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Parutions

COHEN, Nicole S. et DE PEUTER, Greig 2020. New Media Unions : Organizing Digital Journalists

New York : Routledge. ISBN 978-1-138-32711-5
Samuel Lamoureux
Référence(s) :

COHEN, Nicole S. et DE PEUTER, Greig, 2020. New Media Unions : Organizing Digital Journalists. New York : Routledge. ISBN 978-1-138-32711-5, 52 €.

Texte intégral

1Les chercheurs canadiens Greig de Peuter et Nicole S. Cohen travaillent depuis 2015 avec quelques collègues et plusieurs auxiliaires de recherche sur le projet « Cultural Workers Organize » (travailleurs de la culture, mobilisez-vous). Le livre New Media Unions : Organizing Digital Journalists (2020) est la dernière contribution de ce projet qui vise à analyser les mutations du travail culturel postfordiste, particulièrement du travail journalistique, et les défis de sa mobilisation syndicale. Entre 2015 et 2019, relate ce livre de six chapitres, plus de 60 rédactions de médias en ligne nord-américains (comme BuzzFeed, Gawker, Huffington Post, Slate, Vice, etc.) regroupant plus de 2000 travailleurs et travailleuses de l’information se sont syndiquées pour répondre au déclin des conditions de travail.

2Les auteurs ont interviewé 48 acteurs et actrices de ce mouvement, autant des journalistes que des organisateurs syndicaux, pour comprendre finement cette nouvelle vague de mobilisation journalistique, la mobilisation syndicale étant définie comme une initiative politique large qui privilégie l’auto-organisation et l’empowerment des travailleurs et des travailleuses (p. xiv). L’ouvrage, qui prend en quelque sorte la forme d’un guide dédié à de futures luttes syndicales journalistiques, revient respectivement sur la motivation (chap. 1), « l’activation » qu’on pourrait traduire par l’élément déclencheur (chap. 2), la mobilisation (chap. 3), la reconnaissance (chap. 4), la négociation (chap. 5) et la transformation (chap. 6), qui constituent les étapes chronologiques d’un mouvement de syndicalisation.

3Le premier chapitre concerne les causes de la mobilisation. Il est important de préciser que les auteurs puisent pour ce livre dans la théorie marxiste du procès de travail initiée par le sociologue Harry Braverman (1976). Selon cette théorie, le travail est un lieu d’affrontement, ou du moins de tensions, entre, d’un côté, les gestionnaires qui tentent constamment d’abaisser les coûts de production, d’augmenter la productivité et plus largement de séparer la conception et l’exécution avec diverses stratégies de déqualification, de requalification, de licenciement ou encore d’automatisation, et de l’autre côté les travailleurs qui tentent à l’inverse de résister grâce au sabotage ou en créant des stratégies de mobilisation collective.

4Suivant ce cadre conceptuel, les auteurs affirment que les sources de la mobilisation des journalistes numériques sont les contradictions de plus en plus grandes qui découlent du procès de travail journalistique postfordiste qui encourage entre autres la précarisation et la flexibilisation des conditions de travail. En effet, les journalistes interviewés décrivent le fait que s’ils aiment leur travail qui repose sur une certaine autonomie, ceux-ci sont de plus en plus épuisés par leurs longues heures de travail qui ne rapportent qu’un petit salaire ou de vagues promesses de promotion ou de visibilité (pp. 2-3). Ils dénoncent aussi les inégalités salariales non justifiées entre les « vedettes » de la profession et la masse laborieuse ou encore entre les hommes et les femmes ou entre les blancs et les personnes racisées. Les journalistes dénoncent en outre la porosité entre la rédaction et les publicitaires (p.9), certains étant par exemple obligés de réaliser des articles commandités par des grandes entreprises (le marketing de contenu).

5Les journalistes ont toutefois peur d’entreprendre des initiatives individuelles face au discours méritocratique entourant la profession (« tu es chanceux d’exercer ce métier, tu ne devrais pas te plaindre, etc. ») et surtout face à « l’armée de réserve » (« une foule de jeunes seraient prêts à prendre ta place immédiatement »). Ceux-ci ont donc besoin d’un élément déclencheur pour commencer à se mobiliser. Cette « activation » constitue souvent une attaque de trop contre leurs conditions de travail (changement au niveau des droits d’auteurs, des heures de travail) ou encore un licenciement de masse consécutif à une période de fusion et d’acquisition. Les journalistes de BuzzFeed ont par exemple commencé leur mobilisation syndicale après l’annonce du licenciement de plus de 200 journalistes en janvier 2019 (p. 13). Pour les auteurs, ces attaques contre les salles de rédaction créent une conscience de classe, un sentiment du « nous » (les journalistes) contre « eux » (les gestionnaires, les propriétaires des médias). Ce déclenchement de la lutte est aussi galvanisé par les efforts de deux syndicats nord-américains qui s’orientent de plus en plus vers les travailleuses et les travailleurs culturels, premièrement le Writers Guild of America (créé en 1933) qui a syndiqué le premier média en ligne en 2014 (Gawker) et le NewsGuild (créé aussi en 1933) qui représente les journalistes de nombreux médias prestigieux comme le New York Times et le Washington Post.

6La mobilisation décrit le processus menant à la formation d’une masse critique de travailleurs et de travailleuses désirant former un syndicat. Traditionnellement, cette étape du processus de syndicalisation est caractérisée par le secret. Les syndicalistes cherchent d’abord à contacter un petit groupe affinitaire d’avant-garde à l’intérieur d’une organisation pour ensuite faire signer le plus de cartes de membres possible avant de révéler publiquement leurs intentions. Les discussions se font surtout verbalement, en comité restreint, dans des cafés à l’extérieur du lieu de travail afin de se soustraire à la surveillance patronale. Les luttes des journalistes se déroulent d’une manière opposée : bien souvent les reporters se servent de leurs compétences communicationnelles et affectives, de leurs réseaux et même de leurs lecteurs pour faire publiquement la promotion de leur campagne de mobilisation, et ce bien avant d’avoir atteint une masse critique. Les journalistes de Gawker en 2015 ont par exemple annoncé dès le début sur les réseaux sociaux leur intention de créer un syndicat (p. 17). Les journalistes créent par exemple un compte Twitter et un site internet au nom du syndicat en plus de faire parler de leur initiative dans des médias alliés, ce qui leur donne une longueur d’avance et surtout une légitimité face à la contre-attaque patronale future. Les syndicalistes rapportent être parfois déboussolés par les méthodes des journalistes qui sont presque trop transparentes pour eux, mais se laissent entraîner par ce changement de tactique (p. 34).

7La contre-attaque patronale survient lors de l’étape suivante qui est celle de la « reconnaissance ». Après le dépôt officiel de leur intention de créer un syndicat, qui s’accompagne souvent d’un communiqué de presse, les journalistes et leurs représentants syndicaux doivent attendre que leurs patrons reconnaissent leur syndicat et organisent un vote d’adhésion. Parfois ce moment est une formalité qui dure quelques semaines, comme chez Gawker ou MTV. Les gestionnaires peuvent organiser des campagnes antisyndicales pour discréditer le mouvement. Ceux-ci ont essentiellement deux stratégies : la substitution ou la suppression syndicale (p. 45). La première stratégie désigne le fait de présenter le syndicat comme « non nécessaire » en prétendant que les intérêts des travailleurs pourraient être alignés sur ceux du patronat. Les gestionnaires vont donc souvent tenter d’expliquer aux journalistes qu’ils se sentent trahis par la mobilisation (ils étaient des « amis ») ou encore que le mouvement va détruire la « grande famille » de l’entreprise.

8D’autres gestionnaires, par exemple ceux de Slate, vont affirmer qu’ils soutiennent la syndicalisation, par exemple d’ouvriers d’usine, mais pas de journalistes car le mouvement met en péril la créativité et la flexibilité associées au métier (p. 46). La suppression syndicale est moins subtile et consiste à contester les employés représentés par la négociation. BuzzFeed dira par exemple que la négociation ne concerne qu’une petite partie de la salle de rédaction mais pas d’autres types de salariés comme les monteurs ou les vidéastes qui ne sont pas de « vrais » journalistes (p. 52). Les gestionnaires peuvent aussi forcer les salariés à visionner des vidéos antisyndicales ou organiser des réunions obligatoires pour les convaincre de se désolidariser du mouvement.

9Pour les auteurs, ces stratégies antisyndicales ont toutefois peu d’effet sur les journalistes mobilisés. Les journalistes ne sont pas dupes : certains organisent des séances de fact-checking des discours antisyndicaux ou encore déconstruisent en direct sur les réseaux sociaux l’argumentaire intimidant des patrons. Ceux-ci utilisent également des moyens de pression autant traditionnels (grève d’une journée, manifestation) que modernes (grève sur Slack pendant une heure, création d’un hashtag syndical sur les réseaux sociaux) pour répliquer (p. 50). Les gestionnaires sont donc bien souvent ridiculisés par la déconstruction de leurs discours télégraphiés face à la machine communicationnelle des journalistes qui est présentée comme plus efficace et surtout plus sincère, en plus d’être légitimée par l’appui du public.

10La négociation et la transformation des rapports sociaux sont les dernières étapes du processus de syndicalisation. La première convention collective est souvent une source de gains importants, autant au niveau des conditions de travail comme la hausse du salaire, la codification des heures supplémentaires, la protection du droit d’auteur des pigistes et la garantie de l’indépendance éditoriale, que des enjeux plus culturels comme l’obligation de recruter des candidats et des candidates provenant de la diversité pour chaque poste à combler ou encore le droit pour les employés d’utiliser le pronom de leurs choix pour se nommer (p. 59). Plus que des gains, c’est une véritable solidarité collective qui émerge du processus de mobilisation pour les auteurs. A la fin de leur campagne de mobilisation qui peut durer parfois des mois ou des années, les journalistes déclarent se sentir transformés et surtout motivés à assurer la survie de leur métier. Le mouvement inspire aussi d’autres travailleurs culturels, par exemple dans l’industrie muséale ou du jeu vidéo (p. 78).

11Bien qu’il accorde peu d’attention aux médias francophones en Amérique du Nord, le livre New Media Unions : Organizing Digital Journalists apporte un certain vent de fraîcheur dans la littérature scientifique sur le travail journalistique, l’économie politique du journalisme et les recherches concernant la crise des médias et les moyens de la surmonter. Si beaucoup de chercheurs et de chercheuses estiment que la solution pour sortir de la crise actuelle réside dans l’innovation technologique comme l’intelligence artificielle (Siles & Boczkowski, 2012) ou encore l’aide de l’État (subvention à la masse salariale, baisse des taxes, aide directe) et dans les nouveaux modèles d’affaires comme les organismes à but non lucratif (Cagé, 2015, Van Vliet et Brin, 2016), De Peuter et Cohen mettent plutôt l’accent sur l’agentivité et l’auto-organisation des journalistes par la mobilisation collective (p. xiii). Pour eux, le futur du journalisme passe par la combativité et les luttes syndicales, non pas comprises comme un simple moyen d’obtenir un meilleur salaire ou des horaires plus stables, mais bien comme un grand effort pour construire de nouvelles infrastructures organisationnelles qui peuvent transformer le journalisme et le rendre plus stable, accessible et inclusif. Comme ceux-ci l’écrivent : « if journalism is to have a future, it must be organized » (p. xii), ce qu’on pourrait traduire par : si le journalisme a un futur, il devra émerger des mobilisations collectives.

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Bibliographie

BRAVERMAN Harry, Travail et capitalisme monopoliste, Paris, Maspero, 1976, 361 p.

CAGÉ Julia, Sauver les médias. Capitalisme, financement participatif et démocratie, Paris, Seuil, 2015, 128 p.

SILES Ignacio et BOCZKOWSKI Pablo J., « Making sense of the newspaper crisis : A critical assessment of existing research and an agenda for future work », New media & society, vol. 14, n° 8, 2012, pp. 1375-1394.

VAN VLIET Simon et BRIN Colette, « L’État doit-il soutenir davantage les médias d’information ? », Relations, n° 786, 2016, pp. 12-13.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Samuel Lamoureux, « COHEN, Nicole S. et DE PEUTER, Greig 2020. New Media Unions : Organizing Digital Journalists »Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 20 | 2020, mis en ligne le 01 septembre 2020, consulté le 12 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/9717 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfsic.9717

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Auteur

Samuel Lamoureux

Samuel Lamoureux est étudiant au doctorat en communication à l’UQAM. Auxiliaire de recherche au Centre de recherche interuniversitaire sur la communication, l’information et la société (CRICIS), il se spécialise en études de la production journalistique et en critique de l’économie politique. Courriel : lamoureux.samuel(at)courrier.uqam.ca

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