Nous remercions William Favre, qui a contribué à la recherche d’archives dans le cadre d’un stage financé par le CIRM de l’Université de Lausanne. Nous remercions également le personnel des Archives de l’État du Valais pour leur disponibilité.
1Les territoires de montagne sont souvent assimilés à des sentinelles du changement climatique dont la vulnérabilité environnementale se double d’une vulnérabilité socio-économique (Einhorn et al., 2015 ; Hagimont et al., 2021). Dans un contexte de transition socio-écologique attendue, ils font l’objet de multiples injonctions, en particulier à la diversification de leur économie (Achin, 2015) eu égard à un avenir incertain du tourisme hivernal dont nombre d’entre eux dépendent (Bonnemains et al., 2019 ; Tuppen, Lagenbach, 2020 ; Vlès, 2019). Or cette transition, si l’on se réfère à la définition générique du terme, « passage d’un état à un autre » (Chabot, 2015), n’est pas la première dans ces territoires. Plusieurs sont advenues au cours du siècle passé, en particulier dans le domaine du tourisme : du tourisme de villégiature au tourisme de sports d’hiver jusqu’à, plus récemment, un tourisme de nature (Duhamel et al., 2011). Ces différentes transitions ont transformé les territoires de montagne en termes d’accès (chemin de fer, construction de routes, etc.), de modes de vie, d’aménagement (multiplication des infrastructures) et d’environnement (artificialisation des sols, utilisation des ressources naturelles, etc.). La « nouvelle » transition, socio-écologique, dans laquelle ces territoires sont appelés à s’engager, invite à nouveau à repenser le tourisme mais se distingue par l’emboîtement des problématiques environnementales, climatiques et sociétales (Langenbach et al., 2020 ; Bourdeau, 2021) et une attente assez répandue, notamment de la part d’acteurs externes, quant à un processus de transition profond et rapide, à la hauteur des enjeux actuels. Un détour par le passé à travers l’analyse de leur trajectoire de développement, et des transitions déjà advenues, montre que cette transition socio-écologique se déploiera, à l’image des autres, nécessairement en fonction des spécificités des territoires (localisation, acteurs, ressources, etc.) en lien avec leur histoire et leurs relations à d’autres (acteurs et territoires).
2L’article porte sur le cas d’une vallée alpine suisse, le Val d’Hérens, située dans le Canton du Valais, à proximité de Sion, sa capitale. La vallée s’étend de la plaine du Rhône jusqu’aux glaciers et sommets séparant la Suisse de l’Italie, regroupant des enjeux de haute et moyenne montagne. Ce territoire est particulièrement pertinent pour une étude à l’aune des transitions tant en raison des enjeux que soulèvent les problématiques environnementales et climatiques (fonte des glaciers, disponibilité de la ressource eau, etc.) que du point de vue socioculturel (les habitant·es étant fortement attaché·es à leur histoire et leurs traditions).
- 1 Il s’agit un projet mêlant recherche participative, médiation scientifique et démarche artistique p (...)
3Dans le cadre du projet Val d’Hérens 1950-20501, nous avons étudié l’évolution socio-économique de la vallée via l’identification de grandes périodes et de points de bifurcation (au sens de changement systémique [Bergeret et al., 2015]), afin de reconstituer sa trajectoire. Plus spécifiquement, nous nous sommes intéressées à des projets qui n’ont pas vu le jour, mais qui sont autant de moments clés où le destin de la vallée s’est joué. Tous ces projets concernent le tourisme et peuvent être associés à des périodes de transition touristique communes aux territoires alpins : la construction de lignes de chemin de fer au début du xxe siècle, la création et extension de domaines skiables des années 1950 aux années 1980, l’institution d’un Parc Naturel Régional refusé par la population au début des années 2010. L’intérêt d’analyser ces projets, assimilables à des transitions « manquées », est de mieux comprendre les facteurs ayant influencé la trajectoire du territoire. Alors que le Val d’Hérens avait l’ensemble des atouts pour prendre part aux trois grandes transitions touristiques (villégiature/alpinisme ; sports d’hiver ; tourisme de nature), comment expliquer qu’aucune d’entre elles n’ait abouti ? Qu’en résulte-t-il pour le tourisme actuel ?
4Après avoir énoncé le cadre de la recherche, nous abordons les projets par période, pour illustrer et analyser ces transitions touristiques « manquées ». Ce détour par le passé permet à la fois de mieux comprendre ce qu’est la vallée aujourd’hui, mais aussi les potentiels atouts ou freins à la transition socio-écologique actuelle. Il nous permet aussi de contribuer à nourrir la réflexion quant à l’approche territoriale des transitions.
5Le Val d’Hérens est composé de cinq communes, et compte actuellement 7000 habitant·es (Figure 1). Ces communes ont connu des trajectoires très diverses notamment en matière touristique, mais dans l’ensemble, la faiblesse du développement touristique du Val d’Hérens contraste avec le haut niveau d’infrastructures des stations de sports d’hiver des vallées voisines (Verbier et Zermatt) (Debarbieux et al., 2008). Pourtant, l’un des sites de villégiature du Val d’Hérens, Arolla, rivalisait au début du xxe siècle avec Zermatt. Sur les cinq domaines skiables existants aujourd’hui la vallée (Figure 1), quatre peuvent être considérés comme des stades de neige (peu de remontées mécaniques et hébergement touristique faible, voire inexistant). Seul Thyon 2000 peut être qualifié de station de sports d’hiver. Les autres formes de tourisme pratiquées dans le Val d’Hérens s’apparentent plutôt à du tourisme de nature avec quelques spécificités comme l’agro-tourisme et le tourisme culturel (Figure 2). Du point de vue de la gouvernance touristique, il existe actuellement une entité, Val d’Hérens Tourisme, qui fédère les trois communes du fond de vallée (Saint-Martin, Evolène et Hérémence). Cette structure qui accueillait à ses débuts les cinq communes du Val d’Hérens n’a pas réussi à rassembler toutes les municipalités suite à l’échec de la création du Parc naturel régional.
Figure 1 : Le territoire du Val d’Hérens
Marjolaine Gros-Balthazard
Figure 2 : Schématisation des spécificités touristiques internes au Val d’Hérens
Anouk Bonnemains
- 2 La construction du barrage, qui a remplacé l’ancien ouvrage de la Dixence bâti au cours des années (...)
6Hors tourisme, l’économie de ce territoire repose sur quelques entreprises industrielles et artisanales ainsi qu’une agriculture caractérisée par un patrimoine bovin « fort » : la race d’Hérens, connue pour ses combats. Comme dans les autres territoires alpins, l’intensité de ces activités varie selon la saison, et s’inscrit, pour certains actifs, en complément de l’activité touristique. Le développement de la vallée provient toutefois également (et principalement aujourd’hui) de deux flux de revenus : la rente hydroélectrique liée à la concession du (monumental) barrage de la Grande Dixence2 et les revenus des personnes qui descendent travailler quotidiennement, majoritairement dans l’agglomération de Sion.
7Étant donné les caractéristiques physiques et l’histoire du Val d’Hérens, l’on aurait pu s’attendre à ce que le tourisme soit bien plus « développé » et qu’il constitue le principal pilier de l'activité économique locale, comme dans de nombreux autres territoires alpins. Pourquoi n’est-ce pas le cas ? Que s’est-il passé dans cette vallée lors des différentes périodes d’essor du tourisme ? Ces questions guident notre réflexion et nous invitent à mettre en lumière des transitions finalement non advenues.
8Dans le fil de l’article, trois concepts sont conjointement mobilisés pour soutenir l’analyse : trajectoire (a), transition (b) et conflictualité (c).
9Le premier (a), celui de trajectoire, permet de saisir dans le temps long les dynamiques des territoires. Inclure la dimension temporelle dans l’analyse de l’espace appelle à replacer les enjeux actuels et futurs des sociétés dans leur histoire. Ainsi, les territoires alpins ont connu de grandes transformations au cours du siècle passé, reléguant toujours plus l’économie vivrière quasi autarcique (Hagimont, 2018 ; Lorenzetti et al., 2019) au gré de l’industrialisation (qu’elle soit dans les fonds de vallées [usines] ou en altitude [barrages hydrauliques]) et des diverses étapes de la mise en tourisme. Le tout ski ou le tout tourisme (Bourdeau, 2009) qui caractérise nombre d’entre eux résulte de ces transformations historiques. Mais celles-ci varient d’un territoire à l’autre, dessinant des « trajectoires » territoriales spécifiques.
10Celles-ci peuvent être analysées à l’aune des transitions (b). Nous entendons les transitions comme changements profonds révélateurs de projets de société (Coudroy de Lille et al., 2017), ces derniers évoluant au fil du temps en fonction des enjeux. Aujourd’hui, cette notion est souvent associée à l’adjectif « socio-écologique » pour souligner la nécessaire prise en compte des enjeux environnementaux, climatiques, sociaux et sociétaux (Morin, 2011) dans la réinvention des modèles de développement (Smitha et al., 2010 ; Cohen et al., 2020). Nous reprendrons la définition de Bourdeau (2021, p. 2) pour qui la transition socio-écologique est « un processus de transformation à moyen terme (25-50 ans) qui vise à concevoir et mettre en œuvre de manière volontariste un régime sociétal, énergétique, économique, technologique, culturel et politique compatible avec les limites planétaires et répondant à des objectifs de justice sociale et spatiale », interrogeant en cela directement la gouvernance et les rapports de force au sein des territoires entre les divers acteurs (Avelino et al., 2016). Dans le courant de pensée des sustainable transitions studies, la dimension spatiale des transitions (geography of sustainable transition) est un sujet d’étude grandissant (Coenen et al., 2012 ; Hansen et Coenen, 2015 ; Truffer et al., 2015 ; Köhler et al., 2019 ; Binz et al., 2020) mettant en lumière le rôle des contextes locaux dans les processus de transition. Notre article entend contribuer à ce chantier de recherche.
11Enfin, l’étude du conflit (c) est fructueuse pour analyser les enjeux de développement territorial (Lahaye, 2007) puisque la conflictualité peut « fabriquer » du territoire (Melot et al., 2012). L’analyser permet de souligner les jeux d’acteurs et les intérêts associés, qui convergent ou divergent selon les cas (Vrignon et al., 2021). Ainsi, la trajectoire et les transitions (manquées) du Val d’Hérens sont à replacer dans une dimension conflictuelle à la fois interne à la vallée (une difficulté importante pour les acteurs à s’entendre dans un but de développement commun) mais aussi avec les acteurs extérieurs (comme la crainte permanente d’une « ingérence » du Canton ou de la Confédération dans les choix de développement). Révéler les objets du conflit permet d’explorer les (re)configurations territoriales et l’identité toujours mouvante d’un territoire (Melot et al., 2012).
12En nous appuyant sur ces trois concepts, nous soutenons ici l’idée que la trajectoire territoriale du Val d’Hérens est la résultante de transitions « manquées », conséquence de conflits entre les différentes parties prenantes (interne et externe au territoire).
13Afin d’analyser la trajectoire du Val d’Hérens, nous nous sommes appuyées sur une approche territoriale des transitions telle que proposée par Pachoud et al. (2022). Les auteurs revendiquent une spécificité de la géographie française dans la façon d’appréhender le territoire à la croisée de trois dimensions dont l’évolution et les interactions permettent de comprendre les transitions :
-
La dimension matérielle, qui correspond à l’ensemble des éléments « physiques » humains et non humains ;
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La dimension institutionnelle, qui englobe les règles et les normes, les politiques et les réglementations à différentes échelles spatiales ;
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La dimension idéelle, qui comprend les aspects culturels et identitaires d’un territoire qui façonnent les imaginaires.
14Nous mobilisons ce cadre pour saisir les transitions « manquées » du territoire du Val d’Hérens entre 1900 et 2020. Plus précisément, nous explorons l’hypothèse que les facteurs sous-tendant les transitions touristiques « manquées » émergent des interactions (interdépendance) entre la dimension matérielle, institutionnelle et idéelle du territoire.
15Pour retracer la trajectoire du Val d’Hérens et identifier les défis actuels notamment eu égard à la transition socio-écologique, une enquête de terrain a été effectuée de l’automne 2021 au printemps 2022 à l’échelle des cinq communes qui composent le Val d’Hérens. 25 entretiens (dont 13 conduits avec des acteurs politiques et touristiques) ont été réalisés et retranscrits. Les principales thématiques abordées portaient sur l’évolution des enjeux socio-économiques, touristiques, environnementaux et climatiques de la vallée au fil du temps.
16Ce travail de terrain nous a permis d’identifier plusieurs projets touristiques d’envergure inaboutis au sein du Val d’Hérens. Les dires d’acteurs n’étant pas assez précis et souvent partisans, la compréhension de ces projets s’est ensuite appuyée sur une recherche d’archives, conduite en prévalence dans les fonds de l’Administration cantonale, au sein des Archives de l’État du Valais (ici abrégée comme AEV) à Sion. Une recherche par mots clés nous a permis de retrouver les documents de divers projets dans des fonds dispersés. Si les archives communales se sont révélées difficilement accessibles ou exploitables, les fonds appartenant à la Ligue valaisanne pour la Protection de la Nature (ici abrégée comme LVPN) ont souvent constitué une source précieuse3. Une revue de la littérature existante ainsi qu’un dépouillement de la presse ancienne locale4 nous ont enfin permis de compléter les analyses. Le croisement de ces différentes sources met en exergue le positionnement des parties prenantes.
- 5 En 1915, La Gazette du Valais recense 23 concessions de chemins de fer accordés, mais dont on atten (...)
17Dans la seconde moitié du xixe siècle, les Alpes, déjà traversées et prisées par les aristocrates du Grand Tour, deviennent une destination touristique, fréquentée durant la saison estivale pour la pratique de l’alpinisme et la villégiature. Ce sont les classes bourgeoises urbaines qui génèrent cette première mise en tourisme des montagnes alpines (Tissot, 2017, 2023 ; Mathieu et al., 2018). Quelques destinations émergent dans le Valais, fréquentées par des voyageurs internationaux (en prévalence des Anglais et des Allemands). Dans le Val d’Hérens, plusieurs hôtels ouvrent leurs portes dans les villages d’Evolène comme à Arolla (Pirotta, 1997). Pour soutenir ce mouvement de mise en tourisme, les Alpes suisses connaissent une considérable diffusion d’infrastructures sur rail (Humair et al., 2011). En Valais, une ligne de train arrive à Sion en 1862, puis, au début du xxe siècle, entrainés par l’ouverture du tunnel ferroviaire transfrontalier du Simplon (1906), de nombreux projets de chemins de fer touristiques voient le jour5.
- 6 Le projet est signé par M. Corboz, ingénieur à Sion, et M. Lapalud, ingénieur de Genève, au nom d’u (...)
18Dans ce contexte, en 1908, une demande de concession pour la réalisation d’une ligne de chemin de fer électrique entre Sion-Vex et Mayens de Sion6 est déposée au Conseil d’État, puis octroyée en 1909 par le Conseil Fédéral. L’infrastructure, promue par des investisseurs privés et approuvée par la ville de Sion, est censée offrir une connexion entre le centre-ville de Sion et les Mayens de Sion, lieu de villégiature estivale privilégié des habitant·es de Sion, à 1300 mètres d’altitude. À ce projet vient se greffer une seconde demande de concession pour la construction d’un chemin de fer Vex-Evolène, félicité dans la Gazette du Valais, car perçu comme stratégique pour le développement touristique d’Arolla et, plus largement, du Val d’Hérens : « Arriver à Evolène frais et dispos, la toilette indemne, prêt à se présenter à la table d’hôte sans nettoyage préalable, ou à son guide parfaitement ingambe et prêt à l’ascension n’est-ce pas l’idéal du touriste, un des meilleurs progrès de l’alpinisme » 3. Entre-temps, la demande de concession est soumise au préavis des communes intéressées (Vex, Hérémence, Evolène, Saint Martin). Ces deux projets, soutenus par la Ville de Sion, et approuvés par les autorités cantonales et fédérales, ne seront pourtant jamais réalisés (Figure 3).
- 7 Lettre de MM. Brémond et Vaucher à l’architecte Alph. De Kalbermatten, 26/03/1910. De Kalbermatten (...)
- 8 « Route des Mayens », Gazette du Valais, 09/11/1912, p. 2.
19Quelles sont les causes de ce renoncement ? Dans une lettre envoyée en mai 1910, les ingénieurs impliqués dans le projet expriment à l’architecte leur préoccupation concernant la rentabilité du projet. Ils souhaitent que la ville de Sion contribue financièrement, notamment par la fourniture gratuite d’électricité ou via la participation au capital de la société7 pour partager le risque financier. Des tensions voient, par ailleurs, le jour entre les communes à propos du positionnement de la gare terminus. Un article de 1912 témoigne d’un débat encore en cours parmi les communes du Val d’Hérens pour la prise en charge financière du premier projet (Sion— Mayens de Sion) et revendique « l’égoïsme tout comme le manque de moyens paralys[ant] tout moyen de progrès8.
20Les raisons principales qui expliquent le non-aboutissement de la connexion par rail entre Sion-Vex-Mayens de Sion (et, en conséquence, du second tronçon) résident donc dans les relations entre la dimension matérielle du projet, à savoir son financement, et sa dimension institutionnelle, en particulier, les désaccords entre les communes (concurrence et soutien aux projets). Ce non-aboutissement laisse la vallée à l’écart d’une première transformation touristique qui, par la construction de chemins de fer de montagne, a porté à l’essor de destinations telles que Zermatt ou Saint Moritz, où l’accessibilité en train demeure aujourd’hui encore un atout indéniable.
Figure 3 : Reconstruction du trajet de la ligne de chemin de fer Sion-Vex-Mayen de Sion et Vex- Evolène sur carte topographique SWISSTOPO 1910
Caterina Franco
- 9 «La liaison entre Thyon - Veysonnaz et Verbier assurée dès cet hiver », Le Nouvelliste, 14/08/1976.
21Après la Seconde Guerre mondiale, le tourisme de montagne mue progressivement vers un tourisme hivernal (Sautier, 2016). Les sports d’hiver occupent une place de plus en plus importante dans le tourisme européen, mais aussi un poids économique déterminant dans les régions de montagne, confrontées à un risque d’exode rural. En Suisse, le développement de nouvelles infrastructures pour les sports d’hiver se fait souvent sous une impulsion privée sans planification établie au niveau du gouvernement fédéral, voire cantonal. Dans le Val d’Hérens, les communes et leurs habitant·es commencent à s’intéresser à l’exploitation des champs de neige à partir des années 1950. Dès la moitié des années 1950, les frères Theytaz, propriétaires de la compagnie des navettes transportant les ouvriers au chantier de Grande Dixence, investissent dans le secteur du tourisme hivernal, en construisant les premières remontées mécaniques sur l’alpage de Thyon. Puis, en 1976, cette station est intégrée au domaine skiable des 4 Vallées, favorisant son essor9. À Evolène, les premiers téléskis sont construits dans les années 1960, autour des petits domaines skiables (Evolène, La Forclaz-La Sage, Arolla) (Mayoraz, 2003) aujourd’hui regroupés dans l’Espace Dent-Blanche. Plus tard, en 1979, le domaine de Nax-Mont-Noble ouvre à son tour. Derrière ces projets aboutis, d’autres auraient pu largement amplifier l’importance du tourisme hivernal dans la vallée. Nous nous intéressons ici à : (a) la liaison entre le domaine d’Evolène-Lanaz et les 4 Vallées ; (b) la création d’un domaine sur la commune de Saint-Martin, (c) la liaison entre le domaine de Mont-Noble et les stations du Val d’Anniviers (Vercorin et Grimentz).
- 10 Géo Bétrisey, économiste, Rapport touristique de la commune de Evolène, août 1977, 39 p. LVPN, Evol (...)
- 11 Ibidem, p. 11.
- 12 Conçu par le bureau technique Guillaume Favre dans le cadre de la loi fédérale sur l’aide en matièr (...)
- 13 Concession du 31/01/1981. LVPN, Evolène, 1981-3, AEV.
- 14 Il est intéressant de remarquer que parmi les 3 signataires on trouve Monsieur Bernard Sartorius, h (...)
22En 1977, dans un rapport concernant le développement touristique de la région mandaté par la commune d’Evolène10 et destiné aux diverses sociétés d’aménagement, trois secteurs géographiques pour un équipement ultérieur des domaines skiables (et leur liaison) sont identifiés. Ces extensions auraient justifié la construction de plus de 7000 nouveaux lits touristiques11. En 1979, l’administration communale12 d’Evolène soumet une première phase du projet d’équipement du pic d’Artsinol (permettant une liaison entre le domaine de Lanaz-Evolène et les 4 Vallées), par la construction d’un télésiège et deux téléskis gérés par Télé-Evoléne, la création d’un parking et l’élargissement de la route d’accès (Figure 4). Bien que l’accord de l’Office Fédéral des Transports13 soit obtenu, l’initiative est contestée par un comité « de gens du pays »14, qui fait appel d’abord à la Ligue valaisanne de Protection de la Nature (LVPN) (1980), puis au WWF (1981).
23Le conflit émerge ici entre des acteurs locaux, les opposants mobilisant des arguments de :
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- 15 Lettre de Bernard Sartorius à Fritz Zwicky, président LVPN, 19/03/1980. LVPN, Evolène, 1981-3, AEV.
protection de la nature, arguant que le projet aurait comme conséquence la destruction d’un biotope15.
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- 16 Terme utilisé par les opposants au projet dans leur lettre du Collectif « Gens du Pays » à Philippe (...)
l’aménagement de la montagne, qui devrait être pensé par, avec et pour les « indigènes16 ». Or, le développement des sports d’hiver nécessitant des investissements conséquents, l’implication d’acteurs extérieurs comme des promoteurs est inévitable.
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- 17 Brochure de l’Association pour le développement harmonieux du Haut Val d'Hérens, 09/1981. Documents (...)
de concurrence, le tourisme venant concurrencer l’agriculture tant pour les emplois que pour le foncier17.
- 18 Recours du 19/05/1981. LVPN, Evolène, 1981-3, AEV.
24Lorsque la Ligue suisse de protection de la nature (LSPN) prend le relais de l’opposition au projet et dépose un recours au tribunal fédéral18 en 1981, les arguments retenus sont ceux de la protection du paysage. Cette notion permet de considérer l’impact global des infrastructures en intégrant les différentes facettes du territoire (environnemental, sociale ou patrimonial). Le projet est modifié à la suite et approuvé dans une version « légère », condition empêchant toutes possibles liaisons avec d’autres domaines.
25La dimension idéelle est donc fortement présente dans le conflit qui engendre l’échec de ce projet eu égard à l’attention portée aux paysages et à la protection de l’environnement. C’est cette dimension qui convoque la dimension institutionnelle, à savoir le rôle joué par les acteurs de la protection de la nature (qu’ils soient cantonaux ou fédéraux).
Figure 4 : Remontées mécaniques pic d’Artsinol, avant-projet du 1979
Source : Guillaume Favre, LVPN, Evolène, 1981-3, AEV
- 19 Ce comité est composé de 110 membres en 1980, 125 en 1981, tous domiciliés ou originaires de la com (...)
- 20 En exemple : La population de Saint Martin est passée de 1155 en 1960 à 829 en 2018. Chiffres issus (...)
26En 1973, les communes de la rive droite de la Borgne (Saint-Martin, et les trois communes formant aujourd’hui Mont-Noble — Nax, Vernamiège et Mase) mandatent ensemble un bureau d’ingénieurs de Sion pour étudier les potentialités en matière de domaines skiables, y compris les synergies. Pourtant, cette tentative « aura de la peine à se concrétiser, chacune des communes tirant la couverture à soi pour bénéficier d’une installation de base la reliant au domaine skiable projeté » (Mayoraz, 2003, p. 164). Le projet d’un domaine skiable à Saint Martin est relancé par une initiative locale en 1980 avec la création du « Comité d’Initiative pour les Remontées mécaniques » (CIRM)19, ayant comme objectif le développement touristique de la commune pour lutter contre l’exode rural20.
27Une première demande de concession est déposée en 1981 avec trois installations. La commune joue un rôle de premier ordre tout comme la société de développement qui souhaite que l’essor touristique se réalise par et pour ses habitant·es. Cet engouement populaire est attesté par un sondage sur souscription potentielle, mais aussi le vote des consorts sur la mise à disposition de terrains. L’aspect financier ne semble poser aucun problème (subvention de la Confédération et du Canton, soutien des habitant·es et de la commune). « Toutes les conditions endogènes semblent réunies en faveur de la réussite de ce projet que tous, à Saint-Martin, souhaitent mener à terme » (Mayoraz, 2003, p. 173-174).
- 21 Nous renvoyons aux nombreuses lettres entre le CIRM et la LVPN au cours des années 1981-1985. LVPN (...)
28Toutefois, ce projet se heurte à deux refus de la part du département fédéral des transports à la demande d’octroi de concession (1981 et 1984) et d’une validation de cette interdiction par le conseil fédéral en 1985. Dans un premier temps l’opposition vient de la LVPN, principalement autour d’enjeux de protection de l’environnement. L’organisation s’oppose notamment au déboisement et aux modifications de la morphologie du sol, nécessaires à la création des pistes, et soulève une inquiétude concernant une extension future des remontées mécaniques, qui auraient touché le Vallon de Réchy, considéré un site remarquable pour ses qualités de biodiversité de faune et flore21 (Figure 5). À cela, s’ajoutent des raisons d’ordre économique, notamment de rentabilité des infrastructures dans un contexte de forte concurrence entre des domaines skiables trop proches les uns des autres (et déjà en difficultés financières pour les existants). La nécessité de « penser région » est également évoquée par l’autorité fédérale :
- 22 « Remontées mécaniques de Saint-Martin. Le Conseil fédéral dit non », Le Nouvelliste, 31/03/1985, L (...)
C’est une nouvelle fois non, malgré les préavis favorables des instances cantonales concernées et absence de toute opposition de la part des milieux écologiques ou autres. Raison principale évoquée par l’instance de recours, le risque de concurrence pour d’autres stations voisines, notamment Nax et Evolène et une difficulté à rentabiliser une nouvelle installation dans une région ne disposant pas d’une structure suffisante en ce qui concerne les possibilités de logement22.
29En 1989, les autorités municipales renoncent définitivement au tourisme d’hiver, décision entérinée par un vote populaire, et réorientent leur stratégie sur le développement rural et la valorisation touristique du patrimoine local.
Figure 5 (a, b)
Plan des pistes et plan de déboisement. Dossier St-Martin-remontées mécaniques, 10/09/1981. (Source : LVPN 1985-54-7, AEV)
30Les trois dimensions que revêt le territoire interviennent pour expliquer les conflictualités ayant entrainé l’échec de ce projet : une première opposition entre les acteurs institutionnels (le canton et les instances fédérales de transport) et les porteurs locaux du projet se cristallise sur l’aspect matériel. Les premiers ayant comme crainte la non-rentabilité du projet quand les autres perçoivent la construction d’un domaine skiable comme un moteur de développement pour limiter l’exode rural. Une seconde opposition s’y ajoute, celle des associations de protection de la nature pour qui le développement économique ne devrait pas prévaloir sur la sauvegarde de l’environnement (dimension idéelle), ces dernières s’appuyant sur les instances fédérales pour faire annuler le projet (dimension institutionnelle).
31Le troisième projet concerne l’extension du domaine skiable de Mont-Noble, situé sur la rive droite à proximité de Saint-Martin. Après sa création, Télé Mont-Noble recherche rapidement les possibilités d’accroitre son attractivité et sa compétitivité. Les conclusions du bureau d’ingénieurs mandaté en 1983 proposent différentes variantes d’extension notamment vers le Val d’Anniviers voisin (Grimentz et Vercorin) (Mayoraz, 2003).
32Un conflit éclate entre les promoteurs de la liaison (la direction de Télé Mont-Noble et les actionnaires privés) qu’ils jugent indispensables pour la pérennité de leur station, et les défenseurs de la nature (principalement la LVPN et le WWF). L’opposition se cristallise entre des aménageurs dont l’objectif est la rentabilité économique de leur équipement et les associations de protection de l’environnement qui souhaitent maintenir intact le Vallon de Réchy, dont la richesse biologique et botanique devrait garantir son inscription à l’inventaire fédéral des sites à préserver.
33En 1987, un groupe de travail est créé pour réunir l’ensemble des acteurs (communes, État, Télé-Mont-Noble et associations écologiques) et trouver une voie de sortie sans succès : toutes les variantes sans liaison sont insatisfaisantes d’un point de vue économique et la liaison avec le Val d’Anniviers se heurte toujours aux contraintes écologiques. L’accord est trouvé en 1988, autour de la solution moins dommageable sur le plan écologique, mais avec un apport économique très limité : la construction d’un simple téléski. En renonçant à la liaison, Mont-Noble reste finalement une station de petite envergure, qui plus est, non équipée de neige de culture.
34Comme pour les projets précédents, les liens entre la dimension idéelle et la dimension institutionnelle sont centraux pour comprendre l’échec du projet. Il s’agit en effet d’une vision portée par les associations de protection de l’environnement, qui prévaut, grâce au rôle institutionnel que ces organisations ont en matière de protection du paysage en Suisse. En effet, la Loi fédérale du 1er juillet 1966 sur la protection de la Nature et du Paysage a institutionnalisé le rôle de certaines organisations non gouvernementales en tant que surveillants de la protection de la nature et du paysage. Depuis lors, ces institutions peuvent par exemple mettre en discussion les décisions prises par l’administration cantonale et fédérale, en utilisant le droit de recours au tribunal (cantonal et fédéral) (Nahrath et al., 2018).
- 23 Pour la première, elle alimente un haut niveau de services, et explique le désintérêt (jusqu’à réce (...)
35Finalement, difficile de savoir si ces trois projets de domaines skiables (ou liaisons) auraient pu se réaliser conjointement et quel serait le paysage actuel du Val d’Hérens si cela avait été le cas. Toujours est-il que leur non-réalisation signe la non-intensification du tourisme hivernal dans la vallée et participe, de ce fait, à accroitre les divergences d’intérêts entre les communes hérensardes. Ces non-réalisations ne les ont, en effet, pas impactées de la même manière. Mont-Noble et Vex, plus proches de la vallée centrale, sont devenues progressivement des zones résidentielles de l’agglomération de Sion. Hérémence et Evolène disposent d’une rente financière importante liée à l’hydroélectricité qui soutient leur développement23. C’est d’une certaine manière (en termes de développement économique) Saint-Martin qui pâtit le plus de ces non-réalisations ne bénéficiant ni d’une importante attractivité résidentielle ni d’une forte rente hydroélectrique.
36Un dernier projet — qui résulte directement de l’existence de ces paysages « protégés » de l’essor de lourdes infrastructures — aurait pu lier les destinées touristiques de ces cinq communes : celui de la création d’un parc naturel régional.
- 24 Cette section s’appuie sur nos entretiens, la lecture de l’ensemble des articles du Nouvelliste se (...)
37Plus récemment, et alors qu’un certain nombre d’auteurs et d’acteurs ont pointé les limites du tout ski (Bourdeau, 2009), les projets de diversification touristique se multiplient en montagne, dans la veine d’un tourisme dit « doux », ou « durable » où le ski serait moins central. Définir le « tourisme durable » est complexe (Saarinen, 2006), en raison de la multitude d’initiatives qui s’en réclament et rendent le concept flou (François, 2004). Néanmoins, à certains égards, le modèle des parcs naturels régionaux a pu apparaître comme une avant-garde du tourisme durable, dans l’image parfois plus que dans les pratiques (Ibid.). Dans le Val d’Hérens, il s’agit du projet le plus récent, et donc du plus présent dans la mémoire des habitant·es. Au tournant des années 2010, son abandon, une nouvelle transition « manquée », est un puissant révélateur des tensions sur ce que pouvait être l’avenir de la vallée24.
38Avec l’échec du lancement du tourisme hivernal à Saint-Martin, la municipalité entame une réflexion pour soutenir un tourisme plus « doux » notamment basé sur l’agro-tourisme et la valorisation des ressources naturelles et du patrimoine. La commune partage initialement ces intérêts avec les trois villages qui composent aujourd’hui Mont-Noble (Nax, Vernamiège et Mase), et à Grône (commune limitrophe de Mont-Noble), créant l’association Maya Mont-Noble (2001). La stratégie initiale vise l’obtention d’un label Biosphère UNESCO pour répondre à un enjeu central, celui de limiter l’exode rural et le vieillissement de la population en offrant plus de places de travail. Puis, le projet est étendu à toute la vallée via la création de l’association des communes du Val d’Hérens (ACVH), visant la création d’un Parc naturel régional (PNR), sous l’impulsion de la nouvelle loi fédérale sur la protection de la nature et du paysage (2007). Le même objectif est affiché, à savoir soutenir des activités économiques durables au premier rang desquelles le tourisme, en s’appuyant sur une visibilité accrue et des subventions de la Confédération (Figure 6). Malgré les efforts déployés par les promoteurs, en 2011, dans 5 communes sur 7, le non l’emporte en votation. Le premier véritable projet touristique d’envergure, à l’échelle de la vallée, est donc abandonné.
39Là encore, l’opposition au projet de PNR est interne au Val d’Hérens. Le conflit ne porte pas sur l’objectif final du projet qui est celui de limiter l’exode rural et de rendre attractif le territoire du point de vue touristique, mais sur l’orientation à donner à l’aménagement de la vallée. Vont s’affronter deux visions de la montagne : celle des porteurs du projet qui mettent au centre de la réflexion sur l’avenir de la vallée un tourisme doux basé sur le patrimoine naturel et culturel du Val d’Hérens, et celle des opposants affichant une vision moderniste de l’aménagement autour d’infrastructures lourdes comme les remontées mécaniques et la construction immobilière. Leur croyance dans la possible réactualisation de liaison câblée entre les domaines skiables d’Evolène et les 4 vallées en est un révélateur. Pour eux, le PNR serait, en outre, une sorte de « cheval de Troie » permettant aux institutions cantonales et fédérales d’imposer un certain modèle de développement de la vallée, qui entrainerait une perte d’autonomie des communes et un risque de transformation en « réserve d’Indiens ».
Figure 6 : Tract diffusé dans le Val d’Hérens partisan du « oui » au PNR
Figure 7 : Tract diffusé dans le Val d’Hérens partisan du « non » au PNR
40L’échec de cette nouvelle transition se joue à la croisée de la dimension institutionnelle et de la dimension idéelle sur deux volets. D’une part, l’obtention du label PNR est décidée par la Confédération (en vertu de la loi sur la protection du paysage du 2007) et ouvre le droit à des subventions. La crainte exprimée par les opposants (Figure 7) est qu’en retour les instances fédérales (notamment l’Office Fédéral de l’Environnement) exercent une mainmise dans les choix de développement que pourraient faire les acteurs de la vallée (dimension institutionnelle), dans le sens d’une limite à des projets qui seraient jugés comme non durables ou écologiques (dimension idéelle). Les opposants mobilisent le conflit entre ville et montagne (« terrain de jeux des citadins », « tutelle de Berne », « réserve d’indiens ») laissant penser que le projet émane de la Confédération alors même qu’il est porté par les habitant·es du Val d’Hérens, au premier rang desquels exécutifs et Présidents de communes. D’autre part, la démocratie directe, importante en Suisse, conduit les habitant·es des communes à s’exprimer sur un tel projet (dimension institutionnelle). Or les tracts montrent bien l’opposition entre deux visions (dimension idéelle) de ce que pourrait être l’avenir de la vallée, et de son développement. Il est intéressant à cet égard de noter dans cette troisième période un retournement dans ce qui empêche l’avènement d’un tel projet. La protection de l’environnement et du paysage, argument majeur dans la deuxième période pour limiter la création ou l’extension des domaines skiables, devient ici plutôt l’argument en faveur du projet de PNR (car considéré comme vecteur d’attractivité touristique), fortement décrié par les opposants.
41Cet héritage socio-politique récent pèse un poids important dans les relations actuelles entre les acteurs locaux, mais aussi dans leur capacité à développer de nouveaux projets. Ainsi, le projet inabouti du PNR a été une rupture dans les relations qu’entretiennent les acteurs politiques et touristiques du Val d’Hérens : alors que la structure Val d’Hérens Tourisme regroupait l’ensemble des cinq communes, elle ne fonctionne actuellement plus qu’à trois communes. Cette dernière transition « manquée » interroge finalement la place du tourisme dans la vallée mais aussi plus largement son développement futur, après plus d’un siècle marqué par de nombreux projets touristiques inaboutis.
42À l’heure où les territoires de montagne sont mis au défi de sortir du « tout ski », du « tout neige » voire du « tout tourisme » (Bourdeau, 2009), le Val d’Hérens, au gré de ses transitions manquées, se distingue finalement de nombreux autres territoires de montagne par sa faible dépendance à l’activité touristique, notamment hivernale. Suivant l’idée que les récits d'échecs peut être un instrument d'analyse (Devisme, Matthey, 2021), revenir sur les initiatives inabouties dans le Val d’Hérens nous ont permis de retracer l’histoire des grandes phases touristiques qu’ont connues les territoires de montagne, et en même temps, à une échelle locale, d’interroger les facteurs explicatifs qui ont mené à la non-concrétisation de ces infrastructures ou organisations. Ces derniers ont été appréhendés par une analyse des interactions entre les dimensions (idéelle, matérielle et institutionnelle) du territoire. Elles évoluent au cours du temps, sont influencées par les acteurs en présence, les évolutions sociétales plus générales, mais aussi par les caractéristiques physiques et topographiques du territoire. Ce sont bien les configurations particulières à chaque territoire, mais également à chaque période, qui créent des agencements entre ces dimensions spécifiques au Val d’Hérens, aux différentes étapes évoquées. Cela signifie que les conflits, oppositions ou freins aux transitions peuvent venir de ces différentes dimensions mais aussi, et surtout, des interactions qui se jouent entre elles, qui ne peuvent que varier d’un territoire à l’autre, appelant à renforcer les travaux sur la géographie des transitions
43Dans l’exemple hérensard, la dimension institutionnelle est marquée par une forte implication et participation des populations locales à la prise de décision (notamment au travers de votes), une grande autonomie des communes dans les choix fiscaux et d’aménagement, mais aussi l’importance des organisations pour la protection de l’environnement comme la LSPN ou le WWF. Des tensions émergent souvent entre les administrations locales (difficulté des communes à se fédérer) tout comme dans les rapports entre les instances locales et les décisions prises à une échelle fédérale (perçues comme étant des impositions). La dimension matérielle montre la prégnance constante de l’enjeu de rentabilité économique des projets (chemin de fer et remontées mécaniques). Quant à la dimension idéelle, elle révèle la tension dans les choix de modèles de développement du territoire, entre une perception aménagiste (liaison entre les domaines skiables) et de protection (Parc naturel régional). Aujourd’hui la vallée est politiquement et touristiquement divisée, la construction d’infrastructures lourdes aurait peut-être eu comme conséquence de rassembler les acteurs autour d’un projet commun.
44Notre analyse suggère finalement de placer ces trois dimensions dans une perspective diachronique (1) et multi-scalaire (2). La première révèle l’épaisseur du territoire par des héritages matériels et immatériels. Alors que les projets aboutis laissent souvent une trace physique, les projets inaboutis peuvent aussi faire preuve d’une certaine permanence (comme c’est le cas pour la liaison Evolène–4 vallées, toujours inscrite dans le plan directeur cantonal, ou pour la connexion verticale entre Vex et Sion, redevenue sujet d’actualité) et laissent d’autres types de traces (ex. Positionnement des acteurs). La seconde invite à considérer que de nombreux enjeux dépassent la dimension locale, qu’ils soient d’ordre politique, sociétal ou encore climatique. Les transitions vécues dans le Val d’Hérens sont révélatrices des relations qui se jouent entre les acteurs institutionnels locaux, cantonaux et fédéraux mais aussi entre les habitant·es des territoires de montagne et les autres habitant·es. Le projet de PNR avorté du Val d’Hérens est un excellent révélateur de cette tension et des imaginaires (parfois réels, parfois fantasmés par les détracteurs de projet) qui peuvent être projetés sur la montagne (par exemple leur « réensauvagement »). Le périmètre spatial des transitions qui se sont jouées et qui se jouent encore dans le Val d’Hérens, n’est donc pas circonscrit aux limites des communes qui le composent. Tous les projets évoqués ont — d’une quelconque manière — mis au jour des relations avec l’en-dehors Val d’Hérens. Les territoires de montagne, malgré leur (relatif) isolement, ne sont pas des îlots, mais bien insérés dans des espaces de flux d’une grande complexité.
45Aujourd’hui le Val d’Hérens est touristiquement et politiquement divisé. Si la réalisation de ces projets touristiques aurait peut-être eu comme conséquence de rassembler les acteurs autour d’un projet commun, la faible prégnance de l'activité touristique qui en résulte aujourd’hui, pourrait ouvrir la voie à une réflexion commune quant à l'avenir du territoire et la forme que pourrait prendre son engagement vers une transition socio-écologique.