1Cet article s’inscrit dans la problématique générale des nouvelles formes de médiatisation de la science engendrées par le web et les dispositifs innovants. Il porte sur le terrain des médias en ligne et vise à analyser leur rôle dans la « vulgarisation » scientifique, dans la diffusion de la recherche académique à destination du grand public. Plus particulièrement, nous nous intéressons à la version française du média The Conversation : The Conversation France (TCF). Ce média est présent en ligne sous la forme d’un site web au sein duquel sont publiés des articles traitant de faits d’actualité ou de questions de société sous un angle essentiellement scientifique, car uniquement rédigés par des chercheurs et des universitaires. TCF est le seul média d’information en ligne à être exclusivement alimenté par des contenus produits par des scientifiques. Il se distingue en cela d’autres pure players d’information comme Rue 89 ou Mediapart dans lesquels les chercheurs peuvent certes publier des articles, mais des articles qui cohabitent alors avec ceux des journalistes (Lipani, 2019).
2Dans la rubrique de présentation du site, les éditeurs rappellent leur objectif : « faire entendre la voix des enseignants-chercheurs dans le débat citoyen. Éclairer l’actualité par de l’expertise fiable, fondée sur des recherches, est la seule mission de notre association ». TCF entend mettre en lumière la dimension sociale de la recherche et réaffirme le rôle que les chercheurs ont à jouer dans le développement de l’esprit critique des citoyens en les aidant à décrypter le monde qui les entoure et en les « éclairant » sur des sujets complexes ou polémiques. Le site aborde en effet de nombreuses questions de société comme le montrent les différentes rubriques qui le structurent : « culture », « économie », « éducation », « environnement », « international », « politique », « société », « santé », « science ».
3Avant d’être publiés, les articles font l’objet d’une relecture par les éditeurs qui sont tous journalistes de profession. Ils s’assurent que les contenus produits par les chercheurs sont accessibles au grand public, rédigés dans un style clair, « non jargonnant » et vulgarisé, mais pas pour autant simpliste. Les éditeurs interviennent essentiellement sur la forme, proposent des coupes ou des reformulations lorsque les articles sont trop longs, formulent ou reformulent les titres et intertitres afin qu’ils soient accrocheurs et insèrent des images et des vidéos. Ils peuvent aussi ajouter des liens hypertextes (Appel, Falgas, 2019). Les articles sont de format court (1 000 mots environ) et ne peuvent contenir ni de bibliographie, ni de notes de bas de page. Ils sont donc fortement éloignés des normes d’écriture des articles publiés dans les revues scientifiques. Toute référence « bibliographique », qu’elle soit scientifique ou généraliste, se fait donc sous forme de liens hypertextes. Bien que les éditeurs interviennent sur les articles, leur validation définitive revient aux chercheurs qui doivent impérativement s’assurer que les coupes ou reformulations n’ont pas altéré le sens de leur propos.
4La spécificité de The Conversation nous conduit à nous demander comment la vulgarisation des recherches en lien avec une question de société y est médiée et médiatisée. Comment les chercheurs mettent-ils en texte leur expertise scientifique ? Comment cette activité de vulgarisation se donne-t-elle à voir ? Quelle est la nature des articles qu’ils produisent ? Quels types de textes et genres discursifs composent les rubriques de TCF ? Quelles sont la nature et la fonction des liens hypertextes insérés par les auteurs et les éditeurs au sein des articles ?
5Pour répondre à ces questions, nous avons constitué un corpus de 73 articles ayant trait à une question de société : le harcèlement. Pourquoi le harcèlement ? Parce que le harcèlement est par ailleurs l’un de nos objets d’étude et que nous avons, en tant que chercheuse, eu l’occasion de produire des articles relatifs à ce sujet pour TCF. Nous nous inscrivons donc dans une démarche d’observation participante. En outre, le harcèlement est un phénomène complexe, qui frappe partout : à l’école, à l’université, dans le monde du travail, en politique, au sein des médias, au sein de la sphère privée et de l’espace public. Il est protéiforme (harcèlement sexiste, sexuel, scolaire, moral, etc.) et s’exerce aussi aujourd’hui par le biais des smartphones et des médias sociaux (cyberharcèlement), ajoutant une difficulté supplémentaire à son appréhension et à sa compréhension (Stassin, 2019). Enfin, il fait régulièrement l’actualité, suscite de nombreux débats et polémiques. Dès lors, il nous semble intéressant de voir sous quels angles cette violence est abordée par les auteurs de TCF, auteurs pouvant venir de disciplines académiques différentes (sociologie, sciences de l’éducation, droit, etc.).
6La vulgarisation fait partie intégrante des missions des chercheurs et leur engagement envers la société civile est nécessaire, notamment pour ce qui est des questions sociales - ou « socialement vives » - (Simonneaux, 2008) qui sont sujettes à polémiques, provoquent des débats contradictoires, font l’objet d’un fort traitement médiatique, mobilisent des représentations et des valeurs, et engendrent parfois des visions stéréotypées ou déformées de la réalité. Offrir un éclairage scientifique au grand public permet de « faire connaître aux non-spécialistes les progrès de la science, expliquer et propager les connaissances, […] développer le sens critique des citoyens et combattre l’obscurantisme, dans un souci de diffusion de la pensée scientifique et technique et d’émancipation populaire, pour des raisons démocratiques, philanthropiques, mais aussi politiques… et commerciales » (Hache-Bissette, 2017 : 53)
7Au sein du monde universitaire, l’activité de vulgarisation est reçue de différentes manières Certains soulignent qu’elle n’est pas reconnue par les instances qui gèrent les carrières de chercheurs (Boure, 2016), d’autres soulignent une corrélation plutôt positive entre l’activité de vulgarisation d’un chercheur et les « promotions » dont il fait l’objet. Marcel Jollivet (2007) nous invite à dépasser les idées reçues selon lesquelles une activité de vulgarisation scientifique nuirait à la carrière d’un chercheur et que seuls les mauvais chercheurs s’adonneraient à cette activité. La HCERES (2018) rappelle d’ailleurs que les chercheurs doivent accorder une attention particulière aux grands débats publics et que les activités de vulgarisation s’inscrivent totalement dans la production des unités de recherche soumise à évaluation.
8Les occasions pour le chercheur d’aller à la rencontre du grand public sont nombreuses : intervention dans les médias, à la télévision ou à la radio, en milieu scolaire, auprès d’associations citoyennes, dans des salons professionnels ou encore lors de fête de la science ou dans le cadre d’universités populaires. En outre, l’émergence du web 2.0 et des médias sociaux au milieu des années 2000 a élargi le spectre des possibilités quant à ses prises de parole ou à la médiatisation de ses travaux auprès d’un public autre que le public de pairs et la communauté scientifique.
9Les chercheurs se sont rapidement intéressés aux opportunités de diffusion de l’information offertes par le web 2.0 et les médias sociaux avec tout de même une préférence pour le blog (Gallezot, Le Deuff, 2009). Certains ont vu en lui un moyen de valoriser librement leurs travaux et de contourner la lourdeur et les coûts de l’édition scientifique, inscrivant leur pratique dans le plus large mouvement du libre accès et des archives ouvertes. Cette possibilité a d’ailleurs fait le succès de la plateforme Hypothèses au sein de laquelle s’ouvrent des « carnets de recherche » consacrés à la présentation de résultats, mais aussi « à la recherche en train de se faire », à des questions d’ordre théorique ou méthodologique, à des projets en cours (Dacos, Mounier, 2010).
10Le blog permet de sortir du formalisme de l’écriture scientifique, d’exprimer plus fortement et plus librement sa subjectivité, de construire sa présence en ligne et de s’inscrire dans un réseau plus vaste que le traditionnel réseau de pairs (Stassin, 2016). Cette libre diffusion de la recherche la fait sortir de sa tour d’ivoire (Walker, 2006), la rend plus accessible aux citoyens (Temperville, 2010) et permet d’engager un processus de vulgarisation (Kjellberg, 2010). Ce processus de vulgarisation se double parfois d’une dimension pédagogique : les enseignants-chercheurs rédigent des billets dans un style vulgarisé et à destination de leurs étudiants ou bien mobilisent dans la préparation de leurs cours des billets qu’ils ont précédemment rédigés (Poupardin, Faury, 2018).
11De plus, il est important de souligner que la blogosphère scientifique n’est pas uniquement composée de chercheurs. Elle accueille également des journalistes scientifiques, des ingénieurs, des enseignants ou encore des « amateurs de science » (Flichy, 2010). Que ce soit au sein des blogs (Cardon, Delaunay-Téterel, 2006) ou de la plateforme YouTube, des amateurs de tel ou tel domaine « réinventent la figure du “vulgarisateur” à l’ère des réseaux sociaux » (Chicoineau, 2017 : 63). Ces « réseaux » leur permettent de produire et de diffuser librement des contenus qui rivalisent parfois avec ceux des experts et qui remettent en cause le monopole des traditionnels gatekeepers dans la diffusion des savoirs et de l’information.
12Le web scientifique forme une mosaïque de savoirs experts et de savoirs amateurs se superposant dans un tout où chacun à sa place et apporte, selon ses compétences et son degré d’expertise, sa pierre à l’édifice. Mais c’est aussi un espace où s’entremêlent différents degrés de fiabilité de l’information « journalistique » et où les infox et les discours de haine ont désormais une place de choix, rendant plus que nécessaire le renforcement de l’éducation aux médias et à l’information et le développement de l’esprit critique des citoyens (Frau-Meigs, 2017 ; Muhlmann, 2018), qui plus est à une époque où l’opinion publique se montre de plus en plus méfiante à l’égard des experts, mais aussi des grands médias.
13The Conversation est un média indépendant en ligne, développé par une association à but non lucratif dont les adhérents sont principalement des universités. Ce média a d’abord vu le jour en Australie en 2011, avant d’apparaître dans d’autres pays, dont la France en 2015. Son objectif est de mettre à disposition de l’information relative à l’actualité et à des questions de société, exclusivement produite par des chercheurs et des universitaires.
14Cette médiatisation de la recherche et des chercheurs n’est pas nouvelle, mais les médias ont généralement leurs « bons clients » et ce sont souvent les mêmes personnes qui s’expriment - et qui s’expriment « sur tout » - laissant moins de place aux autres, ne permettant pas une diversité des points de vue et des approches et engendrant « un certain conformisme et une uniformisation des analyses » (Lipani, 2019 : 74). De plus, les « experts » auxquels ils font appel viennent d’horizons divers : universitaires certes, mais aussi écrivains, polémistes ou journalistes dits scientifiques. Bien que l’« expertise » soit synonyme de « spécialisation », de nombreux chercheurs préfèrent intervenir dans les médias en tant qu’« intellectuels » pour s’opposer à cette figure « construite » de l’expert (Lensing-Hebben, 2008), suivant ainsi l’invitation foucaldienne à se positionner en « intellectuel spécifique » et non pas en intellectuel « total » ou « médiatique ». Ces « experts » ne font par ailleurs pas toujours preuve de rigueur scientifique et, au lieu d’apporter l’éclairage dont le grand public a besoin, ne font que renforcer certaines représentations du monde. Interviewés par l’association Acrimed en 20191, quatre historiens déplorent ainsi la place accordée au journaliste Stéphane Bern (Secrets d’Histoire) et à l’acteur et écrivain Lorànt Deutsch (Métronome, Hexagone) sur le petit écran alors qu’ils véhiculent une vision tronquée, fantasmée, voire erronée de l’Histoire. Mais, selon les interviewés, leur discours « croustillant » est de toute évidence plus vendeur que le discours de l’université encore trop perçu aujourd’hui comme un discours d’élite, s’adressant aux élites. Et l’un d’eux, Guillaume Mazeau, d’affirmer ne plus accepter les sollicitations des médias trop soumis aux diktats de l’urgence et de l’audience : « Le dispositif donne aux gens une image générale de l’histoire, qui est effectivement que l’histoire est faite par les puissants, et c’est pour ça qu’à un moment, j’ai décidé personnellement de ne plus y aller du tout. J’avais essayé une fois en 2007, en me disant que j’allais peut-être arriver à faire passer un message, et qu’il fallait parler à tout le monde… En fin de compte, c’est le dispositif qui nous mange, et participer à ça, c’est collaborer à la confiscation de l’histoire ».
15Conscient du contexte de méfiance généralisée – du grand public envers les chercheurs et les médias mais aussi de certains chercheurs envers les journalistes - dans lequel il a vu le jour, The Conversation propose à ses lecteurs un contrat de lecture d’un nouveau genre : « analyser l’actualité à la lumière d’expertise académique et faire connaître l’actualité de la recherche » (Pourquery, 2019 : 17). Les chercheurs, qui acceptent de rentrer dans cette « conversation », y trouvent plusieurs intérêts. Selon une étude conduite par Violaine Appel et Julien Falgas (2019), cela leur permet d’assurer leur mission de diffusion de la recherche vers la société civile - de manière plus élargie que ne le permet le blog – et de dépasser la frustration générée par certaines collaborations avec des médias plus traditionnels se caractérisant par un détournement ou une déformation de leur propos, notamment lorsqu’ils sont recueillis dans le cadre d’interviews, une trop forte sollicitation à s’exprimer sur des travaux anciens, ou encore un confinement à la presse locale ou régionale. Les chercheurs semblent apprécier l’aide que leur fournissent les éditeurs du site de TCF pour porter leurs travaux à la connaissance du grand public. Inversement, les éditeurs voient dans ce partenariat un moyen de redorer l’image du journalisme. L’étude pointe aussi quelques réserves exprimées par des chercheurs non contributeurs : la rédaction d’articles serait une perte de temps ou bien un moyen pour certains de faire passer leurs opinions ou de faire leur publicité en se servant de leur légitimité scientifique. Ils peuvent aussi se montrer réticents à l’idée d’écrire à destination d’un public et selon un format auxquels ils ne sont pas habitués. La majeure partie des contributeurs sont d’ailleurs surtout issus des sciences humaines et sociales, plus enclines que les sciences dures à sortir de la très normée écriture scientifique.
- 2 Ces articles ont été publiés entre le 1er novembre 2015 (date d’ouverture du site) et le 29 février (...)
16Notre choix s’est donc porté sur les articles de TCF ayant trait au phénomène de harcèlement. Pour constituer le corpus d’articles, nous avons procédé en plusieurs étapes. Tout d’abord, nous avons recherché les articles qui avaient été tagués « harcèlement » par les éditeurs de TCF. Comme dans tout site ou tout blog, les contenus sont tagués, catégorisés par des « mots-clés », en langage naturel, ce qui permet aux lecteurs de se repérer dans la structure thématique du site ou du blog et d’accéder à des articles ou à des billets traitant ou supposés traiter du même thème. La requête par le biais du mot clé « harcèlement » a donc fait ressortir 63 articles. Grâce à notre expérience de contributrice, nous nous sommes rendu compte que des articles traitant du cyberharcèlement ne remontaient pas avec cette seule requête. Nous en avons donc fait une deuxième avec le mot clé « cyberharcèlement » et avons collecté 9 articles supplémentaires. Étonnée de ne pas voir apparaître un de nos articles consacrés à une forme particulière de cyberharcèlement, nous avons regardé comment les éditeurs l’avaient indexé. Parmi les mots clés apposés figure « cyberviolence » qui est assez proche sémantiquement de « cyberharcèlement ». Nous avons donc fait une troisième requête avec ce terme. Trois articles déjà sortis avec le terme cyberharcèlement sont ressortis, le reste des articles était consacré aux discours de haine, à la radicalisation ainsi qu’à la cybercriminalité, nous ne les avons donc pas retenus. Seul notre article consacré à une forme particulière de cyberharcèlement a été ajouté au corpus qui comprend donc au final 73 articles2.
17Les 73 articles sont donc consacrés au harcèlement. Mais le harcèlement en est-il le thème central ou un thème périphérique ? Lorsqu’il en est le thème central, de quelle forme de harcèlement s’agit-il ? Du harcèlement moral ? Sexuel ? Scolaire ? Quels aspects du harcèlement sont abordés par les auteurs ? Ses mécanismes ? Ses conséquences sur les victimes ? Les outils au service de sa prévention ? Pour répondre à ces questions, nous avons procédé à une analyse thématique, à un repérage des thèmes récurrents dans notre corpus. Cette forme d’analyse peut être rapprochée de l’analyse documentaire et plus particulièrement du processus d’indexation permettant aux documentalistes et aux bibliothécaires de caractériser des éléments d’information des documents par le biais de mots clés ou de descripteurs (Bardin, 2009).
18L’analyse de contenu thématique a pour enjeu d’identifier le ou les thèmes d’un discours ou d’un document, de traduire un énoncé (texte) par le thème qu’il est censé manifester. Ce dernier peut être analysé à partir d’une identification de son « thème composite ». Selon Bilhaut (2007), le thème composite est un objet constitué de deux éléments : un « noyau thématique » correspondant à l’« à-propos » du texte et un « ensemble de satellites » définissant l’univers de discours au sein duquel se tient le noyau. Il propose de noter un thème composite composé d’un noyau n et d’un ensemble de satellites s de la manière suivante : n – (s1, s2…). Nous avons donc utilisé cette notation pour catégoriser notre corpus. Par exemple : Harcèlement scolaire – (émotion, éducation à l’empathie, prévention). Nous avons également ajouté le nom de la discipline à laquelle était rattaché l’auteur de chaque article pour savoir quelle thématique était plus encline à aborder tel ou tel aspect du harcèlement.
19Au départ, nous pensions mettre en place un protocole assez simple à exécuter : nous appuyer sur le titre des articles, sur les chapeaux et sur les tags apposés par les éditeurs. Mais, en appui sur notre expérience, nous savions que les tags choisis par les éditeurs étaient parfois un peu éloignés du contenu de l’article ou bien qu’un des thèmes « satellites » n’était pas indexé. Par exemple, un de nos articles consacrés au harcèlement scolaire a été tagué « bizutage », une forme de violence dont il n’est absolument pas question dans le texte3. Nous avons donc décidé de procéder à la lecture intégrale des articles pour compléter les informations délivrées par le titre et le chapeau. Lecture intégrale qui était en outre nécessaire pour procéder à l’analyse discursive.
20L’analyse du discours est une approche méthodologique qui prend pour objet le « discours » en postulant que « les énoncés ne se présentent pas comme des phrases ou des suites de phrases, mais comme des textes [et qu’un] texte est un mode d’organisation spécifique qu’il faut étudier comme tel en le rapportant aux conditions dans lesquelles il est produit » (Grawitz, 1990 : 345). Dans le cadre de notre étude, ce sont les textes et les énoncés écrits que nous qualifions de discours et que nous cherchons à analyser. Nous nous demandons quels sont les types de textes et les genres de discours produits par les auteurs de TCF. Les termes « type » et « genre de discours » sont souvent employés indifféremment, mais il convient pourtant de les distinguer. En effet, « les genres de discours relèvent de divers types de discours associés à de vastes secteurs d’activité sociale » (Maingueneau, 2014 : 50). Par exemple, dans le secteur de la presse écrite, on trouve le discours « journalistique » (type) et les genres « brève » et « éditorial ». À chaque genre de discours correspond également un type de texte. La « brève », qui est un court texte délivrant une information concise sur l’actualité, est un texte de type informatif, alors que l’« éditorial », qui est un texte plus long au cours duquel le journaliste fait part de son point de vue ou de celui de sa rédaction, est un texte de type argumentatif.
21Pour analyser les types de texte et des genres discursifs présents dans notre corpus, nous nous sommes appuyée sur la grille d’analyse que nous avons construite dans le cadre d’une précédente étude portant sur les blogs scientifiques (Stassin, 2016), puis sur notre expérience de contributrice.
22La grille comprenait différentes « rubriques » : « type de texte » (argumentatif, informatif, descriptif, etc.) ; « implication de l’énonciateur dans l’énoncé » (confondue ou distanciée ?) ; « interaction avec le lecteur » (forte ou faible ?), « degré de subjectivité » (fort, intermédiaire ou faible ?) ; « indices linguistiques » (procédés de modélisation, verbes d’état, d’action, registre, procédés stylistiques, vocatif, etc.).
- 4 Terme que nous empruntons à Viviane Couzinet (2000).
23Grâce à cette grille, nous avions identifié différents genres discursifs : les « billets de point de vue » dans lesquels les chercheurs-blogueurs se livrent à des réflexions personnelles ou donnent leur avis sur telle ou telle actualité de l’enseignement supérieur et de la recherche ; les « billets de synthèse » ou « exposés de mise au point »4 offrant des éléments de définition ou des présentations synthétiques de notions, concepts ou théories, traçant l’historique d’un objet ou proposant une synthèse sur un phénomène économique ; des « présentations de recherche » exposant la problématique, les hypothèses, la méthodologie et les résultats d’une recherche ; le « signalement de contenu » présenté sous forme de liste de liens hypertextes ou de revue de tweets, fruit d’une activité de veille ou de curation menée par le blogueur ; les « notes d’information » signalant une manifestation ou une publication à venir ; les « notes de lecture ».
- 5 Voir : https://theconversation.com/pourquoi-la-condamnation-de-france-telecom-ne-changera-malheureu (...)
24Les titres des billets de blogs étaient souvent un indice fiable quant au genre discursif qui allait suivre. Par exemple, l’expression de la subjectivité ou les prises de position étaient présentes dans les « billets de point de vue » à travers les procédés de modélisation, mais aussi dans les titres qui étaient tantôt rédigés sous forme d’affirmation ou d’injonction. Mais encore une fois, nous savons grâce à notre expérience que les titres et les chapeaux des articles de TCF sont écrits ou tout au moins modifiés par les éditeurs afin d’être accrocheurs. Par exemple, un titre comme « Pourquoi la condamnation de France Télécom ne changera (malheureusement) pas grand-chose »5 qui présente un modalisateur (l’adverbe à connotation péjorative « malheureusement ») peut laisser entendre que le texte qui va suivre va porter des traces d’opinion ou de jugement propre à l’auteur. Or, la lecture exhaustive de l’article ne permet pas de déceler de prise de position forte.
25Selon le contrat de lecture proposé par TCF, il ne s’agit pas de produire des articles que l’on pourrait assimiler à des articles d’opinion, tels que la tribune, la critique, le billet d’humeur ou l’éditorial des journalistes ou bien des « billets de point de vue » des blogueurs. Comme le soulignent Appel et Falgas (2019), « [l]’article d’opinion est le seul motif de refus d’un texte par TCF qui porte sur le fond ». Si l’on reprend ce que nous avons vu plus haut, il s’agit d’« analyser l’actualité à la lumière d’expertise académique et faire connaître l’actualité de la recherche ». Nous pouvons donc émettre l’hypothèse qu’il n’y a pas au sein du corpus d’article s’apparentant au « billet de point de vue » du chercheur-blogueur, mais plutôt des articles assez proches de la « présentation de recherche » ou encore des analyses d’un fait de harcèlement au prisme de travaux de recherche ou d’expertise scientifique.
26Cette hypothèse est renforcée par notre expérience de contributrice au cours de laquelle nous avons été invitée par les éditeurs de TCF à analyser une affaire de cyberharcèlement faisant l’actualité au prisme de nos travaux scientifiques et à rédiger cinq exposés de mise au point sur un aspect précis du harcèlement.
27Pour compléter nos études thématiques et discursives, nous avons mené une troisième analyse qui se focalise sur la nature des liens hypertextes présents dans les articles. Les auteurs ne peuvent pas insérer de bibliographie ni de notes de bas de page. Les liens hypertextes font donc office de références et d’extensions que l’auteur ou les éditeurs soumettent aux lecteurs. Pour accéder aux différents liens hypertextes présents dans le corpus, tous les articles ont été crawlés à l’aide du logiciel libre Hyphe et visualisés avec Gephi, un logiciel de visualisation et d’analyse de données relationnelles. Ce dernier permet par exemple d’étudier un réseau de liens tissés entre des acteurs sociaux ou bien un réseau de liens hypertextes tissés entre des sites ou blogs, d’en analyser les propriétés structurales (degré de centralité des différents sites ou auteurs, degré de proximité, formation de clusters). Dans le cadre de notre étude, nous l’avons utilisé pour sa seule fonctionnalité de visualisation. Le crawler Hyphe nous a permis d’automatiser la collecte des liens hypertextes insérés dans les articles de notre corpus et de ne pas avoir à effectuer cette opération manuellement, ce qui aurait pu être fastidieux compte tenu du nombre d’articles. Gephi nous a permis de générer une cartographie interactive au sein de laquelle nous avons pu naviguer pour accéder à l’adresse URL de chaque page web vers laquelle un lien a été créé, de visualiser les liens intra-corpus (c’est-à-dire tissés entre les articles étudiés) et les liens extra-corpus (émis vers des sites autres que TCF).
28L’analyse thématique révèle que le harcèlement n’est pas toujours le thème central de l’article. Tel est le cas dans 31 articles, où il est abordé en marge d’un autre thème : les dérives des pratiques numériques des adolescents ; le deep fake ou hypertrucage ; le piratage de données personnelles ; les représentations des nouvelles technologies véhiculées par la série dystopique Black Mirror ; le profilage et le traçage des données personnelles par les plateformes numériques à des fins de publicité ciblée ; la procédure d’impeachment à l’encontre de Donald Trump qui se sent « harcelé » ; une méthode thérapeutique pour le syndrome d’Asperger (testée avec des victimes de harcèlement scolaire) ; les violences sexistes et sexuelles, la culture du viol, le mouvement #MeToo et #BalanceTonPorc ; la violence conjugale.
29Lorsqu’il constitue le thème central de l’article, le harcèlement est principalement abordé sous trois angles : le harcèlement et/ou le cyberharcèlement scolaires ; le cyberharcèlement en général ; le harcèlement moral et/ou sexuel au travail.
30Le harcèlement scolaire et le cyberharcèlement entre adolescents font l’objet de 18 articles rédigés par des chercheurs en sciences de l’information et de la communication (5 articles), en sociologie (4 articles), sciences de l’éducation (3 articles), pédopsychiatrie (3 articles) et psychologie (3 articles). Sont abordés des aspects comme la nature et le fonctionnement du harcèlement scolaire, son dépistage, son traitement, la place des émotions dans cette violence, le harcèlement sexuel à l’école, le prolongement ou le déclenchement des brimades par le biais des smartphones et des médias sociaux, la dimension sexiste et sexuelle du cyberharcèlement entre pairs, la pornodivulgation (revenge porn, sextorsion), sa représentation dans la série télévisée 13 Reasons Why, leur impact sur la réputation des victimes, la prévention et les dispositifs éducatifs mobilisés pour lutter contre ces différents phénomènes (éducation aux médias et à l’information, éducation à l’empathie, enseignement moral et civique).
31Le cyberharcèlement, non appréhendé sous l’angle scolaire, fait l’objet de 5 articles rédigés par des chercheurs en sciences de gestion (2 articles), sciences de l’information et de la communication (1 article), sciences de l’éducation (1 article) et sociologie (1 article). Ils sont dédiés à sa prévention, ses mécanismes, son ancrage dans le sexisme, l’homophobie, la transphobie, le racisme ; à ses liens avec les discours de haine ciblant les minorités, ou encore à l’affaire de la Ligue du LOL (cf. infra), au harcèlement sexiste dans les écoles de journalisme.
32Le harcèlement au travail fait l’objet de 19 articles rédigés par des chercheurs en sciences de gestion (12 articles), science politique (2 articles), psychologie (2 articles), droit (1 article), économie comportementale (1 article) et philosophie (1 article). Les principaux aspects abordés sont le harcèlement moral, les risques psychosociaux, les leaders toxiques, le terrorisme organisationnel, la vague de suicides chez France Télécom, le procès des managers de France Télécom, le harcèlement sexuel à l’université, en politique, dans le secteur de l’hôtellerie, en entreprise, la notion de consentement, les stéréotypes de genre, l’égalité entre les hommes et les femmes, le système patriarcal, la loi et la question des preuves en cas de dépôt de plainte.
33Notre étude a mis en exergue la présence de trois principaux genres discursifs et de trois autres genres plutôt occasionnels.
34Dans les articles dédiés à la présentation d’une recherche, généralement achevée - un lien hypertexte pointant vers les résultats publiés en revue ou vers le rapport de recherche est inséré au sein de l’article - les auteurs reviennent sur des éléments théoriques ou effectuent une revue de la littérature, comme ils le feraient dans un article scientifique classique, mais de manière beaucoup plus synthétique (150 à 300 mots). Ils présentent ensuite leurs principaux résultats tout en prenant soin de rappeler leur approche méthodologique et leur terrain d’étude. Les articles qui abordent la question du harcèlement se concluent le plus souvent par des préconisations en termes de prévention, d’action, d’éducation.
35Nous avons également observé qu’une même recherche pouvait faire l’objet de plusieurs articles, et ce, afin de respecter le format court imposé par TCF. Par exemple, l’étude du cybersexisme à l’école, conduite par les chercheurs en sciences de l’éducation Sigolène Couchot-Schiex et Benjamin Moignard et la sociologue Gabrielle Richard (Couchot-Schiex et al., 2016) a donné lieu à trois articles. Le premier (signé Couchot-Schiex, Moignard)6 présente la place qu’occupe le cyberharcèlement dans la vie sociale et numérique des adolescents, le second (Moignard, Couchot-Schiex)7 place la focale sur le harcèlement sexuel à l’école et son prolongement en ligne (cyberharcèlement), et le troisième (Richard)8 porte sur les conséquences du cyberharcèlement sexuel (revenge porn) sur les jeunes filles qui en sont victimes. Trois articles publiés à quelques jours d’intervalle, qui, lus les uns à la suite des autres, offrent une vue d’ensemble de l’étude conduite par ces chercheurs.
36Dans les analyses scientifiques d’un fait d’actualité, les auteurs se livrent à l’analyse d’un fait récent, qui fait généralement polémique, au prisme de leurs travaux de recherche ou en appui sur des théories scientifiques qu’ils jugent éclairantes pour la compréhension du phénomène. Ce type d’article incarne parfaitement le projet éditorial de TCF, à savoir « éclairer l’actualité par de l’expertise fiable, fondée sur des recherches ».
37Par exemple, l’affaire de la « Ligue du LOL » a fait l’objet de trois articles, rédigés par trois chercheurs différents, publiés entre le 15 et le 20 février. Pour rappel, cette affaire a éclaté le 8 février 2019 avec la parution d’un article dans Libération révélant qu’une trentaine de journalistes se sont adonnés à des actes de cyberharcèlement sexiste et homophobe une dizaine d’années auparavant, à l’encontre de certain·e·s de leurs camarades de promotion et/ou collègues9. Pour décrypter l’affaire, Pascale Collisson (sciences de gestion) propose une analyse au prisme du fonctionnement des écoles de journalisme10, Bérengère Stassin (sciences de l’information et de la communication) expose les mécanismes de la violence en ligne et du cyberharcèlement, rappelle leur ancrage dans le sexisme et l’homophobie11, et Maxime Bonneau (sciences de gestion) explique le long silence des victimes (10 ans), mais aussi le passage à l’acte de cette poignée de journalistes, au prisme des concepts de « malentendu partagé » et de « conformité »12. Trois approches différentes mais complémentaires d’un même phénomène qui offrent différentes grilles de lecture et d’analyse.
38Dans les exposés de mise au point, les auteurs proposent une synthèse des connaissances sur une question, une notion, un concept, une théorie ou un aperçu historique d’un sujet donné. Bien qu’il ne s’agisse pas ici de décrypter l’actualité au prisme de la recherche scientifique, certains auteurs introduisent leur article par un rappel d’événements plus ou moins récents qui deviennent alors les prétextes à cette mise au point. Par exemple, la sociologue Pauline Delage introduit son article intitulé « Débat : Le néolibéralisme plombe la lutte contre les violences faites aux femmes »13, en rappelant qu’une marche est prochainement organisée par le collectif « NousToutes contre les violences sexistes et sexuelles », que le mouvement #MeToo, qui fête ses un an, a permis une libération de la parole, mais a aussi engendré de nombreuses polémiques, des confusions entre liberté d’importuner et harcèlement sexuel. Puis elle précise qu’« [a]u-delà de l’expression d’une indignation toute légitime dont rendent compte ces essais et témoignages, ce mouvement peut être l’occasion de revenir sur les conditions historiques et politiques, mais aussi économiques du traitement des violences sexistes en France ».
39Nous rattachons également à ce genre les articles qui proposent une explication d’un texte de loi. Dans un de ses articles, Caroline Diard, revient sur l’article L 1154-1 du code du travail, qui « dispose que le salarié qui se dit victime de harcèlement doit présenter au juge des éléments de fait laissant supposer l’existence d’un harcèlement, et non plus établir des faits qui permettent d’en présumer l’existence »14. Elle s’attache alors à expliquer le type de preuves qui seraient jugées recevables ou non recevables dans le cadre d’une procédure judiciaire.
40Notons qu’un article de mise au point fait partie d’une rubrique spéciale du site : The Conversation Junior. Il s’agit de répondre, sous un format encore plus court (2 000 signes), à une question posée par un enfant que les éditeurs de TCF ont rencontré lors d’une intervention en milieu scolaire : « Bilal, 11 ans : "Que faire quand on assiste à une scène de harcèlement ?" »15.
41Les articles de mise au point sont de type explicatif au sens où ils visent à transmettre des informations et des connaissances.
42Des genres particuliers de discours sont présents sur le site, mais de manière plus occasionnelle. Ils sont représentés par six articles. Un article est une interview par un journaliste de The Conversation de cinq experts sur la question des effets des médias sociaux sur la santé des enfants et des adolescents. Article qui a en outre la caractéristique d’avoir été initialement publié en anglais. Il s’agit donc d’une traduction réalisée par les éditeurs de TCF16. Un autre article est un portrait de chercheur. Plus précisément, il s’agit d’un extrait d’un portrait du chercheur en psychologie du développement Jérôme Dinet issu d’un recueil de portrait réalisés par la Maison des Sciences de l’Homme Lorraine pour ses 10 ans (décembre 2017)17. Un lien vers le portrait complet est inséré dans l’article. Enfin les quatre autres articles ont la particularité d’être des extraits d’ouvrages. On compte ainsi trois extraits du Que sais-je ? de la pédopsychiatre Nicole Catheline consacré au harcèlement scolaire18 un extrait de la bande dessinée Sciences en bulles publiée dans le cadre de la Fête de la science (2019). Ce dernier est consacré au harcèlement scolaire et est signé Margot Déage, doctorante en sociologie19. Précisons également que les trois extraits du Que sais-je ? se rapprochent de l’exposé de mise au point.
43Le crawl du corpus par Hyphe et sa visualisation dans Gephi permettent d’identifier différents types de liens hypertextes insérés par les auteurs au sein de leur(s) article(s).
44Les liens internes, c’est-à-dire tissés entre des articles du corpus ou intra-corpus (figure 1), sont au nombre de 21. Deux cas de figure sont observables : un auteur cite un de ses précédents articles ou bien cite un article écrit par un autre.
Figure 1. Liens intra-corpus (extrait de la cartographie)
45Concernant les liens « externes » ou extra-corpus (figure 2), ils sont au nombre de 1 458.
Figure 2. Liens extra-corpus (extrait de la cartographie)
46L’analyse permet d’identifier différents types :
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Les liens vers des portails ou plateformes scientifiques (Cairn, Revues.org) pointant vers des articles scientifiques qui sont les références bibliographiques des auteurs.
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Les liens vers des sites de presse généraliste, spécialisée ou pure player (Lexpress.fr, Slate, Mediapart) pointant vers des articles qui traitent d’un fait d’actualité auquel l’auteur fait référence.
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Les liens vers sites institutionnels pouvant être des liens vers des sites d’universités pointant sur la page d’un projet ou d’une équipe de recherche ; des liens vers des sites institutionnels de l’État (Assemblée nationale, Sénat) ou du service public (Légifrance, Eduscol) pointant sur un rapport, une loi ; vers le site d’une association (E-Enfance) ou d’un organisme (Centre Hubertine Auclert) engagé dans la prévention des violences et du harcèlement ; vers des sites ministériels mettant à disposition des ressources et des rubriques d’aide (Non au harcèlement, Arrêtons la violence).
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Les liens vers les sites commerciaux étant essentiellement des liens vers des éditeurs (De Boeck), des libraires (Decitre) ou des sites de e-commerce (Amazon) pointant sur la page d’un ouvrage, le plus souvent scientifique. Certains sites d’éditeurs pointés ne sont cependant pas toujours commerciaux (Le Seuil, Albin Michel) et les auteurs choisissent parfois de citer l’ouvrage en pointant vers Google Livres.
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Les liens vers les médias sociaux (Twitter, LinkedIn) ou vers des pages personnelles renvoyant au profil d’un chercheur mentionné dans un article ou au profil d’une personnalité politique (par exemple la page personnelle de l’ancienne ministre de l’Éducation nationale Najat Vallaud-Belkacem très engagée dans la lutte contre le harcèlement scolaire).
47À cela s’ajoute les liens vers les podcasts d’émissions radiophoniques, les émissions télévisées en replay et les vidéos insérées dans le corps de l’article (par exemple, la vidéo d’un clip ministériel contre le harcèlement scolaire dans un article qui évoque les actions mises en place par le gouvernement pour lutter contre cette forme de harcèlement).
48L’étude d’un corpus de 73 articles dédiés à une question sociale n’est certes pas représentative, mais apporte un premier niveau de résultat. Elle met notamment en exergue que le contrat de lecture passé entre TCF et son public est globalement bien respecté.
49Le harcèlement fait régulièrement l’actualité (du mouvement #MeToo au procès des managers de France Télécom, en passant par le scandale de la Ligue du LOL) et fait donc l’objet d’un fort traitement médiatique qui engendre son lot de débats, de polémiques et de représentations biaisées de la réalité. Par exemple, le harcèlement scolaire est souvent présenté comme une fatalité (suicide des victimes), mais plus rarement sous l’angle des stratégies positives qu’adoptent certains adolescents pour dépasser leur souffrance, en se lançant dans l’écriture ou dans des actions de prévention. Pour combattre un phénomène, il faut le comprendre, pour le comprendre il faut pouvoir le caractériser. Dès lors, l’éclairage scientifique s’avère nécessaire tant pour apporter des clés de compréhension de ce phénomène complexe que des outils de traitement ou de prévention de cette violence.
50Les chercheurs contributeurs de TCF offrent des éclairages multiples sur une question socialement vive, tout en se soumettant au jeu du format court imposant de rendre accessible une pensée complexe sans pour autant la réduire et en se refusant des prises de position, qui pourraient passer pour une tentative de véhiculer une idéologie. Les différents liens hypertextes présents au sein des articles et pointant vers des articles ou des ouvrages scientifiques offrent par ailleurs des compléments de lecture à celles et ceux qui ne verraient dans TCF qu’une simple « mise en bouche » et qui seraient mus par un profond « désir de savoir ». De même, le réseau de liens « internes » leur offre une masse critique, leur permet de naviguer à l’intérieur d’un corpus consacré au harcèlement, de découvrir ses différents aspects ainsi que différentes disciplines s’inscrivant autour lui, tout comme le permettent les tags apposés sur les articles par les éditeurs.
- 20 Search Engine Optimization ou optimisation pour les moteurs de recherche. Ensemble de techniques vi (...)
51Comme nous l’avons vu plus haut, TCF est le fruit d’une collaboration entre les chercheurs et les éditeurs du site. Ces derniers interviennent sur le texte et sur le paratexte pour s’assurer que les contraintes éditoriales de ce média en ligne soient respectées, mais également pour s’assurer de sa visibilité au sein du web. En portant une attention particulière aux liens hypertextes, aux tags et aux titres des articles, nous remarquons qu’ils répondent la plupart du temps aux contraintes imposées par les logiques d’accroche et d’optimisation pour les moteurs de recherche (SEO)20.
52Si les liens externes et internes intégrés aux articles permettent d’offrir une masse critique aux lecteurs, ils permettent aussi d’optimiser le référencement du site, le robot d’un moteur de recherche prenant en compte, entre autres, le nombre de liens hypertextes lorsqu’il analyse une page web. Le maillage de liens, et notamment de liens internes (qui renvoient vers d’autres articles de TCF), est donc vivement encouragé par les éditeurs du site. Ces derniers ont en outre entièrement la main sur l’indexation des articles. Mais les tags qu’ils y apposent, nous l’avons vu, ne sont pas toujours utilisés de manière pertinente : des mots clés sont apposés sans pour autant être représentatifs d’un élément d’information présent dans le texte (cf. le bizutage) et de nombreux articles (31 sur 73, soit 42,5 %) sont indexés « harcèlement » alors qu’ils ne l’abordent pas vraiment ou l’abordent de manière périphérique.
53Le harcèlement est à l’origine d’un véritable besoin informationnel au sein de la société civile qui cherche à comprendre ce phénomène complexe pour mieux le combattre. Le mot clé « harcèlement » est alors sans doute utilisé comme un « produit d’appel » visant à attirer les lecteurs. Aussi serait-il intéressant de faire des recherches plus approfondies sur les logiques de référencement mises en œuvre par les éditeurs qui doivent offrir à leur média la plus grande visibilité possible. Enfin, aux « tags d’appel » s’ajoutent les titres « accrocheurs » qui sont la plupart du temps formulés par les éditeurs et composés de modélisateurs pouvant induire les lecteurs en erreur quant au genre discursif qui va suivre. Cela explique peut-être aussi en partie le fait que certains chercheurs - non contributeurs - associent plus The Conversation à un média d’opinion qu’à un média de vulgarisation.
54Le harcèlement est un objet de recherche pluri- ou transdisciplinaire, intéressant des chercheurs issus d’horizons différents : l’économie comportementale, le droit, la pédopsychiatrie, la psychologie, la philosophie, les sciences de l’éducation, les sciences de gestion, les sciences de l’information et de la communication, les sciences politiques ou encore la sociologie. Chaque discipline aura sa propre approche du phénomène. Par exemple, les sciences de l’information et de la communication seront sensibles aux processus communicationnels à l’œuvre dans cette « situation sociale », quand les sciences de gestion s’attacheront plus à décrypter les facteurs organisationnels conduisant au harcèlement moral au travail.
55Cette transdisciplinarité s’explique sans nul doute par le caractère ubiquiste et protéiforme du harcèlement, par le fait qu’il frappe à tout âge et dans tous les milieux, qu’il est aussi bien verbal, que moral, physique ou sexuel, et même « numérique ». Il offre de nombreux terrains d’investigation (l’école, l’université, le monde du travail, du cinéma, des médias de la politique, le web, les séries télévisées) et angles d’étude (les rapports hommes-femmes, le sexisme, l’homophobie, le racisme, les logiques de domination, la santé, les conséquences pénales, l’identité numérique et la réputation, la prévention, l’éducation, etc.) dont TCF se fait le reflet.
56De nombreux articles sont cependant des articles de commande, passés par les éditeurs auprès des chercheurs pour apporter un éclairage de faits d’actualité. Certains textes sont donc rédigés au sujet d’une affaire qui vient à peine d’éclater. Cela laisse entendre que les situations de harcèlement revêtent des patterns et des caractéristiques permettant aux chercheurs de les analyser « en temps réel » ou presque, mais cela pose aussi la question de la compatibilité du temps long de la recherche scientifique et de l’immédiateté journalistique. Au cours de notre étude, nous avons pu constater que les chercheurs ayant contribué à la question du harcèlement l’avaient fait à hauteur de quelques articles (un seul article pour certains, mais pas plus de cinq ou six articles pour d’autres). Cela suscite un certain nombre de questions auxquelles il conviendrait de répondre par le biais d’une nouvelle recherche. La contribution à TCF n’a-t-elle été qu’une expérience de vulgarisation parmi tant d’autres ? Un moyen de donner ponctuellement de la visibilité à ses travaux et à son nom ? L’expérience de collaboration avec les éditeurs qui indexent, titrent et coupent les articles a-t-elle été bien vécue ? Des chercheurs ont-ils refusé des commandes passées par The Conversation ?