventré

Figure 2. Le gîte depuis le chemin éventré

Toutes les photographies sont de l’autrice de ce texte et ont été prises en novembre 2024

6Nous arrivons au gîte, tout en haut du village, construit par un couple franco-marocain. Aouatif El Fakir, originaire de Marrakech où habitent ses parents, a migré en France à 25 ans. Elle est économiste à l’université Paris VIII. À mon retour en France, Thibault de La Laurencie, qui est pour sa part architecte, m’a raconté qu’il avait connu Aguerd en y passant lors d’une randonnée qu’il avait faite avec Khalid Ben Youssef en 2013. Touché par la beauté du lieu et par la vie de ses habitant·es, Aouatif et Thibault y retournent de nombreuses fois les années qui suivent et créent en France l’association Intervalle, pour collecter des dons reversés à l’association villageoise. Le premier projet sera une école maternelle (appelée Afoulki en tachelhit, l’un des dialectes berbères, ce qui peut se traduire par « tout va bien »), pour permettre aux enfants d’avoir des rudiments d’arabe avant d’apprendre à lire à l’école primaire : à l’époque, l’État marocain ne prenait pas en charge le préscolaire. L’école commençait à huit ans et, les professeurs ne parlant pas tachelhit, l’enseignement dispensé en arabe (ou darija, le dialecte arabe marocain) était difficile à suivre et le décrochage scolaire fréquent. Un bâtiment est donc construit et un poste de professeur engagé : le premier à l’avoir occupé était le seul bachelier du village. Il est maintenant employé dans un supermarché à Marrakech et président de l’association villageoise Ijidiguen. Il y a quelques années, quand l’État a décidé de financer le préscolaire, l’école est devenue publique, le bâtiment restant propriété de l’association. Le gîte, dont la construction a été terminée en 2018, a été pensé par Aouatif et Thibault comme « un point de chute » pour venir plus souvent dans le village afin de suivre les projets, permettre aux bénévoles d’y séjourner pour réaliser des chantiers ou animer des ateliers artistiques, et avoir une autre source de financement pour les projets. Les personnes qui y séjournent sans particulièrement contribuer à un projet de l’association viennent par le bouche-à-oreille. L’objectif n’est pas de développer le tourisme, ce n’est pas la volonté de l’association pour le moment, mais de dégager suffisamment d’argent pour payer le gérant, entretenir le gîte et contribuer au financement de projets pour le village.

7La bâtisse a été construite selon des plans conçus par Thibault, avec dix personnes du village, compétentes en matière d’architecture en terre et en pierre. Ces artisans ont construit leur propre maison en parpaing, matériel moins coûteux mais peu résistant, la stratégie du court terme primant quand on a peu d’argent à investir. Concernant le gîte, tout a été pensé pour que la maison garde le chaud en hiver et le frais en été. Orientée plein sud, elle bénéficie du soleil toute la journée. Sa chaleur est stockée dans la dalle en béton et dans les murs en terre. Cela a permis de ne pas installer de système de chauffage. La terre crée aussi une atmosphère chaleureuse, avec le bois utilisé pour les huisseries des fenêtres et des portes et le mobilier. Les chambres dans lesquelles nous nous installons avec Annie sont en bas, l’espace habituellement occupé dans une habitation traditionnelle par les bêtes. Ici, pas de luxe mais de petits dortoirs simples, avec les sanitaires en vis-à-vis dans le couloir. À la place du grenier et de la terrasse couverte, ouverte pour pouvoir rentrer le foin, se trouve la pièce de vie, baignée de soleil, dans laquelle nous accueille Kamal. Originaire du village, il a été l’assistant du premier gérant – ce dernier accueillait déjà les randonneur·es de passage chez lui, et a ouvert un autre gîte dans le village voisin – puis le gérant en titre.

Figure 3. Vue depuis le gîte

Figure 3. Vue depuis le gîte

Mari Oiry Varacca, 2024

8Depuis les fenêtres grandes ouvertes, nous surplombons la vallée, Aguerd étant le dernier village, à 1600 mètres d’altitude, au pied du plateau du Yagour. Notre regard est attiré par les plateaux du massif du Toubkal, en face, et par les toits et terrasses du village, en contrebas. Je ne sors pas mon carnet de terrain mais mon enregistreur. Le casque est comme le zoom d’un appareil photo, il me permet d’entendre des sons lointains et de me mettre dans une attitude d’écoute. À chaque fois, je suis ébahie de découvrir autrement l’espace qui m’entoure. Je fais de l’écoute au casque une méthode d’observation sensible. La géographie a peu sollicité l’ouïe et a privilégié l’observation des paysages, la réalisation de croquis et de cartes. Ce faisant, elle est restée occulo-centrée (Gallagher et Prior, 2014 ; Rose, 2003). Au lieu de prendre des notes dans mon carnet de terrain, j’enregistre des bruits, des ambiances, des interactions qui me semblent révélatrices de la vie du village : moteur et klaxon lointains du 4x4, chaton affamé réclamant qu’on lui ouvre la porte, bébés qui pleurent, enfants qui se chamaillent, mères qui les appellent. Les voix de femmes dominent l’espace sonore et pour cause : les hommes en âge de travailler sont sur les chantiers à Marrakech ou ailleurs. Seules voix masculines, celles de l’appel à la prière depuis les mosquées des différents villages. Les chants se répondent, donnant à entendre la profondeur de la vallée, l’ouverture du paysage qui s’offre à nous. Plus tard, je « monte » la carte postale sonore habitée par un sentiment d’inconfort : je voudrais éviter l’exotisation. Les imaginaires véhiculés par la communication touristique sur les montagnes marocaines restent largement hérités de la période coloniale (le tourisme a été développé dans l’Atlas à partir des années 1930, par le Protectorat français), et j’ai en tête que la carte postale a servi une entreprise de classification et de racialisation des sociétés colonisées : les personnages mis en scène étaient présentés comme des types. Impossible dans ces conditions de mettre au premier plan la voix des femmes sans avoir eu accès, comme cela avait été le cas en thèse, à leur parole sur la place qu’elles occupent localement. Je choisis de faire entendre seulement quelques mots de femmes en arrière-plan, pour préserver leur intimité tout en montrant leur rôle central dans la gestion des tâches quotidiennes, domestiques et agricoles. Quant à l’appel à la prière, le conserver me pose question puisque je ne veux pas essentialiser la place de l’islam dans la société marocaine, mais cela s’est imposé vu le rythme qu’impriment ces chants à la musicalité ordinaire d’Aguerd. Ces appels qui appellent à se connecter au divin mais connectent les chanteurs par l’écho de leurs voix dans la montagne permettent de mettre en relief une religion populaire, faisant partie du paysage (sonore) quotidien. Leur présence rappelle tout de même que le contrôle de l’État sur ces marges est passé, depuis l’indépendance, par une affirmation du caractère musulman de l’identité marocaine, même si la dernière constitution, adoptée en 2011 suite aux mobilisations du printemps marocain, s’attache à reconnaître d’autres affluents (amazighs, juifs...) que les seules composantes arabes et musulmanes. Je laisse des bouts de ma voix et de celle d’Annie : la recherche est affaire d’amitié et passe aussi par le repos du corps que je suis venue chercher ici en sa compagnie.

9Pendant deux jours, nous arpentons le village et ses alentours. En passant près de l’école, nous admirons la fresque réalisée par des jeunes du village avec des personnes ayant été à la rue ou ayant été incarcérées en France, encadrées par l’association Émergence 93 et l’association Intervalle lors de leur séjour à Aguerd. L’école maternelle accueille entre 15 et 30 élèves de 4 à 6 ans chaque année. La première promotion est arrivée au collège (situé dans la vallée, à Aghbalou) : 24 y sont allé·es, quand moins de 10 y parvenaient lorsqu’il n’y avait pas de préscolaire. Les actions en matière de gestion des déchets sont plus difficiles à mettre en place, le sol en étant jonché partout dans le village, à cause de l’augmentation des déchets non organiques. Des corbeilles ont été installées pour les brûler mais elles sont plus ou moins utilisées, pas toujours vidées.

Figure 4. La fresque sur le mur de l’école

Figure 4. La fresque sur le mur de l’école

Mari Oiry Varacca, 2024

Figure 5. Petit champ autour du village

Figure 5. Petit champ autour du village

Mari Oiry Varacca, 2024

10Nous nous aventurons dans un vallon en direction du plateau du Yagour, situé sous le sommet du Meltsen, qui culmine à presque 4000 mètres d’altitude. S’y trouve un agdal, pâturage toujours utilisé l’été par plusieurs tribus, même si sa durée d’ouverture se réduit à cause de la sécheresse. Nous devons nous arrêter à une petite cascade dont le lit a été modifié par le tremblement de terre. Des roches nous barrent le chemin. Les sentiers que nous avons empruntés jusque-là ont été abîmés par ce dernier et par les intempéries plus récentes. Nous nous efforçons de suivre les cairns nouvellement installés pour baliser les sentiers encore en état ou retracés. Nous croisons des femmes venues chercher de l’eau dans l’oued qui s’inquiètent de nous voir prendre des chemins chaotiques et vérifient que nous ne glissons pas, et des filles qui reviennent avec les chèvres et la vache qu’elles ont emmenées brouter. Les petits champs d’orge, de blé, de pommes de terre que cultivent les familles du village ressortent dans la lumière du soleil couchant. Ici, pas de « produit du terroir » emblématique, labellisé, mais simplement une économie agrosylvopastorale exploitant l’étagement de la montagne, géré à chaque niveau par des organisations sociales non officielles mais à l’existence ancienne : la jemaa, assemblée des chefs de lignages, pilote notamment l’accès à l’eau pour irriguer les parcelles autour du village. L’accès à l’agdal du Yagour est organisé à l’échelle des tribus, incluant des représentants du village.

Figure 6. Tapis séchant au soleil

Figure 6. Tapis séchant au soleil

Mari Oiry Varacca, 2024

Figure 7. Sous un figuier

Figure 7. Sous un figuier

Mari Oiry Varacca, 2024

11Le lendemain matin, nous avançons au milieu des séguias (canaux d’irrigation), des noyers qui jaunissent et d’énormes figuiers dont l’ombre nous rafraîchit. Des tapis fabriqués par les femmes du village avec des chutes de tissus sèchent au soleil. On en voit passer, ainsi que des hommes âgés, la serpe posée sur l’épaule, dans un geste maîtrisé, partant couper un peu d’herbe pour les bêtes, ou une pioche à la main. Les jeunes hommes ne sont pas là, le travail est en bas. La route goudronnée leur permettra d’accéder plus facilement à la vallée, aux soins, à du travail, mais n’est-elle pas aussi le signe que l’État « intègre » les montagnard·es en les soumettant au modèle capitaliste dominant en bas, et se dédouane de ne pas soutenir le maintien d’activités pérennes en haut ? Je pense à Pastorale électrique (2017), un documentaire réalisé par Yvan Boccara qui montre les ambiguïtés de l’électrification dans l’Atlas : allégeant les tâches domestiques qui reposent largement sur les femmes, elle accélère l’exode rural, les hommes partant travailler en ville pour payer les factures d’électricité. À Aguerd, de plus en plus de femmes déménagent pour suivre leur mari qui travaille loin sur des chantiers à Goulmime ou Dakhla, une dynamique qui s’est accélérée depuis le séisme. Depuis plusieurs années, l’association villageoise réfléchit à un projet de Maison des femmes, celles-ci souhaitant monter une coopérative pour échanger sur leurs savoir-faire en matière de tapis, broderie, couture, former les jeunes et vendre leurs produits. Les fondations d’un local ont été posées, mais, depuis le tremblement de terre, les autorités refusent de délivrer des permis autorisant les nouvelles constructions à Aguerd. Les familles dont les maisons ont été fragilisées sont parties s’installer à Laagarb, la petite ville du piémont. Pour la même raison, un autre projet de l’association est à l’arrêt, celui d’une maison-type pour la reconstruction post-séisme. Des architectes étaient venus de Marrakech et de France, le matériel avait été trouvé mais les autorités n’ont pas donné l’autorisation. Raison avancée : des rochers encore instables menaceraient les nouvelles constructions. Rien n’est pourtant fait pour protéger le village. Bloquer les constructions, n’est-ce pas bloquer l’arrivée en montagne de l’argent destiné à la reconstruction ?

12Aguerd nous parle des rapports de domination dans lesquels sont prises les sociétés montagnardes au Maroc, témoigne des effets pour les marges du système capitaliste (que l’État marocain déploie dans les plaines avec l’agriculture intensive, sur les littoraux et dans les métropoles avec le tourisme et la fièvre du BTP qui lui est liée - laissant de côté les montagnes) couplé au système patriarcal, et des résistances discrètes qui s’y déploient pour faire d’un village de haute vallée un lieu de vie pérenne. Dans ces initiatives, le tourisme est en arrière-plan, conçu comme un moyen pour améliorer les conditions d’éducation des enfants et de vie des habitant·es, des femmes notamment, non comme une fin en soi. Cela renvoie à d’autres projets que j’avais étudiés en thèse qui concevaient le tourisme comme une activité qui ne pouvait qu’être complémentaire – par exemple des activités agricoles, dans l’accueil à la ferme – et comme un outil au service de dynamiques collectives. À Aguerd, les projets, initiés au départ par un couple franco-marocain, sont portés par une association villageoise soutenue par des réseaux internationaux de solidarité, dans un jeu de branchement sur l’international pour court-circuiter le national, mis au service d’un ancrage local (Oiry Varacca, 2012). Les projets n’en sont pas moins freinés par un système politique autoritaire qui demande aux associations d’avoir les bons réseaux et appuis politiques. Cette belle échappée à Aguerd ouvre des pistes de réflexion sur la façon dont le tourisme s’adapte, bifurque, s’envisage par les collectifs à la manœuvre dans la montagne marocaine en contexte de changement climatique, de crise économique et de catastrophe « naturelle » (entre guillemets car les difficultés qu’elle engendre pour les sociétés montagnardes est liée à la façon dont elle est prise en charge politiquement). Elle m’invite aussi à explorer des manières d’écrire autrement la recherche, pour rendre compte de la vie des personnes auxquelles je m’intéresse dans sa densité sensorielle ordinaire, et de la part sensible, incarnée, de la recherche elle-même.

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Bibliographie

Gallagher Michael, Prior Jonathan, 2014.– « Sonic geographies: Exploring phonographic methods », Progress in Human Geography, no 38(2), p. 267-284.

Oiry Varacca Mari, 2012.– « La mobilisation des identités amazighes dans des projets de développement touristique. Dynamiques du branchement et de l'ancrage dans les montagnes marocaines », Via@, Tourismes et dynamiques identitaires, no 2, mis en ligne le 13 décembre 2012. En ligne : http://www.viatourismreview.net/Article11.php, consulté le 23 janvier 2025.

Oiry Varacca Mari, 2014.– Quand le tourisme recompose les identités collectives. Étude de projets touristiques « alternatifs » dans les Atlas marocains, thèse en Géographie de l’université de Genève et de l’université Cadi Ayyad de Marrakech.

Oiry Varacca Mari, 2019.– Montagnards dans la mondialisation. Réseaux diasporiques et mobilisations sociales dans l’Atlas (Maroc), les Highlands (Écosse) et les Alpes françaises, Fontaine, Presses universitaires de Grenoble, collection « Montagne et Innovation ».

Rose Gillian, 2003.– « On the Need to Ask How, Exactly, Is Geography “Visual”? », Antipode, no 35(2), p. 212-221.

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Situation de la vallée de l’Ourika. Source : carte de situation des terrains de thèse (2014)
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Titre Figure 2. Le gîte depuis le chemin éventré
Crédits Toutes les photographies sont de l’autrice de ce texte et ont été prises en novembre 2024
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Titre Figure 3. Vue depuis le gîte
Crédits Mari Oiry Varacca, 2024
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Titre Figure 4. La fresque sur le mur de l’école
Crédits Mari Oiry Varacca, 2024
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Fichier image/jpeg, 396k
Titre Figure 5. Petit champ autour du village
Crédits Mari Oiry Varacca, 2024
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Titre Figure 6. Tapis séchant au soleil
Crédits Mari Oiry Varacca, 2024
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Fichier image/png, 1,4M
Titre Figure 7. Sous un figuier
Crédits Mari Oiry Varacca, 2024
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Pour citer cet article

Référence électronique

Mari Oiry Varacca, « Accueillir pour résister dans les marges »Journal of Alpine Research | Revue de géographie alpine [En ligne], Lieux-dits, mis en ligne le 25 janvier 2025, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rga/13929 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1388j

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Auteur

Mari Oiry Varacca

laboratoire ACP, université Gustave Eiffel, mari.oiry-varacca@univ-eiffel.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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