MOUTAT, Audrey, 2019. Son et sens
MOUTAT, Audrey, 2019. Son et sens. Liège : Presses Universitaires de Liège. Sigilla. ISBN 978-2-87562-228-0, 15,90 €
Texte intégral
1Cet ouvrage est issu de la belle collection Sigilla des Presses Universitaires de Liège, qui continue ainsi son partenariat avec l’Université de Limoges, l’auteure, Audrey Moutat, étant chercheuse au CeReS. Le livre, dense et érudit, au titre ambitieux et prometteur, est surprenant à plusieurs titres. D’une part en raison du positionnement paradigmatique qui se revendique d’un « immanentisme radical » (p. 9), d’autre part à cause de la structure générale qui mêle dynamique démonstrative et approches impressionnistes.
2La structure donc en premier lieu : L’ouvrage est composé de trois parties qui pourraient — presque — fonctionner indépendamment. Dans la première partie (« l’être et le sens, deux problématiques liées », pp. 13-98), l’auteure se livre à une discussion serrée sur la question de la perception en faisant dialoguer les principaux penseurs de l’École de Paris et du structuralisme en général. Les trois chapitres qui composent cette partie (« perception et signification : pour une problématisation de la sémiose perceptive », pp. 15-34, « perception et immanence : pour une conciliation entre mondes sensible et intelligible », pp. 35-56, « perception et connaissance : pour un parcours génératif de la connaissance sensible », pp. 57-97) ont une densité et une visée théorique générale claire : « considérer la perception comme le lieu de construction de l’immanence [qui permet] de comprendre comment l’immanentisme est la condition de possibilité d’une sémiotique » (p. 17). Ainsi, avant d’entrer dans le vif du sujet — le son — l’auteure prend le temps de la discussion épistémologique et théorique générale pour asseoir sa sémiotique en adoptant « une démarche introspective afin de vérifier le bien-fondé de ses principes épistémologiques » (p. 35).
3La deuxième partie (« le(s) sens du son », pp. 99-161) est construite à partir d’un travail au long cours sur le design sonore. Les deux chapitres qui la composent (« du monde physique au monde naturel, le son dans tous les sens », pp. 99-130, « perceptions sonores et représentations », pp. 131-162) sont de très riches propositions d’outillage descriptif. Que cela soit en terminologie, catégorisation, systèmes de rendu phénoménologique, et que cela concerne la « naturalité physique » du son ou sa « réalité » perceptive, leur lecture est très enrichissante. La partie se clôt sur une enquête produite à partir de « néophytes » rendant compte de leurs expériences sonores qui laisse alors à l’auteure entrevoir le chemin « vers une sémiotique du son » (p. 148, sqq.). Enfin la troisième partie (« son et discours », pp. 161-216) est construite par l’agglomération de deux analyses indépendantes, l’une sur des productions textuelles d’artistes (« les atmosphères sonores, entre figuralité et figurativité », pp. 163-182), l’autre sur la prolongation de travaux chers à l’auteure sur la dégustation œnologique (« les commentaires sonores des vins ou la dégustation par l’écoute », pp. 183-216).
4L’ouvrage peut donc se lire selon différentes entrées et visées. La première partie peut se suffire à elle seule pour qui ne serait pas particulièrement intéressé par le son, tandis que les deux autres proposent différents moyens de connaissance sur le sujet, au prisme d’une sémiotique qui prend parfois, selon les mots de l’auteure, des allures d’« ascèse méthodologique » (p. 36).
5C’est ce point que je vais discuter pour finir, à savoir la revendication et la tenue ferme d’une sémiotique que l’on pourrait qualifier, plus qu’immanente, de sémiotique des objets, voire de sémiotique des effets des objets. L’auteur de cette note est plutôt d’obédience pragmatique, et la lecture a donc été une stimulante invitation à la disputatio. La fermeté avec laquelle l’auteure tient le cap d’un immanentisme radical est admirable et conduit à des pages qui sont des sommets de virtuosité théorique. On voit bien là le résultat d’années de lectures pointues, de réflexions et d’aller-retours intellectuels qui aboutissent à l’accumulation d’un outillage — un arsenal même — terminologique, conceptuel, méthodologique, tout à fait conséquent et qui construit sa propre cohérence à mesure que se déploie le raisonnement. Mais là réside peut-être l’entrée pour une critique, à savoir le problème de la récursivité qui est toujours tapie, à l’affût, lors de ce genre d’entreprise.
6Ainsi, le problème de la certitude d’une objectivité possible qui fonderait la légitimité d’une phénoménologie, structuraliste qui plus est (« monde physique et monde phénoménal sont étroitement liés, le second émergeant du premier », p. 101), conduit un peu trop vite à l’assurance d’une scientificité que les approches naturalistes permettraient (« de la physique à la phénoménologie, de l’approche scientifique et objective à l’appréhension sensible subjective », p. 101), mais qui pourtant n’est pas la revendication de ces mêmes sciences naturelles, physiques notamment. Le principe d’Heisenberg est là, entre autres, pour rappeler qu’il ne faut jamais confondre objectivité et objectivation. Et qu’est-ce que l’objectivation, sinon un phénomène humain, qu’il convient, non seulement d’analyser, mais surtout d’intégrer à tout analyse, si immanente soit-elle ?
7Or, le dernier paragraphe de la conclusion générale et ainsi de l’ouvrage, semble précisément aborder ce point : « Une question reste en suspens : celle des aléas et boucles de rétroactions de la sémiose perceptive. Constituent-ils des entraves à l’efficacité sémiotique du sonore ou bien présentent-ils au contraire des opportunités d’outre-sens ? Nous avons en effet observé que l’horizon de visée, issu des habitudes perceptives ou des attentes du sujet à l’égard de l’événement sensible à venir, peut produire un écart à l’origine d’une valeur portée sur le perçu. S’il ne remet pas en question la structure de l’objet, ce surplus de sens intègre en revanche cet objet sensible au sein d’un système de valeur propre à un individu ou à une société donnée » (p. 221). On voit bien qu’une certaine « normalité », voire norme sémiotique est « entravée » ou « outrepassée » par des choses qui rappellent furieusement les propositions des approches plus contextualisantes ou pragmatiques, « horizons » et « attentes » (Iser, Jauss), « habitudes » (Peirce), et bien entendu les systèmes axiologiques déterminant le sens dans une société donnée (toute la sociologie, en particulier compréhensive, critique, pragmatique, etc.)
8Comme une clé rétroactive, l’ambition générale n’est donnée véritablement qu’à la dernière phrase de l’ouvrage : « Reste à franchir le pas vers une nouvelle sémiose capable d’homologuer les structures iconiques élémentaires à des configurations passionnelles basiques afin de proposer des solutions plus efficaces à une communication universelle plus fondamentale » (p. 221). Si l’on retrouve la notion d’efficacité (mais l’auteure parle du design, et l’on voit bien la logique applicative à l’œuvre), s’y rejoue aussi celle de normativité (et donc de « déviance » selon le mot de l’auteure), via la question de l’homologation (par qui ? — la sémioticienne, le designer ?). Ce rêve « d’universalité », est ici encore adossé à l’illusio naturaliste : « l’espèce humaine étant caractérisée par des comportements et des structures corporelles communes (Darwin, 1872) […] » (ibid.). Mais quelle espèce n’est pas caractérisable par des « comportements et des structures corporelles communes » ?
9De manière fort pertinente et logique, l’auteure arrive, au terme d’un brillant cheminement, à l’éventualité de (re-)partir, non de (ce qui peut sembler à tort être) l’universel, mais bien de ce qui est le singulier, quand bien même collectivement déterminé : le fait du sujet. Sujet certes inscrit dans le social, dans le logos, dans les structures dont il hérite, mais qu’il modifie nécessairement ; sujet qui, lorsqu’il sémiotise, n’est ni supra- ou infra- sémiotique, par rapport à une aune « objective » ou objectale — qui ne pourra toujours être qu’objectivation —, mais sujet qui est, au monde, sujet qui est sémiotique, quoiqu’il arrive, indépendamment des objets.
10Au-delà donc de la question du son, l’ouvrage soulève des problématiques de fond en termes paradigmatiques et ainsi théoriques et méthodologiques qui seront sans nul doute à l’origine de nombreux et passionnants travaux et débats à venir.
Pour citer cet article
Référence électronique
Julien Péquignot, « MOUTAT, Audrey, 2019. Son et sens », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 20 | 2020, mis en ligne le 01 septembre 2020, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/9753 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfsic.9753
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