1L’engouement du numérique a remodelé les procédures de la fabrique des activités culturelles. Dans un contexte où les ressources documentaires se multiplient et deviennent aisément accessibles sur le web, les institutions de mémoire, dont les BAM (Bibliothèques, Archives et Musées) se doivent de réinventer les rapports qu’elles entretiennent avec leurs usagers. Dans l’univers archivistique, grâce au potentiel des technologies numériques – et plus précisément celles du web 2.0 – les usagers sont désormais appelés à interagir avec leurs institutions culturelles et à participer à la valorisation des archives publiques. Ce faisant, le numérique apporte un nouveau souffle à l’archive qui se veut dès lors participative.
2Les pratiques de l’archive participative retrouvent leurs fondements dans la pensée postmoderne qui valorise le rôle de l’usager comme agent social participant à la gestion et à la valorisation de la mémoire archivistique collective (Cook, 2001). Le présent ouvrage, paru en septembre 2019, s’inscrit dans cette même philosophie. Il est édité par Alexandra Eveleigh et Edward Benoit, respectivement gestionnaire des collections à la Collection Wellcome à Londres, et Professeur à l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information à l’Université d’État de Louisiane. Se voulant un recueil des réflexions d’auteurs de différentes provenances, ce livre expose les assises théoriques et épistémologiques de l’archive participative. Il illustre en outre celle-ci par des applications concrètes sous la forme d’études de cas dans des contextes culturels variés. L’ouvrage est structuré autour de quatre grands axes : (1) l’indexation sociale (social tagging), (2) la transcription (ou l’indexation structurée), (3) le financement participatif et enfin, (4) la médiation et les communautés des activistes.
3L’indexation sociale (social tagging), qui représente la première forme de production collaborative (crowdsourcing), consiste à annoter les archives par le biais des tags. Ces derniers, constituant des exemples de contenus générés par les usagers (user generated content), sont subjectifs et n’obéissent ni à des règles organisationnelles, ni à des mesures de contrôle imposées par l’archiviste. Grâce à l’engagement des communautés d’usagers, l’indexation sociale permet d’atteindre des finalités diverses, dont l’amélioration de la découvrabilité des archives et la reconnaissance, grâce aux traces numérisées, des minorités culturelles marginalisées dans la société, telles que les communautés issues des Premières nations au Canada (ex. communautés autochtones telles que les Inuits).
4Deux études de cas reflètent cette pratique : il s’agit de l’initiative de Bibliothèque et Archives Canada qui mise sur la valorisation de l’identité autochtone à travers les collections photographiques de la communauté de Nunavut, et celle de Stockholm qui vise à valoriser des propriétés intrinsèques des collections photographiques documentant des évènements marquant l’histoire de la société.
5La transcription se distingue de l’indexation sociale par son caractère plus ou moins contrôlé et structuré. Elle revêt une dimension curative qui consiste à apporter les correctifs nécessaires aux extrants de la description des archives (ex. choix des métadonnées, élimination des redondances, correction visuelle de la qualité de la numérisation des archives, ajustement de la forme des textes de transcription, etc.). En tant que seconde manifestation de production collaborative sollicitant les aptitudes des usagers pour la valorisation des archives, la transcription n’est pas exempte d’enjeux. Ces derniers ont trait (1) aux compétences numériques et archivistiques des usagers, (2) aux propriétés physiques des anciens manuscrits (ex. lisibilité) et (3) au partage du pouvoir entre les usagers, les institutions culturelles et les archivistes. On peut assimiler plus concrètement ces enjeux à travers le projet de transcription de l’American Archive of Public Broadcasting (AAPB) et celui portant sur la description des archives audiovisuelles et des formulaires de la police, respectivement à Copenhague et à Amsterdam.
6Le financement participatif (crowdfunding) vise à combler le déficit budgétaire dont souffrent une grande partie des institutions culturelles. Les ressources récoltées sont souvent exploitées à des fins de numérisation, de traitement et de diffusion des collections patrimoniales. Deux études de cas sont détaillées afin d’illustrer ces projets de financement participatif. Le premier cas, soit l’initiative #UndeadTech, consiste en l’acquisition, par le biais des dons, de l’équipement technologique nécessaire à la numérisation des archives et le transfert du support dans un souci de préservation à long terme du patrimoine archivistique numérique. Le deuxième exemple est celui du Peter MacKay Archive, une initiative de numérisation de la collection d’archives de MacKay détenue par les Archives de l’Université de Stirling. Les auteurs des deux études de cas soulignent le fort potentiel des médias sociaux dans la promotion des activités du financement participatif afin de développer des projets culturels.
7Les communautés des activistes jouent un rôle remarquable dans le contexte de l’archive participative. Elles tirent parti du potentiel de cette participation afin de valoriser et de remémorer les évènements marquants de leur vie communautaire. Le projet Baltimore et celui d’Ahmed reflètent bel et bien le rôle de ces communautés dans l’enrichissement des collections par leurs propres archives afin de mieux documenter des évènements marquant leur vie communautaire. Le projet Baltimore, dirigé par l’Université de Maryland-Baltimore County, se fonde sur la conscience des minorités visibles à l’égard du rôle déterminant des archives dans la remémoration de ces actes et la valorisation de la voix collective contre l’injustice sociale. Les participants à ce projet se sont engagés dans la collecte des photographies, des capsules vidéo et des enregistrements audio documentant un évènement tragique, à savoir la mort de Freddie Gray, un homme de 25 ans ayant subi des actes de violence.
8Similairement, le second projet, celui d’Ahmed, s’inscrit dans une perspective de valorisation et de documentation des expériences vécues par les minorités visibles. Il est piloté par l’Université de Manchester et se base essentiellement sur la transcription des témoignages oraux et la collecte des photographies et des interventions qui ont impliqué les familles des victimes des évènements tragiques. La conduite de ces deux projets est marquée non seulement par la présence des émotions, mais aussi par les dimensions éthiques entourant l’identité des personnes illustrées dans les archives photographiques.
9De ces diverses manifestations de l’archive participative ressort un ensemble d’aspects communs, soit la collaboration, la confiance, les compétences, l’engagement des usagers ainsi que les exigences techniques (ex. convivialité) des plateformes participatives. Sur le long terme, il est important pour les archivistes de réfléchir à la manière dont les modalités de la participation doivent être intégrées dans les pratiques archivistiques professionnelles courantes, ainsi qu’aux stratégies à mettre en place afin de gagner l’engagement à long terme de la communauté des usagers. Enfin, il convient de se soucier des questions éthiques et du partage du pouvoir entre les institutions d’archives, les archivistes et les communautés impliquées dans les activités participatives. Ces points sont à résoudre par le biais de l’exercice d’une véritable médiation par les institutions culturelles, de concert avec les archivistes. Ces points constituent les pistes de recherche futures clôturant cet ouvrage.
10En somme, il apparaît que l’archive participative résulte, en théorie, de la pensée du postmodernisme (Cook, 2001) qui met l’usager au centre des préoccupations archivistiques et lui accorde une importance considérable dans la constitution, la gestion et la valorisation de la mémoire collective (Upward, 1997). Concrètement, les différentes formes de l’archive participative (ex. description, curation, promotion, médiation, etc.) s’inscrivent dans ce continuum de la création de la mémoire archivistique collective qui médiatise les croyances, les émotions et les sentiments de reconnaissance des communautés engagées. Qui plus est, les manifestations de l’archive participative sont aussi teintées de la science citoyenne, laquelle mobilise les compétences des citoyens dans la résolution des problèmes sociaux et la valorisation des connaissances. Si elle trouve ses fondements dans les sciences naturelles, elle s’est progressivement intégrée dans l’univers des sciences humaines et sociales, dont l’archivistique.
11Cet ouvrage s’inscrit dans la continuité des débats sur les pratiques de l’archive participative. L’une des éditrices de ce livre, Alexandra Eveleigh, s’est intéressée depuis quelques années à l’étude des différentes facettes entourant la participation dans l’univers archivistique. Ses écrits, dont le chapitre rédigé dans la seconde édition de l’ouvrage collectif intitulé Currents of archival thinking (2017), constitue la pierre angulaire de sa réflexion sur l’archive participative. Aussi, cette contribution collective est teintée de la pensée australienne, anglaise et nord-américaine (États-Unis et Canada anglais) en archivistique. Il n’est donc pas étonnant de voir revenir les auteurs les plus cités dans la littérature archivistique anglophone, dont Terry Cook, Hilary Jenkinson, Luciana Duranti et Jennifer Douglas, pour ne mentionner que ceux-ci.
12Au travers de la lecture des chapitres de chaque axe, on s’aperçoit d’emblée que les auteurs ont situé leur réflexion dans le large courant des recherches actuelles en archivistique, en muséologie et dans des disciplines connexes, dont l’informatique et la bibliothéconomie. Il existe en outre un débat sur les enjeux théoriques et pratiques relatifs aux manifestations de l’archive participative. Les contributeurs de cet ouvrage collectif sont issus de différents pays, ce qui contribue à la diversité des perceptions théorique et pratique de l’archive participative. On note par exemple des études de cas réalisées, entre autres, au Canada, aux États-Unis, au Danemark, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni et en l’Australie. Chaque pays se dote de sa propre tradition archivistique et possède sa propre façon de faire les choses. Cette diversification constitue, par conséquent, l’une des forces de cet ouvrage et offre au lecteur un portrait transversal de la pensée archivistique et de ses diverses applications aux différents coins du globe.
13Cet ouvrage s’adresse en premier chef aux archivistes – théoriciens et praticiens – qui s’intéressent à la réinvention du rapport des usagers à leurs institutions archivistiques, dans un contexte de transformation numérique touchant le secteur culturel. Il est rédigé dans un style simple et assimilable même pour un non-initié. Il comprend quatre sections réparties d’une façon relativement équilibrée. Chaque chapitre est clôturé par une bibliographie riche qui oriente le lecteur vers davantage de ressources documentaires abordant les différentes facettes de l’archive participative. On constate cependant une certaine redondance au niveau des contenus des chapitres, notamment en termes de définition et d’établissement des assises théoriques. Les chapitres sont rédigés en silos, d’une manière indépendante et on ne voit pas une réelle liaison entre eux. Toutefois, ces critiques n’enlèvent rien à l’originalité de cet ouvrage qui contribue de façon significative à l’avancement des connaissances en archivistique, notamment dans le contexte actuel misant sur l’ouverture, la participation et la collaboration.