1En décembre 2021, l’assemblée générale de l’Organisation des Nations unies proclame 2022 « Année internationale du développement durable des montagnes ». Adoptée au consensus, cette résolution invite les États membres, les organisations internationales ainsi que les parties prenantes, y compris la société civile, le secteur privé et le monde universitaire à agir pour sensibiliser à l’importance de la durabilité de la montagne et de ses socioécosystèmes face aux changements climatiques. Depuis les années 1990, la notion de développement durable, reprise dans la résolution de 2021, a envahi l’espace public et ses différentes arènes tel un opérateur de neutralisation de la conflictualité sociale (Krieg-Planque, 2010). La notion plus récente de « transition écologique » s’inscrit dans ce sillage et tend désormais à supplanter sa prédécesseure (Oudot et De l’Estoile, 2020), notamment dans les discours politiques, médiatiques et scientifiques relatifs à la montagne. En France, une étape importante de ce processus a lieu en septembre 2021 avec l’organisation des États généraux de la transition des territoires de montagne dans le cadre de la Présidence française de la Stratégie de l’Union européenne pour la région alpine (SUERA).
2Désormais à l’agenda politique et institutionnel, la transition écologique est portée par l’ensemble des acteurs comme solution consensuelle pour résoudre le problème public du changement climatique en montagne (Chambru et De Oliveira, 2020). Du fait de sa dimension modulable et protéiforme, elle se déploie progressivement sans horizon stratégique clair : le tourisme des sports d’hiver reste en pleine hésitation transformative face aux nouvelles exigences de soutenabilité environnementale, entre agir créatif multiforme, inerties et maladaptations structurelles (Bourdeau, 2021). La transition écologique fait en effet l’objet d’appropriations contradictoires à l’échelle des Alpes françaises et participe à davantage faire vivre les dissensus territoriaux qu’à les désamorcer, révélant ainsi des définitions divergentes portées par des acteurs demeurant profondément antagonistes dans leur rapport à l’environnement et à l’économie (Chambru et al., 2024). Dès lors, ce constat invite à appréhender la notion de transition écologique au travers des usages sociaux dont elle fait l’objet, d’autant plus que son usage reste problématique pour les chercheur·es en Sciences humaines et sociales (SHS) puisqu’elle participe simultanément à construire un récit qui « projette un passé qui n’existe pas sur un futur qui reste fantomatique » (Fressoz, 2021).
3Dans cette perspective, ce dossier rassemble des articles de différents horizons disciplinaires en SHS (géographie, sociologie et droit) dont le point commun est de proposer une réflexion critique sur les injonctions aux changements socio-environnementaux au sein des territoires de montagne et sur la transition comme catégorie d’analyse de ces changements 1. Aujourd’hui, les territoires de montagne font en effet face à une double injonction : d’une part, une injonction à la transition et d’autre part, une injonction au consensus (Chambru et al., 2024). Autrement dit, la transition serait inévitable et elle devrait mettre tout le monde d’accord sur la manière dont elle doit être effectuée, alors même qu’elle est portée simultanément par des logiques institutionnelles et citoyennes en tension. Or, ces formes d’injonction au changement et au consensus se déployant sur le temps long (Hagimont, 2022) et dans un espace public plus que jamais sous l’emprise de la communication (Pailliart, 1995), tendent à invisibiliser les conflictualités sociales contemporaines et les enjeux publics associés aux transitions en montagne. Ces conflictualités ne sont pourtant pas nouvelles et constituent depuis plusieurs siècles des facteurs d’adaptation et d’innovation territoriales : le conflit est un révélateur qui génère du territoire autant que le territoire produit lui-même du conflit (Gal, 2016).
- 1 Par territorialités montagnardes, nous désignerons « l’impératif que les êtres humains ont de compo (...)
4Articulées à des dynamiques spatiales et aux enjeux de communication qu’elles sous-tendent (Raoul, 2020), ces territorialités montagnardes1 sont plurielles dans leurs manifestations et leurs évolutions dans le temps long. Elles se matérialisent à travers des formes organisationnelles, des processus institutionnels, des expérimentations démocratiques et des innovations sociales ; elles s’appuient également sur des régimes d’actions distincts, révèlent des stratégies d’acteurs antagonistes et s’inscrivent dans des temporalités tantôt diachroniques tantôt synchroniques. Dès lors, ces transitions sont-elles aussi inédites, linéaires et consensuelles qu’annoncé ? Quelles clés de lecture l’examen des processus de transition antérieurs peuvent-ils apporter sur l’invention actuelle des territoires ? En quoi le renouvellement discursif et communicationnel participe-t-il de ces dynamiques sociopolitiques ? En quoi les territorialités montagnardes se singularisent et se distinguent-elles d’autres territorialités s’affichant elles aussi en transition ?
- 2 Ces articles sont issus d’un colloque international organisé les 1er et 2 décembre 2022 à l’Univers (...)
5Ces questionnements trouvent des pistes de réflexion stimulantes dans les quatre contributions réunies dans ce numéro. En mettant en lumière des processus de transition variés, ces articles retracent les conflits et les trajectoires d’adaptation qui en résultent et parfois les ratés, situations peu évoquées et pourtant riches d’enseignements2.
6Une première trajectoire d’adaptation, celle des stations de sports d’hiver des Alpes du Sud depuis les années 1990, est mise en lumière par Emeline Hatt et Cécilia Claeys. Les autrices conjuguent sociologie, aménagement et urbanisme afin d’étudier des stratégies de transition relevant d’impulsions institutionnelles et d’initiatives citoyennes. Ces deux perspectives restituent les difficultés d’évolution du système sociotechnique des sports d’hiver, spécialement du modèle de la station de ski alpin hérité des Trente Glorieuses. L’attachement envers ce dernier, par des institutionnel·les et des résident·es, permet aux autrices de retracer certaines problématiques en termes d’équités territoriales, notamment en ce qui concerne l’accompagnement à la transition, enjeux sous-jacents et multiformes. Face à ces mécanismes, la société civile est divisée.
7Cette dynamique d’adaptation est complétée par celle analysée par Pierre-Olivier Garcia et Marie Poulain. Au moyen d’une perspective géographique centrée sur le cas du glacier de la Girose, à la Grave (Hautes-Alpes), les auteur·es étudient les tensions territoriales que suscite depuis 2020 le projet d’extension d’un téléphérique construit à la fin des années 1970. Les positionnements des différent·es acteurs sont décryptés tels que la SATA (opérateur du projet) et le collectif « la Grave Autrement ». Ce cas d’étude permet d’étudier la manière dont les territoires de montagne font face à une double injonction : la prise en compte du changement climatique et le développement économique. Plusieurs figures de négociation attestent alors de l’ampleur des effets territoriaux du projet de troisième tronçon du téléphérique en tant qu’équipement. C’est dans l’ampleur des effets territoriaux de cet aménagement que résident des alternatives.
8Les conflits qui apparaissent lors des processus de transition peuvent également être étudiés par une approche juridique. La contribution d’Oriane Sulpice permet ainsi de comprendre les mécanismes et les stratégies déployés lors de ces conflictualités, à l’aune du droit public. Grâce à l’étude des contentieux des documents d’urbanisme de communes situées à proximité de grandes stations des Alpes du Nord françaises entre 2000 et 2017, l’autrice explique en quoi les décisions de justice portant sur la rédaction des plans locaux d’urbanisme constituent des entrées pertinentes pour comprendre les conflits sociaux-environnementaux. Les contentieux d’urbanisme ont des conséquences sur les activités d’aménagement des communes de montagne et les recours juridiques deviennent un instrument pour encourager les acteurs de l’aménagement du territoire à prendre en compte les contraintes environnementales. Dès lors, les stations de ski mettent en place des stratégies qui aboutissent parfois à un renversement des objectifs du droit de l’urbanisme en montagne.
9Enfin, l’étude des dynamiques de transition indique que ces initiatives de transition peuvent échouer. Dans leur article, Marjolaine Gros-Balthazard, Caterina Franco et Anouk Bonnemains croisent science du territoire, architecture et géographie pour étudier les « transitions touristiques manquées » du Val d’Hérens dans le Canton du Valais, en Suisse. L’approche diachronique, par le concept de territoire, autorise trois perspectives pour questionner les transitions au prisme de l’échec : matérielles, idéelles et institutionnelles. Le rôle décisif joué par l’épaisseur territoriale et les relations entre l’échelle locale et régionale expliquent pourquoi des projets qui n’aboutissent pas (chemins de fer, domaines skiables et Parc naturel régional) jouent un rôle cardinal dans les trajectoires du territoire. Ils permettent de comprendre certaines des spécificités du tourisme en 2020 et plus largement les points forts et les faiblesses de la transition socioécologique actuelle.
10Ces quatre articles illustrent l’importance, en 2024, des activités récréatives associées au ski, alors même que les injonctions à la transition écologique sont omniprésentes dans les discours des différents acteurs (Hatt et Claeys). Un nouveau tronçon de téléphériques est envisagé pour rendre « encore plus accessible » la montagne (Poulain et Garcia) ; toujours plus d’infrastructures touristiques sont construites pour accueillir toujours plus de personnes (Sulpice). Dans le même temps, les territoires de montagne, notamment ceux proches des grandes métropoles, ont connu une fréquentation historique au sortir des confinements des années 2020 et 2021, engendrant de nouveaux conflits d’usages. Si les vacances au ski restent l’apanage des populations les plus aisées, c’est bien l’accessibilité et le développement économique qui sont les mots d’ordre des projets décrits ici. C’est d’ailleurs par peur de la fréquentation touristique que certaines vallées sont restées en marge des transitions (Gros-Balthazard et al.). Ainsi, les acteurs en présence se diversifient, tout comme les pratiques au sein des territoires de montagne, dans des logiques économiques, récréatives, écologiques, engendrant des conflits à toutes les échelles.
11Dès lors, enclencher des transitions socio-environnementales implique de penser un nouveau rapport à la montagne, d’imaginer de nouveaux récits, de changer d’imaginaires pour en finir avec le mythe de « la station qui sauve la montagne » et passer du « skier à l’habiter » (Bourdeau, 2021). Il y a urgence à impulser ces processus de reconversions post-touristiques, notamment dans les territoires où des stations de ski alpin ont déjà fermé (Métral, 2021) ou sont menacées de fermeture à court terme. En 2023, la décision de mettre à l’arrêt la station de la Sambuy dans le massif des Bauges a été prise ; dans le Vercors, la station d’Autrans / Méaudre joue sa survie en 2024 face aux menaces de fermeture par la préfecture et la Chambre régionale des comptes ; en Chartreuse, la station de Saint-Pierre-de-Chartreuse / Le Planolet est toujours en sursis et tente de se réinventer via un modèle associatif et le bénévolat, etc. Au fur et à mesure de la remontée de la limite pluie-neige, cette liste va augmenter partout dans les Alpes. Dès lors, quelles nouvelles trajectoires vont se dessiner face aux changements globaux ? Vont-elles réduire ou aggraver les situations d’inégalités socio-environnementales ? Quelle place vont occuper les innovations sociales dans ces transformations structurelles du modèle de développement territorial ? Le tourisme, qu’il soit hivernal ou estival, redeviendra-t-il un moyen de permettre l’habitabilité de la montagne et traiter les problématiques socio-environnementales du quotidien ?
12Pour conclure, ces articles illustrent la place des chercheur·es et leurs rôles dans les transitions des territoires de montagne. Prenant pleinement part à ces problématiques, les auteurs et autrices de ce dossier se questionnent sur leurs manières de faire de la recherche sur ces territoires, de répondre aux sollicitations des acteurs publics ou de la société civile, en questionnant les différentes transitions et en s’engageant parfois dans leur mise en œuvre.
Krieg-Planque, A., 2010.– « La formule “développement durable” : un opérateur de neutralisation de la conflictualité », Langage et société, no 134, p. 5-29. DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/ls.134.0005.
Oudot, J., De l’Estoile, É., 2020.– « La transition écologique, de Rob Hopkins au ministère », Regards croisés sur l'économie, no 26, p. 14-19. DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/rce.026.0014.