GUAAYBESS, Tourya, 2019. Les médias dans les pays arabes : des théories du développement contrariées aux politiques de coopération émergentes
GUAAYBESS, Tourya, 2019. Les médias dans les pays arabes : des théories du développement contrariées aux politiques de coopération émergentes. London : ISTE Éditions. ISBN 978-1-78405-564-6, 46,42 €
Texte intégral
1Dans cet ouvrage issu de son HDR, Tourya Guaaybess – Maîtresse de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université de Lorraine – propose une analyse théorique et épistémologique fondée sur l’approche développementaliste des médias dans les pays arabes. En huit chapitres, elle démontre comment les médias numériques et les dynamiques politiques, à l’instar des « révolutions arabes », ont contribué à la libération du discours. L’auteure s’intéresse plus particulièrement à la dimension stratégique des médias d’information et du journalisme dans le monde arabe contemporain et défend la thèse d’une obsolescence du lien entre développement et médias.
2Sur ce dernier aspect, elle soutient plutôt que les actions en faveur du développement des médias doivent se réinventer. En ce sens, elle propose d’analyser la notion de développement par les médias à partir des réalités, contextes, approches socioculturelles et mêmes politiques, qui structurent le fonctionnement de chaque pays arabe.
3Dès l’introduction (pp. 5-11), les théories sur le développement et l’aide au développement sont présentées et le positionnement théorique de l’auteure précisé. Tourya Guaaybess considère que le développement a connu trois phases au cours de l’histoire des sociétés africaines, chaque phase renvoyant à des éléments précis. Il y a eu, au départ, la « grandeur », phase qui correspond à des thèses euphoriques, voire triomphalistes faisant des médias les vecteurs du développement en Afrique. Cette phase est associée à de grands projets initiés par des organisations internationales en direction des pays du « Sud » afin de favoriser leur processus de développement. À cette première phase s’est substituée une deuxième, dite de la « décadence ». Elle fait référence à des discours de remise en cause des « greffes » du développement en Afrique, calquées sur le modèle occidental. La troisième phase, qui correspond à l’époque contemporaine, est celle dite du « sursaut ». Il est question du changement d’approche, de modèle dans la manière d’examiner la question du développement et ce, en prenant en compte les mutations contemporaines observées au sein des sociétés arabes.
4Dans le premier chapitre (pp. 13-32), l’auteure met l’accent sur le méta-sujet « médias arabes » et propose une revue de la littérature critique des travaux qui s’y réfèrent. Elle constate que de nombreux travaux scientifiques sur les médias arabes ont été menés à partir des années 2000. Les premiers travaux se sont intéressés principalement à la presse écrite, en mettant l’accent sur les niveaux de liberté et les formes d’allégeance au pouvoir politique. D’autres portent sur l’histoire de la télévision, de la presse écrite, ainsi que sur les pratiques journalistiques dans les pays arabes.
5Les axes de recherche s’articulent autour des thématiques en lien avec les médias satellitaires et leur rôle dans l’émancipation démocratique des pays arabes. Dans le même temps, Al Jazeera devient un sujet central (p. 23). Avec l’arrivée d’internet, les questions relatives aux médias en ligne (blogs d’information), aux réseaux sociaux et à la multiplicité des usages des Technologies de l’Information de la Communication (TIC) dans le contexte des pays arabes retiennent l’attention de la communauté scientifique. Il en va de même des problématiques en rapport avec le journalisme scientifique, internet et les questions démocratiques, surtout depuis l’avènement des « révolutions arabes ».
6Le deuxième chapitre se situe dans le prolongement du premier. L’auteure y propose un bilan des travaux sur les théories développementalistes des médias en Afrique. Des travaux de Daniel Lerner à ceux de Wilbur Lang Schramm, Tourya Guaaybess déconstruit les postulats selon lesquels les moyens de communication de masse seraient des diffuseurs de savoirs et des accélérateurs de développement (pp. 35-36). Sans nier l’apport et la contribution des moyens de communication à l’édification des masses, l’auteure insiste sur le fait que « le développement n’est pas un produit exportable » (p. 36), critiquant ainsi les modèles et politiques de développement proposés aux pays « pauvres ».
7Dans la suite du chapitre, l’auteure s’intéresse à la théorie de la dépendance dans les rapports de pouvoir entre les pays. La domination culturelle s’appréhende à partir de la production et de la diffusion des biens culturels et des informations des pays du Nord vers les pays du Sud, telle que dénoncée en son temps par Herbert Schiller à travers le concept d’« impérialisme culturel » exercé par les États-Unis (p. 39). L’auteure souligne néanmoins le rôle joué par l’Unesco pour animer les débats autour de la question du rééquilibrage des flux informationnels et culturels des pays du Nord vers ceux du Sud, à travers le Nouvel Ordre Mondial pour l’Information et la Communication (NOMIC).
8Dans le troisième chapitre (pp. 45-67), il est question des enjeux de la « société de l’information » et de ses répercussions sur les pays arabes. Selon l’auteure, l’initiative a été « plus inclusive » (p. 47) regroupant plusieurs acteurs et organismes internationaux. La « société de l’information » connaît son avènement grâce au développement des TIC, d’internet, des réseaux socionumériques et des nouveaux médias qui reconfigurent le quotidien, les espaces de liberté, de démocratie et la participation politique à la communauté-monde. Par ailleurs, l’auteure constate qu’en termes d’usages des médias numériques, les pays arabes « font à peu près jeu égal avec la région Asie-Pacifique avec un peu moins de 44 % de personne utilisant Internet […], ce qui est largement en dessous des économies enveloppées (81 %). » Malgré tout, l’avènement de la « société de l’information » s’est accompagnée de la démocratisation des objets connectés et des technologies de communication de masse intra ou inter étatique. Tourya Guaaybess conclut que les médias qui suscitent le plus d’intérêt ces dernières années ont été les médias numériques et en particulier les médias sociaux (p. 62).
9Dans le quatrième chapitre (pp. 69-101), l’auteure s’intéresse au paysage médiatique des pays arabes, lequel est enserré dans une « libéralisation » sous contrôle des États et des hommes d’affaires. En effet, comme le relève Tourya Guaaybess, le système médiatique dans les pays arabes est détenu par un certain nombre d’acteurs sociaux, tous des hommes d’affaires : « Ces derniers, devenus indispensables à l’expansion – parfois à la survie – des médias sont les partenaires obligés des décideurs politiques dans le contexte de l’ouverture de ce secteur au marché » (p. 69). Pour se défaire des régimes politiques marqués par l’autoritarisme, l’auteure souligne que les hommes d’affaires « ont soigneusement évité la confrontation directe avec le régime » (p. 70). La typologie des hommes d’affaires que dresse l’auteure comprend : les hommes d’affaires stricto sensu, les professionnels des médias et les hommes de médias.
10Comme l’explique Tourya Guaaybess, les hommes d’affaires stricto sensu désignent des acteurs qui ont déjà fait fortune dans un ou des secteurs autres que les médias et qui possèdent et dirigent des conglomérats industriels. Ils sont généralement des héritiers dont la fortune a été bâtie du temps de leurs parents (p. 70). Toujours selon l’auteure, les professionnels des médias ne sont pas des héritiers, ils n’ont pas d’ambition politique explicite même s’ils ont pu jouer un rôle dans la communication politique (ou les talks-shows) (p. 71). Elle précise que « ce sont des acteurs qui ont fait fortune dans le secteur des médias » (ibid.). Enfin, les hommes de médias sont des entrepreneurs qui, n’ayant pas d’intérêts économiques majeurs à défendre, ont pour les médias qu’ils établissent ou dirigent des ambitions autres que le divertissement (ibid.). Tous ces acteurs investissent dans différents types de médias, qu’ils soient « anciens » ou « nouveaux ». Cette mixité des médias va au-delà du concept de « convergence numérique » que l’auteure remplace par celui de « confluence numérique ». La confluence numérique permet, selon Tourya Guaaybess, « de rendre compte de l’imbrication progressive des médias les uns dans les autres, au sein d’un système complet permettant la coexistence de plusieurs formats et de plusieurs médias » (p. 76).
11Dans le cinquième chapitre, l’auteure propose une analyse des représentations médiatiques des sociétés arabes dans la presse française, anglaise et nord-américaine. Elle s’appuie notamment sur des expressions telles que « rue arabe » apparues au moment de la guerre du Golfe et après les attentats du 11 septembre 2001, et celles de « révolutions arabes » qui font référence à des mouvements populaires de contestation politique dans les pays arabes à partir de décembre 2010. Il s’agit, selon l’auteure, d’expressions confuses (p. 81), utilisées par la presse occidentale à des moments précis, plus particulièrement lors des crises sociopolitiques et des conflits. Ces expressions ont pour finalité de construire et de renforcer une image stéréotypée des sociétés arabes. Une analyse des usages de l’expression « rue arabe » dans la presse occidentale (française, anglaise et nord-américaine) permet à l’auteure d’identifier quatre angles d’appréciation : la « rue arabe » comme enjeu géostratégique, la « rue arabe » comme entité imprévisible dans une configuration Orient/Occident, la « rue arabe » comme soutien d’un héros, et la « rue arabe » comme cible d’une stratégie de communication (p. 87).
12Dans le sixième chapitre (pp. 103-114), Tourya Guaaybess s’intéresse à la géopolitique des médias arabophones et à la politique d’influence. Elle part du postulat selon lequel « les médias sont des acteurs des relations internationales et, de façons plus aigües, pendant les périodes de conflits où la communication est une arme » (p. 104). Elle fait savoir que la guerre pour le contrôle de l’espace méditerranéen a débuté par l’installation de radios notamment par des puissances occidentales. Le déclenchement de la guerre du Golfe a sonné le glas d’une nouvelle géopolitique des médias marquée par la création de chaînes de télévisions occidentales en direction des pays arabes. Le changement de paradigme s’est opéré dans l’action de coopération dans le domaine des médias et du journalisme à travers les politiques publiques de développement des médias. Celles-ci s’inscrivent dans la diplomatie d’influence (p. 111).
13Dans les septième (pp. 115-122) et huitième chapitres (pp. 123-140), l’auteure se penche sur les questions relatives à la coopération et la formation des journalistes à l’heure des médias numériques. Elle précise que la « révolution numérique » constitue une « source d’opportunités d’expression civile, mais aussi un défi économique pour les entrepreneurs de la presse d’information » (p. 115). Cependant, avec la prolifération des médias sociaux, blogs, sites d’informations, il devient difficile de définir ce qu’est véritablement un journaliste. D’ailleurs, « l’usage massif des médias numériques par les usagers et les industries médiatiques induit des transformations dans les pratiques professionnelles des journalistes » (p. 116).
14Ces « nouvelles pratiques » (p. 117) posent en filigrane le problème de la formation des journalistes, notamment dans les pays arabes. L’auteure indique que la plupart des formations en journalisme dans les pays arabes s’effectuent avec des partenaires et organismes internationaux. S’établit ici une sorte de coopération dans le domaine des médias que l’auteure aborde dans le huitième et dernier chapitre. Tourya Guaaybess souligne que cette coopération s’est développée et enrichie en fonction des contextes politiques dans les pays arabes. Dans la plupart des cas, « elle se faisait surtout sur la base du bilatéralisme, ou dans le cadre de différentes organisations interétatiques » (p. 123). L’auteure ajoute que cette coopération est aussi tributaire des relations que chaque pays arabe entretient avec l’ancienne puissance coloniale. Il y a ici une continuité entre les enjeux géopolitiques et les intérêts dans le domaine des médias.
15À partir du titre de l’ouvrage, il y a lieu de se demander si l’expression « médias arabes » ne relève pas d’un artefact, voire d’un métadiscours de la part de l’auteure, en ce sens qu’elle limite le terme « arabe » aux pays du Maghreb, ceux du Proche-Orient et de l’Arabie Saoudite. L’auteure omet d’analyser la situation des pays ayant de manière totale ou en partie la langue arabe et une culture arabe. Au-delà de ces quelques observations, l’ouvrage se présente comme une contribution pertinente et éclairante dans la critique du concept de développement par les médias en Afrique, notamment dans les pays arabes. C’est aussi une contribution actualisée de l’analyse des médias, en ce sens que l’auteure étudie les médias classiques, en les mettant en relation avec les médias numériques et les « nouveaux médias ».
Pour citer cet article
Référence électronique
Simon Ngono, « GUAAYBESS, Tourya, 2019. Les médias dans les pays arabes : des théories du développement contrariées aux politiques de coopération émergentes », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 20 | 2020, mis en ligne le 01 septembre 2020, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/9698 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfsic.9698
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