Jean-François Tétu. Le récit médiatique et le temps. Accélérations, formes, ruptures
Jean-François Tétu. Le récit médiatique et le temps. Accélérations, formes, ruptures. Paris, L’Harmattan, Coll. « Communication et civilisation », 2018, 174 p.
Texte intégral
1Dans cet ouvrage, Jean-François Tétu s’interroge sur la mise en scène de l’actualité dans les médias. Proposant une série de réflexions élaborées dans les dernières années, il examine l’influence des médias sur la conception du temps et il caractérise les transformations en cours des médias en ligne.
2Dans l’introduction, l’auteur présente un aperçu du rapport que les médias entretiennent au temps. Il précise que les dispositifs « en direct » modifient la perception du temps tout en reconstruisant l’événement à partir de différentes formes de récit.
3Tétu invite le lecteur à revenir sur cette problématique pour deux raisons : d’une part, la vitesse de la production médiatique entraîne une claire fragmentation de l’information et, d’autre part, le mélange des supports donne lieu à une nouvelle narratologie. À partir de ces transformations, le journaliste accomplit trois rôles simultanés : celui d’observateur, celui d’interprète et celui de narrateur. Dans ce contexte, le récit médiatique se présente donc comme « le premier et principal médiateur des expériences humaines » (p. 10).
4Dans le premier chapitre « Des apories du temps à la solution du récit », l’auteur retrace un itinéraire qui permettra de parcourir des sources multiples : Ricœur, Saint Augustin, Aristote, Kant, Husserl, Genette, Todorov, parmi d’autres. En reprenant la triple mimésis ricœrienne, il précise trois processus qui renvoient à la médiation entre le temps et le récit : la précompréhension de l’action (mimésis 1), la configuration du récit (mimésis 2) et la reconfiguration par le lecteur (mimésis 3). L’auteur part de l’hypothèse que « l’information produit une nouvelle perception du temps, fondée, non pas sur le passé dont l’histoire construit le sens pour le présent, non pas sur les représentations du temps vécu […] mais sur le changement lui-même » (p. 26).
5Pour vérifier cette hypothèse, l’auteur se propose d’envisager simultanément l’information écrite et l’information audiovisuelle. L’une étant « différée », l’autre étant « immédiate », ces informations déclinent des temporalités différentes. En ce qui concerne le récit, Tétu signale qu’il est « fondamentalement différent des actions, ou des suites d’actions de la vie quotidienne, différent de la réalité dont n’importe quel lecteur a l’expérience » (p. 29). Le récit comporte surtout une tension narrative. En ce sens, il précise les deux pôles majeurs de cette tension, le suspense et la curiosité, qui répondent, à leur tour, à des questions portant sur ce qui va arriver et sur ce qui s’est effectivement passé.
6Dans le deuxième chapitre, « Figures, techniques et temps », Tétu présente globalement la perception du temps liée aux notions de modernité, postmodernité et hypermodernité. Vers la fin du xxe siècle, les médias mettent en scène « la perte de la référence à la raison comme totalité » (p. 40) : la temporalité médiatique montre donc la fragmentation de la société, la crise du sujet et des signes, la domination du présent, la vitesse et le rapetissement du monde. En ce sens, on assiste à une nouvelle conception du temps. Le « direct », le « temps réel » et l’omniprésence des technologies modifient notre rapport au temps. À la suite de Paul Virilio, l’auteur revient sur les deux dimensions de la vitesse : d’un côté, la rapidité et l’urgence en tant que première figure de l’actualité et, d’un autre côté, l’effet de rapetissement, la perspective spatio-temporelle qui disparaît avec l’accélération, « l’a-topie d’une contemporanéité qui n’existe que pour une population “branchée”, câblée » (p. 42).
7La vitesse entraîne donc une décontextualisation, une déréalisation : on perd des références entre l’ici-maintenant et l’ailleurs. L’accélération du temps s’inscrit également dans la non-durabilité de l’information : l’excès de vitesse est donc un signe de la modernité qui donne lieu à l’éphémère de l’information. Par ailleurs, au-delà des progrès techniques qui contribuent à modifier la perception du temps, les médias amplifient le rôle de l’image. À travers différentes techniques, ils cherchent l’effet de « réel » et l’immédiateté. Tous ces phénomènes médiatiques transforment notre perception du temps et le discours journalistique. L’actualité est donc façonnée par la médiatisation en tant qu’expérience intersubjective, liée à la temporalité de l’événement, et par l’absence de récit car les premières images médiatisées de l’actualité témoignent d’une « histoire au présent » (p. 61).
8Le troisième chapitre, intitulé « Usages du temps et consommation des médias », est centré sur les particularités et les pratiques des médias traditionnels à l’ère numérique. L’auteur retrace un bref historique qui permet de caractériser l’organisation société-temps avant et après la révolution industrielle, Tétu aborde quelques phénomènes médiatiques qui rendent compte des rapports nouveaux entre vie privée et vie publique. Des « grilles » qui organisent la programmation et qui déterminent l’« horlogisme » de certains médias, en passant par le « multi-équipement des ménages » et la « multidiffusion » des programmes et des chaînes (p. 70), on assiste au raccourcissement de la durée de l’écoute et à la dématérialisation des contenus à l’ère du numérique. L’accélération transperce, de part et d’autre, le rythme de vie et les transformations sociales et culturelles. L’accélération produite par la technique soulève la question de la mécanisation, de la robotisation et, par là même, de la modification des flux culturels, de l’obsolescence des références, des transformations de la famille et du monde du travail.
9Dans le quatrième chapitre, « La temporalité des récits d’information », l’auteur s’intéresse au discours d’actualité qui donne le sentiment de la présence et qui cherche à « unir l’information et le lecteur dans une temporalité commune » (p. 90). Quel est donc le temps de l’information ? Tétu explique que ce n’est pas la durée (chronométrie), ni la succession (chronologie), ni non plus le temps qu’il fait (le weather anglais) mais le temps qui renvoie à une construction ou à une représentation du monde. En disant que l’actualité est toujours fragmentée, l’auteur revient sur l’une des caractéristiques principales de l’information qui tient au « règne de l’éphémère » (p. 92). Par ailleurs, il étudie les cinq dimensions de la mise en intrigue qui est inhérente au discours d’information : a) l’agencement des faits eux-mêmes ; b) l’intelligibilité de l’intrigue qui est liée à sa compréhension ; c) les catégories narratives qui distinguent le récit à épisodes du récit unique ; d) la référence construite par l’actualité qui déploie un monde que le lecteur peut s’approprier ; e) la structuration temporelle de l’actualité qui permet la déconstruction et la reconstruction de l’action.
10En revenant sur la triple mimésis de Ricœur, Tétu aborde ici les deux premiers procédés : celui de la préfiguration et celui de la configuration. En ce qui concerne la préfiguration, l’auteur présente une série d’exemples qui montrent que les médias assurent une précompréhension du monde de l’action, autrement dit, ils fournissent des éléments constitutifs qui sont à la base de toute information. En plus, il signale les différences entre la presse écrite et les médias audio-visuels qui produisent un effet de « réel » qui n’est pas narratif mais qui met en scène la « citation du monde » (p. 104). Quant au deuxième procédé, celui de la configuration, Tétu se centre sur l’organisation du récit dans les différents médias. Dans la presse, la configuration est donnée par l’organisation et l’emplacement des informations dans la page qui permet de les hiérarchiser. Dans les médias audio-visuels, « le téléspectateur ou l’auditeur sont, forcément, pris par le “flux” et l’éclatement de l’unité de la nouvelle est frappant » (p. 115).
11Enfin, l’auteur signale certaines caractéristiques du « direct » qui cherche surtout à « faire voir ». L’intérêt ici est de créer un « effet de présence », de viser l’émotion et l’attente de ce qui viendra (p. 119). En ce sens, il constate quelques différences très nettes entre le direct télévisé et le direct à la radio. La télévision pré-raconte à partir des images pour ensuite raconter ce qui se passe. Au contraire, la radio met en mots immédiatement ce que le présentateur voit ou entend : elle construit donc une scène à laquelle l’auditeur n’assiste pas. Pour conclure, Tétu analyse l’usage des images d’archives et il précise différents types de citations qui construisent des éventualités différentes. Il évoque trois éventualités : la « citation intégrale d’un document du passé » qui respecte le commentaire et le montage d’origine, la « citation indirecte » qui renvoie à une appropriation interprétative du passé et la « citation exacte mais par extraits » (pp. 125-127).
12Dans le cinquième et dernier chapitre, « Multimédia et numérique : du récit à la relation », l’auteur aborde un certain nombre de tendances liées aux médias en ligne. Tout d’abord, il signale l’irruption des documents et des réseaux sociaux qui s’inscrivent sur le web. Tout ceci ne fait qu’accélérer la production médiatique : il s’agit de « la reprise pure et simple de la majorité des informations » (p. 131). À partir d’un parcours clairement documenté, Tétu soutient que les médias en ligne constituent « les principaux moteurs de la redondance » (p. 133) et que la conséquence la plus remarquable en est la fragmentation du récit. Ce phénomène trouve son corrélat dans la fragmentation de l’écran et la présence des hyperliens qui contribuent à produire « une narration simultanée d’actions concomitantes » (p. 138). On perçoit donc la juxtaposition où il n’y a plus de récit unifié.
13La numérisation des journaux a multiplié, d’une part, le développement des réseaux sociaux et, d’autre part, elle a modifié l’organisation de la temporalité et du travail du journaliste. Un autre élément à retenir réside dans la circulation des nouvelles à travers les moteurs de recherche et les réseaux sociaux. Les premiers permettent d’explorer des données à grande vitesse : ils filtrent l’information commune à l’ensemble des médias. Les seconds, à leur tour, façonnent l’information en permanence à travers la contribution originale des internautes dans les blogs, les posts et les tweets. En ce sens, les internautes collaborent au récit construit par la discussion. On voit donc que l’expérience du temps entre le récit des médias traditionnels et le récit des médias en ligne est bien différente. Pour les médias en ligne, l’internaute est au centre du processus de production de l’information car il interagit constamment avec le média ou le réseau.
14Dans la conclusion de l’ouvrage, Tétu revient sur la multiplicité des relations qui lient les médias au temps. Il précise une triple temporalité : celle de l’attente, celle de l’annonce de l’événement et celle de l’analyse et de l’évaluation. À partir de cette distinction, il évoque un triple présent : le présent du futur (attente et évaluation), le présent du présent (instant décisif) et le présent du passé ou du futur (analyses et évaluations). En ce qui concerne l’expérience du temps et en reprenant des concepts de Ricœur, il constate deux formes-types des récits d’actualité : d’une part, celle qui renvoie à la pré-figuration (mimésis 1) et qui a permis de caractériser l’information en continu ; d’autre part, la configuration, forme qui correspond au récit lui-même (mimésis 2) et qui est plus fréquente dans la presse écrite. Il s’agit d’un récit qui est clairement menacé par les médias en ligne qui contribuent à sa fragmentation. À ce propos, l’auteur signale que la solution se trouve dans la refiguration (mimésis 3) car « la saisie du temps est désormais dans le camp du récepteur, ou dans cette chaîne continue des médias » (p. 164). En ce sens, l’exemple des réseaux sociaux montre que l’appropriation de ces espaces par les internautes provoque une sorte de « métamorphose de l’information » (p. 164) qui est liée au processus de fragmentation du récit précédemment évoqué.
15L’ouvrage de Tétu offre, sans doute, des sources multiples et variées qui ouvrent différents parcours de lecture concernant le récit médiatique et le temps. Il s’agit d’un travail documenté sur lequel convergent des voix théoriques et des exemples qui resignifient la perception du temps dans les médias, une perception qui est fondée sur le changement lui-même. Cet ouvrage constitue donc un livre de référence qui offre aux lecteurs des réflexions claires et consistantes.
Pour citer cet article
Référence électronique
Claudia Gaiotti, « Jean-François Tétu. Le récit médiatique et le temps. Accélérations, formes, ruptures », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 19 | 2020, mis en ligne le 01 mai 2020, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/9127 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfsic.9127
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