- 1 Les accords Sykes-Picot furent signés en secret, le 16 mai 1916, en pleine Première Guerre mondiale (...)
1Le pan-arabisme est l’héritier d’un arabisme qui s’est construit dans deux cadres historiques opposés. C’est un projet méta-politique, fédérant des nationalistes à l’œuvre d’une nation arabe unifiant tous les territoires segmentés par l’accord Sykes-Picot1. Ce projet est venu s’ajouter à des contributions antérieures émanant tout d’abord d’un premier instigateur, Sharif Hussein, roi du Hedjaz (1916-1924). Après l’échec de ce dernier au profit de la famille Al-Saud, c’est son fils Faysal 1er roi d’Irak (1921-1933) qui relança l’idée en vue d’unifier les peuples arabes sous l’autorité du royaume hachémite. Le projet de Sharif Hussein visait à affaiblir l’hégémonie de l’Empire ottoman, alors que Faysal 1er, lui, souhaitait élargir ses territoires en confluence avec les arabistes conservateurs. Son agir stratégique ciblait la fragilisation du roi Abdelaziz Al-Saud qui s’emparait alors du Hedjaz. Nonobstant le littéralisme du pouvoir saoudien sur le plan religieux, ce régime se rapprocha des arabistes laïcs, idéologiquement opposés au pan-arabisme conservateur du roi d’Irak.
2L’ascension de Gamal Abd al-Nasser à la tête de l’État a favorisé l’émergence de cet arabisme apparenté à un « nationalisme laïc » (Laurens, 2010 [1993]). L’échec de l’armée égyptienne pendant la Guerre israélo-arabe de 1948 a considérablement accéléré le coup d’État contre le roi Farouk – survenu le 23 juillet 1952 –, un projet initié conjointement par Gamal Abd al-Nasser et un groupe d’officiers subalternes issus de diverses obédiences idéologiques. En renversant le général Mohamed Naguib, le plus haut gradé des militaires ayant participé au putsch, le colonel Gamal Abd al-Nasser est devenu l’homme providentiel dans une Égypte fragmentée subissant une guerre brutale des idées.
3L’Égypte était déjà unanimement considérée comme le cœur battant de l’arabité, symbole d’éclectisme culturel. Elle a longtemps représenté ce carrefour où se croisaient les divers talents du monde arabe. Mais c’est grâce au lancement de la radio ṣāwt al-ʿarāb que Gamal Abd al-Nasser, fraîchement installé au pouvoir, a construit une solide réputation médiatique pour l’Égypte, traversant l’ensemble des pays arabes. L’histoire de ṣāwt al-ʿarāb constitue la mémoire, non pas du président Gamal Abd al-Nasser, mais plutôt des peuples arabes, si l’on envisage que l’histoire se réfère à « l’homme en groupe plutôt qu’à l’individu » (Veyne, 1996 [1971] : 83).
4C’est donc bien à l’ère du nassérisme que l’hégémonie du pan-arabisme communicationnel s’est enracinée dans la région à partir de l’Égypte. Sous l’impulsion du président, la radio ṣāwt al-‘arāb inaugurée « le 4 juillet 1953 par son prédécesseur, Mohamed Naguib » (Karim, 2019), a, de fait, métamorphosé le champ médiatique égyptien en devenant « le cœur palpitant de l’arabisme […] contre les colonialistes » (Eid, 2018). Étant accessible aux représentants des mouvements de libération dans le monde arabe, sāwt al-‘arāb a alimenté la mémoire collective, enracinant par là un pan-arabisme informationnel.
5L’on tentera donc ici de comprendre comment ṣāwt al-ʿarāb a participé à la construction de cette identité pan-arabe. En quoi la pratique journalistique au sein de ṣāwt al-ʿarāb s’est-elle distinguée du référent journalistique en période royale ? S’agit-il d’un changement de structure ou d’un changement dans la structure ? Ce changement couvre-t-il la dimension cognitive des récepteurs ? ṣāwt al-ʿarāb a-t-elle représenté une tribune où confluaient des aspirations empreintes d’un nationalisme populaire ? A-t-elle été à l’inverse, un territoire de transmission, imprégné de luttes intenses entre un nationalisme élitiste et d’autres courants idéologiques ? Existe-t-il un rapport d’intersubjectivité liant ṣāwt al-ʿarāb à la communauté des récepteurs ? Quelles sont les règles coordonnant l’agir téléologique de cette radio ?
6Ces questions sont sous-jacentes à une problématique plus large : Pourquoi le projet panarabiste de ṣāwt al-ʿarāb n’a pas su transformer l’essai de l’engouement suscité à travers le monde arabe pour permettre la réunification arabe ? Notre hypothèse s’est formulée comme suit : Le média a reflété des aspects construits/impulsés par le système politique, et participé à la construction d’une représentation sociale isolée de la réalité institutionnelle.
7Il s’agira donc de questionner l’intérêt du récit radiophonique panarabe de ṣāwt al-ʿarāb au sein d’un espace régional verrouillé, l’objectif étant d’expliciter la nature de l’articulation entre le nassérisme médiatisé et son effet réceptif sur les peuples, et d’interroger les conséquences d’un tel diffusionnisme sur les décisions politiques attendues en retour. Il faudra pour cela transcender la vision qui pense le média dans un contexte technocratique comme un moyen de pouvoir. C’est en effet une volonté de voir autre chose que la dépendance des médias au dirigisme technocratique qui sous-tend notre propos.
8Il est question d’espace public, de paradigme, mais aussi de temps et d’expérience, autant de notions qui serviront de socle à l’analyse proposée plus bas.
9L’espace communicationnel en particulier se compose de trois sphères : « les sphères publiques, privées et sociales, dont aucune finalement ne saurait disposer du monopole de la publicité, et de la publicisation des opinions » (Miège, 2010 : 59).
10L’idée habermassienne vise à créer « un espace de discussion entre les trois sphères » (ibid. : 59). À ce stade, le concept de forme s’impose car assurant « la symbolisation et la médiation » (Awad, 2011 : 42). C’est le temps de « la sociabilité » (Mercklé, 2013 [2004] : 37), de ce lien social qui « n’est pas organique mais cérébral, ancré dans la réflexion d’une actualité, tissé entre des hommes qui ne se coudoient, ne se voient ni ne s’entendent, par le transport à distance de la pensée, force sociale par excellence » (Awad, 2010 : 54).
11Selon Bernard Miège, « penser l’espace public nécessite donc de se donner les moyens de suivre précisément ses mutations, et particulièrement celles qui portent sur les médias eux-mêmes » (2010 : 58). Il n’est pas question de réduire l’espace public à la sphère médiatique, laquelle représente l’un des aspects multi-dimensionnels d’un tel espace. À ce sujet, Mahdi Elmandjra affirme que « jamais un sous-système n’a pu changer un système, c’est plutôt l’inverse qui se produit. » (2007 : 112-113). S’agissant de l’impact de sāwt al-‘arāb sur les peuples de la région, Paul Lazarsfeld observe que « les effets des médias sont variables selon les préférences et les opinions des récepteurs, mais aussi selon les groupes primaires qu’ils fréquentent et le statut qu’ils y occupent » (cf. Katz, 2009 [1989]).
12La notion de paradigme, quant à elle, rend « compte de cet ensemble de règles, de savoir-faire et de savoir-penser, qui constitue ce que, dans un cadre spatio-temporel donné, on désigne par le mot journalisme. » (cf. Brin, Charron, De Bonville, 2004 : 18). Cette notion « suggère l’idée d’un système normatif de référence, d’un ensemble de modèles pratiques reproductibles par imitation. » (ibid. : 18). Un tel système est régi par des « règles normatives » (ibid. : 43), qui « prescrivent des comportements professionnels » (idem). Dans sa théorie de la structuration, Anthony Giddens « insiste fortement sur la fonction des règles comme instrument de coordination de l’action et, plus généralement, de reproduction de la société » (cf. Brin et al., 2004 : 47). En somme, cette notion de règle est intrinsèque au paradigme institutionnel, c’est-à-dire « dans les pratiques les plus profondément ancrées dans le temps et dans l’espace » (Brin et al., 2004 : 48).
13Cette tradition institutionnaliste épouse à la fois la fonction d’« agenda-setting », c’est-à-dire ce à quoi il faut penser, et « la théorie de l’influence », c’est-à-dire ce qu’il faut penser et ce qu’il ne faut pas penser (Katz, 2009 [1989] : 81). Partant, ce paradigme appréhende le média comme un instrument qui « exerce sur l’individu une pression à la conformité » (Derville, 2013 : 14), et y voit un outil constructionniste participant de « la construction sociale de la réalité » (Berger et Luckmann, 2006 [1966]). Quant au paradigme journalistique, il appartient « à ce type de représentations culturelles » (Brin et al., 2004 : 59). Paradoxalement, Philippe Breton et Serge Proulx s’insurgent de l’usage des techniques de communication, un déterminisme technologique marginalisant « le contexte social » (cf. Ruellan, 2007 : 143). Éric Maigret estime, quant à lui, que « ce ne sont pas les techniques qui produisent le monde humain, ni une biologie déterministe, ni les règles du langage. » (2015 [2003] : 238). Cet univers relève d’un ordre transcendantal « réalisant et inventant ses propres lois. » (ibid. : 238). Il y a cependant une crise paradigmatique « du fait même de changements dans la pratique professionnelle » (Brin et al., 2004 : 98). Par conséquent, le paradigme entrant en crise peut « même disparaître, au profit d’un nouveau paradigme mieux adapté au contexte social » (ibid. : 98). Vient enfin « le paradigme critique » établi par Todd Gitlin (cf. Katz, 2009 [1989] : 53), par lequel il refuse « de voir le moment de la décision comme le moment crucial de l’influence des médias » (Katz, 2009 [1989] : 54). Dès lors, « la mesure du pouvoir des médias est dans le freinage au changement, ou dans le maintien du statu quo. » (ibid. : 54). En d’autres termes, nous dit Elihu Katz, « le changement serait accéléré s’il n’y avait pas les médias. » (2009 [1989] : 55).
14Par ailleurs, le concept de temps trouve sa place ici en ce sens qu’il est inconcevable de penser la spatialité sans se référer au temps.
15Le temps des médias, en l’occurrence, est celui « d’une histoire en train de se faire, d’un présent historicisé, et d’un espace public discursif qui vient s’insérer dans un feuilleté entre le monde et le monde vécu. » (Awad, 2011 : 65). Gérard Genette réserve, quant à lui, le temps du récit « à l’ordre des événements » (cf. Marion, 1999 : 117). Ce « temps de l’événement, c’est le temps court. » (Brin et al., 2004 : 124). D’autres événements, « d’autres faits historiques ne sont observables que dans la longue durée : ils appartiennent au niveau structurel du matériau historique » (ibid. : 124).
16Au demeurant, la conjoncture, « qui appartient à une catégorie de temps intermédiaire entre le temps court de l’événement et la longue durée des structures, désigne les changements du système social qui n’altèrent pas, du moins à court terme, ses propriétés structurelles » (ibid. : 125). La réalité sociale est ainsi perceptible selon ces modalités « trois manières pour l’historien d’organiser dans le temps l’expérience humaine » (ibid. : 126). D’où l’intérêt de citer le concept d’historicité qui « paraît d’abord être inverse de l’histoire, car l’histoire n’est-elle pas la connaissance du passé, tandis que l’historicité se réfère à l’avenir ? » (Bréhier, 1950 : 154-155). La valeur paradigmatique de demain se détermine somme toute par « les actions et inactions d’hier » (Elmandjra, 2007 : 151).
17Le temps panarabe médiatisé est celui de l’expérience, de « l’expérientialité » (Caracciolo, 2013). Celle-ci représente à la fois l’expérience du paradigme institutionnel, ainsi que l’expérience vécue par les récepteurs. Il était opportun d’engager ce champ expérientiel dans l’historicité d’un « horizon d’attente » (Hartog, 2015 [2003]). Ce lien cérébral, construit par ṣāwt al-‘arāb, est le temps de la médiation en ce sens que le journalisme « permet l’acquisition d’images du temps et de l’espace et offre aux acteurs dans leur multiplicité la possibilité d’être ensemble pour construire des significations sur les questions majeures de leur temps et de leur existence. » (Awad, 2011 : 65).
18Avant tout, il convient de préciser qu’aucun enregistrement radiophonique original de ṣāwt al-ʿarāb ni aucune archive transcrite ne sont accessibles. Certains épisodes ont été traduits et transcrits en anglais par les BBC Summary of World Broadcasts, auxquels l’auteure Laura James a eu accès. Certains passages cités proviennent de ses travaux. Enfin d’autres documents contemporains ou légèrement ultérieurs à la période nassérienne –articles de journaux, de recherche, ouvrages, etc…-permettent toutefois de renouer avec certains éléments de sa communication.
19Par ailleurs, dans l’optique d’expliciter le niveau méta de l’aspect relationnel constitutif de l’espace panarabe, le choix d’une méthode systémique a semblé adapté ; la « systémique » (Lugan, 2005 [1993]) se présente comme valeur d’interaction pouvant apporter des enrichissements. La méthode systémique prend alors forme dès qu’il y a « une structure abstraite ou concrète, où les éléments d’un ensemble sont reliés aux autres dimensions » (Barel, 2008 [1979]). Jean-Louis Le Moigne définit un système en ces termes « un système est […] doté d’une structure, qui évolue dans le temps, qui est inscrit dans un contexte qui agit pour quelque chose » (1999 [1990] : 61).
20L’analyse « systémique des communications » (Mucchielli, 2004 : 7) est aussi essentielle car il s’agit d’une méthode qui s’appuie sur l’explicitation des échanges liant l’État-émetteur et les récepteurs.
21Le modèle examiné a aussi été délimité pour ne repérer que les événements issus de « relations intéressantes » (Mucchielli, 2004 : 18). Il s’agit d’un modèle interactionniste, où « les comportements sont interprétés comme des actions entreprises en vue d’obtenir certaines fins ». (Bernoux, 2014 [1990] : 37).
22Par ailleurs, la méthode de cadrage médiatique s’est avérée utile car elle « permet aux individus de localiser, percevoir, identifier, classer les événements de leur environnement » (Maigret, 2015 [2003] : 210). Selon Robert Entman, « cadrer consiste à sélectionner certains aspects de la réalité perçue et à les rendre plus saillants dans un texte communicationnel, de façon à promouvoir une définition d’un problème particulier, une interprétation causale, une évaluation morale et/ou une recommandation quant à la manière de la traiter » (cf. Maigret, 2015 [2003] : 211).
23La notion de contre-cadrage est également nécessaire pour comprendre la survenue d’un changement au sein du « paradigme institutionnel » (Katz, 2009 [1989] : 51), qu’Elihu Katz qualifie de « politique ou cognitif, dans la mesure où il met l’accent sur le rôle des médias dans la transmission de l’information au sein d’un système politique. » (ibid. : 51). Ce paradigme est plutôt favorable à une conception selon laquelle les médias seraient considérés comme « des producteurs d’information, d’agenda et d’espace public » (Katz, 2009 [1989] : 51).
24Une telle approche contribuant à comprendre ce phénomène implique de facto un constructionnisme social, qui sous-tend le contexte référentiel « construit » (Berger et Luckmann, 2006 [1966]) mais aussi qui interroge la manière dont ṣāwt al-‘arāb a construit la réalité dans le monde arabe, depuis le Caire des années 1950. Ce constructivisme rapproche ainsi « la compréhension et l’explication » (Mucchielli, 2004 : 97).
25Avec La Voix des Arabes, l’espace panarabe imaginé via les sphères intellectuelle et politique va se médiatiser, espace symbolique s’il en est, construit cognitivement avant d’être adopté par des groupes oligarchiques. Le panarabisme a, en effet, été initié par les intellectuels syriens « Zaki Arsouzi, Michel Aflaq et Salah Bitar » (Laurens, 2010 [1993] : 311-312). Il représente l’union des nationalistes autour d’un arabisme « unificateur d’une nation divisée en différents États et territoires » (ibid. : 266). Avant même l’avènement du nassérisme, le nationalisme commençait à s’étendre aux couches populaires « amenées par l’éducation et les médias à participer sous une forme ou sous une autre à la vie politique » (Hourani, 1993 [1991] : 527). On est alors à l’ère d’un espace arabophone idéologiquement varié, ne subissant pas encore « le morcellement des espaces » (Miège, 2010 : 56), à l’ère de la confluence des dynamiques sociales à l’œuvre de l’indépendance.
- 2 Traduit de l’anglais : « Sawt-al-Arab was a nationalist program aimed at helping the Arabs turn the (...)
26La radio évoluant dans un contexte de transition suite à la venue des militaires au pouvoir en 1952, le champ médiatique a dû refléter la structure dominante et contribuer à la construction du nouveau régime, rejoignant par là ce que dit Pierre Rosanvallon : « transformation des normes de l’information et modification de la structure institutionnelle de la communication politique propre à la société » (1998 : 343). Mohamed Fayek, qui fut Ministre de l’Orientation Nationale sous Nasser, de 1966 à 1970, a ainsi décrit la radio comme « un projet nationaliste visant à aider les Arabes à tourner la page de l’occupation coloniale et de la division de leur nation en petites entités et à construire un meilleur avenir commun »2 (Labidi, 2003).
27Dès lors, il y a le constat de la discontinuité, de la rupture avec l’ancienne pratique journalistique pro-royaliste. Ahmed Saïd, présentateur emblématique de la radio et son directeur de 1953 à 1967, déclara dans une interview que leur mission était clairement définie dès 1953 : « S’adressant aux Arabes dans leur propre langue pour la première fois, la station leur expliquerait les idéaux de la Révolution de juillet, les éveillant aux nombreuses intrigues auxquelles ils avaient affaire. Les objectifs principaux de La Voix des Arabes, par conséquent, consistaient à libérer le peuple arabe ; unifier les pays arabes ; libérer les ressources arabes de l’emprise impérialiste ; et encourager l’utilisation de ces ressources pour le développement de la civilisation, de la culture et des sciences arabes » (James, 2006a). C’est une ambition de leadership médiatique traduisant une aspiration à l’hégémonie régionale qui se dessine. Très vite, le service passe de quelques heures à vingt-quatre heures par jour, grâce à une puissance d’émission qui bondit en seulement trois ans pour arriver à cinquante-mille watts en 1956 (Boyd, 1975 : 645).
- 3 Traduit de l’anglais : ‘a Goebbels-like figure who refused to allow contradiction[…]always shouting (...)
28La pratique journalistique s’inscrit dès ses débuts dans une résistance que Géraldine Muhlmann caractériserait comme « subjecti[ve] et révolté[e], préférant l’honnêteté de l’engagement à l’objectivité inaccessible » (2004). Les journalistes s’appuient sur des descriptions émotionnelles non décentrées « avec une tendance excessive de la sensibilité » (ibid. 2004). Cette pratique discursive est caractérisée par « la position pamphlétaire du journaliste que l’on appelle aussi rhéteur vis-à-vis du pouvoir exécutif et par une position satirique à l’encontre de l’espace public oppositionnel, devenu sans statut » (Muhlmann, 2004). Ahmed Saïd, que William S. Ellis appela ‘Nasser’s other voice’ (Ellis, 1961), sera même comparé à un « Goebbels, fermé à toute contradiction […] hurlant, maudissant et s’agitant à tout va »3 (Hale, 1975 : 72).
- 4 Traduit de l’anglais : “imperialism, Zionism and Arab ‘reaction’”
- 5 Traduit de l’anglais : “the glory of Islam cannot be defended from within the perfumed palaces”.
29La pratique discursive de ṣāwt al-ʿarāb consistait en effet en une rhétorique de provocation et de disqualification des trois principaux pôles d’opposition identifiés par le leader Gamal Abd al-Nasser : « impérialisme, sionisme et ‘réactionnaires’ arabes »4 (James, 2006a). Une politique de délégitimation se construisit autour d’un contenu (métaphores, discours) cristallisant les stéréotypes via des « typifications » (Berger et Luckmann, 2006 [1966] : 47) simplifiant ainsi les représentations. Le seul nom des programmes est révélateur de la stratégie manichéenne de ṣāwt al-ʿarāb : « Mensonges et Vérité », émission dans laquelle un annonceur lisait des articles de journaux anti-Nasséristes, les rejetait comme mensonges pour laisser la place à Ahmed Saïd, lequel décortiquait les documents et expliquait « la vérité ». « N’oubliez pas » revenait sur les traitements injustes commis sur les Arabes par les puissances occidentales, en particulier. (ibid. : 57). Une autre émission, « Ennemis de Dieu », condamnait sans détour le Roi Saud et son frère, le Prince Faysal, alors Ministre des Affaires étrangères (James, 2006a), assurant que l’« on ne peut défendre la gloire de l’Islam depuis les palais parfumés »5 (Dawisha, 1975 :170).
30S’inscrivant dans des « diplomaties de contestation » (Badie, 2018 [2014] : 196), le nassérisme, via ṣāwt al-ʿarāb, s’est développé « dans une logique de revendication, de défense d’un intérêt matériel ou d’une cause » (Neveu, 1996 : 11). Ainsi, l’autre tenant de la communication de la radio cairote se distingua par une exaltation de la nation arabe, répétant à l’envi des expressions toutes faites, telles que « la seule nation », « Arabe et sincère dans son arabisme » (Jankowski, 2002, p. 60), ou encore « traîtres à la nation arabe » (Wheelock, 2018 [1960] : 224). Les chansons de la diva égyptienne, Oum Kalthoum, et de Mohammed Abd-al Wahab ajoutaient encore à cette aura lyrique de la radio, et achevaient d’attirer les auditeurs par l’émotion intense qu’ils suscitaient.
31Au désir de l’unité arabe s’ajoutait le socialisme, c’est-à-dire « l’idée de contrôle des ressources par l’État dans l’intérêt de la société, de propriété de l’État, d’économie dirigée et de redistribution équitable des revenus par la fiscalité et la mise en place des services sociaux. » (Hourani, 1993 [1991] : 527).
- 6 Traduit de l’anglais : “People used to have their ears glued to the radio, particularly when Arab n (...)
32Pour Keith Wheelock « la campagne de propagande de Nasser avait un attrait indéniable, car elle avait pour dessein de restaurer la fierté du peuple égyptien, et, accessoirement, du peuple arabe. » (2018 [1960] : 224). De fait, ṣāwt al-‘arāb « est juchée dans les cafés » (Guaaybess, 2005). Abdullah Sennawi, rédacteur de l’hebdomadaire nassériste Al-Arabi disait que « Les gens avaient les oreilles collées à leur poste, en particulier lorsque les chants nationalistes arabes appelaient les Arabes à lever la tête et défendre leur dignité, et leur terre, de l’occupation »6 (Labidi, 2003).
- 7 Traduit de l’anglais: “Like many Egyptians, he nostalgically recalls the days when the most populou (...)
33Il ne s’agit guère d’une expérience propre aux Égyptiens, mais bien régionale. C’est le produit des « significations partagées » (Marion, 1999 : 116). Cette médiation radiophonique renvoie à Gabriel Tarde qui « constatait au début du siècle dernier l’émergence de communautés formées par des gens séparés, sans contact physique » (cf. Awad, 2011 : 15). Cet aspect trans-frontière participe de la formation d’un « espace parallèle de communication » (Mattelart, 2015 [1995]), renforçant les liens entre récepteurs, comme le mentionne Gabriel Tarde « avec la simultanéité de leur conviction ou de leur passion, la conscience possédée par chacun d’eux que cette idée ou cette volonté est partagée au même moment par un grand nombre d’autres hommes » (cf. Awad, 2011 : 54). Fayek, par exemple, « comme bon nombre d’Égyptiens, se souvient avec nostalgie des jours où le plus peuplé des pays arabes était aussi le plus influent régionalement, peu importe si la police d’État de Nasser bafouait les droits humains et réduisait ses détracteurs au silence. De nombreux Arabes se rappellent la voix tonitruante d’Ahmed Saïd appelant à l’indépendance, l’unité arabe et la libération de la Palestine "de la mer jusqu’au Jourdain".»7 (Labidi, 2003).
- 8 Traduit de l’anglais: “Sawt al-Arab had a galvanizing effect on Arabs striving to end colonial rule (...)
34Effectivement, au-delà du « rassemblement » (Muhlmann, 2004) induit par un discours aussi agressif que passionné, par lequel prit forme un sentiment d’identité nationale « qui avait tout au plus existé auparavant de manière latente. » (James, 2006), le pouvoir avait parfaitement compris que la radio était un moyen « contribuant à l’activation de l’espace public. » (Miège, 2010 : 23). Labidi explique que la radio égyptienne « avait un effet galvanisant sur les Arabes qui luttaient pour mettre fin au régime colonial et renverser les monarchies frêles et déclinantes de la Tunisie, d’Iraq, du Yémen, et plus tard de la Lybie. »8 (2003).
- 9 Le Pacte de Bagdad est signé le 24 février 1955 entre l’Irak du roi Faysal II, la Turquie, l’État i (...)
35À tel point que des émeutes se multiplièrent à travers toute la région, signe de l’efficacité du propos radiophonique, selon Douglas A. Boyd (1975 : 647). Laura James rappelle que l’une des missions de la station était d’informer les Arabes sur les méfaits de leurs gouvernements respectifs (2006). Le premier dirigeant à faire les frais de cette politique fut Nouri Saïd, Premier Ministre irakien pro-occidental, qui, pour avoir signé aux côtés des Britanniques le Pacte de Bagdad9 en 1955 et fait emprisonner et pendre ses opposants politiques (communistes) notamment, devint la cible d’attaques virulentes de la part de La Voix des Arabes. Lors du coup d’État survenu en 1958, il est découvert déguisé en femme, essayant de fuir. Son corps mutilé et méconnaissable sera retrouvé dans la rue (James, 2006a). De même, Ahmed Saïd, en août 1960, aurait explicitement appelé le peuple jordanien à tuer Hazza’ Barakat Majali, alors Premier Ministre, et à traîner son corps sans vie dans les rues, d’après W. Ellis (1961 : 54). Trois jours plus tard, une bombe explosait à son bureau, le tuant, ainsi qu’onze autres personnes.
36Parallèlement, le Président Nasser affermissait les liens avec le segment arabiste de la région, tout en participant à affaiblir toute sensibilité présentant une défiance politique. D’où son engagement dans la guerre du Yémen au côté des communistes yéménites installés au sud, contre le pouvoir imamite du nord, soutenu par l’Arabie saoudite. Ce soutien aux communistes n’empêcha pas l’aile nassériste en Syrie d’organiser l’assassinat de figures charismatiques du communisme, à l’image du libanais Farajallah Al-Helou. Quant au soutien saoudien à l’imamat yéménite, il relève d’un pragmatisme stratégique, visant prioritairement à affaiblir l’influence panarabe de Gamal Abd al-Nasser. Le soutien saoudien aux nationalistes syriens contrecarrait en revanche les prétentions de la famille hachémite d’Irak dans leur projet de la constitution à l’œuvre d’une Grande-Syrie, laquelle aurait agrandi les territoires d’Irak et de Transjordanie.
37Rappelons à ce stade que l’approche panarabiste de ṣāwt al-ʿarāb incluait aussi le soutien et l’accueil des figures contestataires arabistes, ainsi que quelques non-arabes de la résistance, à l’image de Mohammed Khattabi, Rifain opposé à l’occupation espagnole du Nord du Maroc. Un révolutionnaire yéménite, le Dr Abd-Rahman Baydani se vit même offrir les rênes d’une série intitulée « Les secrets du Yémen » qui, en l’espace de deux mois, mena le pays à la Révolution, renversant l’Imam du Yémen à la suite d’une campagne d’accusations d’ordre morales et politiques égrainées consciencieusement par le présentateur (James, 2006).
- 10 Traduit de l’anglais: “We challenge you, Israel. No, in fact, we do not address the challenge to yo (...)
38C’est cependant au mois de mai 1967 que l’escalade atteignit le point de non-retour, lorsqu’Ahmed Saïd s’exclama : « Nous te défions, Israël ! Non, en fait, ce n’est pas à toi que nous adressons le défi Israël, car tu es indigne de notre défi. Mais nous te défions toi, l’Amérique ! »10 (James, 2006b : 96). D’après Ahmed Saïd et Mohsen Abd al-Khalek, proche conseiller de Nasser, ce dernier cherchait à retarder la confrontation pour la libération de la Palestine, au vu du soutien si solide des Occidentaux à Israël qu’il estimait devoir même en laisser la charge à une autre génération. Le présentateur confia à L. James que le peuple arabe réclamait la libération sans délai, et que lui se devait de relayer le sentiment général, malgré les réticences du leader. (James, 2006a). Alors que la radio avait reçu l’ordre d’échauffer les esprits et, par-là, de préparer le public, la guerre éclata le 5 juin 1967 lorsqu’Israël lança sa première frappe préemptive contre les forces aériennes égyptiennes, réduisant en six jours les rêves éveillés de La Voix des Arabes à néant, et causant accessoirement la perte du Sinaï, de la Cisjordanie et du Golan.
39C’est pourtant par les médias occidentaux que les Arabes apprirent l’échec cuisant essuyé par leurs armées, alors que ṣāwt al-ʿarāb « trompétait de fictives victoires sur l’ennemi » (Labidi, 2003). Cette brèche dans la fonction référentielle de la radio révèle une crise paradigmatique profonde, d’un point de vue communicationnel, autant qu’institutionnel, dès lors que l’on sait que les services de renseignement égyptiens et le média cairote travaillaient main dans la main pour informer sélectivement, et souvent de manière « ridiculement inexacte » (cf. James, 2006), ne misant que sur les émotions. Une crise irréparable qui fit voler en éclats la crédibilité de La Voix des Arabes, que son forgeron dut désavouer lui-même avant de démissionner.
40Cet article s’est donc efforcé d’établir un cadre théorique et contextuel au paradigme journalistique de Sāwt al-ʿarāb, La Voix des Arabes, radio transfrontière des années 1950, connue pour son rôle panarabiste à l’œuvre du nassérisme. Il était question de vérifier l’impact multiple de la narration radiophonique sur le monde arabe. La problématique, accompagnant chemin faisant cet article, s’est posée en ces termes : « Pourquoi le projet panarabiste de ṣāwt al-ʿarāb n’a pas su transformer l’essai de l’engouement suscité à travers le monde arabe pour permettre la réunification arabe ? ».
- 11 Francisation du terme arabe qui signifie “Président”.
41Notre hypothèse était que « le média égyptien a reflété des aspects construits/impulsés par le système politique, et participé à la construction d’une représentation sociale isolée de la réalité institutionnelle ». En effet, l’agir communicationnel était directement dicté par le pouvoir lui-même. Il était question de redorer le blason de l’arabité, dans la foulée de la décolonisation. Sur ce point, ṣāwt al-‘arāb a parfaitement rempli sa mission, allant même jusqu’à rendre manifeste cette identité panarabe jusqu’alors abstraite. Pour prendre la mesure de cette réussite, il n’y a qu’à voir « l’incroyable mouvement populaire qui s’exprime en septembre 1970 », à la mort de Nasser, où des millions de personnes assistent à ses funérailles (Levallois, 2014 : 129). Sāwt al-ʿarāb ne représentait en somme qu’un outil technologique de légitimation de l’action nassérienne. On l’a vu, le média égyptien n’a, pour sa part, mené aucune médiation, ne s’intéressant qu’à intensifier ses actions à travers la focalisation mono-médiatique. C’était inscrit dès le départ dans son ADN. Rappelons, accessoirement, que Gamal Abd al-Nasser a, de même, réduit au silence ou discrédité toute forme de critique visant sa politique, aussi bien nationale qu’étrangère. Or, il a ainsi provoqué des divisions intestines. Ces divisions se sont, du reste, nourries de méfiance et de compétition, indubitablement liées à l’exclusivisme du Raïs11.
42Au fond, La Voix des Arabes a trop bien fait son travail, mais d’un point de vue institutionnel uniquement ; elle a atteint son objectif de rassemblement, rendant même les Arabes impatients au regard des capacités réelles, militaires et diplomatiques, dont le régime aurait eu besoin pour mener à bien ce chantier ambitieux, chanté et glorifié à longueur d’émissions. D’un point de vue déontologique, le média a, en revanche, failli. L’absence d’une pratique décentrée, telle que décrite par Géraldine Mulhmann, qui aurait permis de faire contrepoids aux envolées lyriques de la station, ainsi que l’occultation du « paradigme critique » évoqué par Elihu Katz, qui aurait pu favoriser le freinage d’un certain nombre de décisions y sont pour quelque-chose.
- 12 En analysant les cadres socio-cognitifs des États arabes indépendants, au cours des années 1950, Ge (...)
- 13 Expression empruntée à Ulrich Beck.
43La libre expression journalistique, politique, syndicale, intellectuelle ou citoyenne, se trouve évidemment restreinte dans un cadre techno-bureaucratique, au sens où Georges Gurvitch l’a défini12 ; ce qu’on ne dit pas, c’est que la mono-focalisation et l’auto-renforcement continu, que ce cadre implique, représente, en réalité, un plus grand danger pour l’institution qui les cautionne et les impose, à plus ou moins long terme. Un État doté d’un paradigme institutionnel mêlant pouvoir et contre-pouvoir13 ne protège pas non plus totalement sa société, libérale-démocratique, contre les dérives propagandistes et rassembleuses.