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Spicilège

Lewis Mumford, machines et mégamachines : un auteur et des notions à convoquer en information-communication organisationnelle

Lewis Mumford, machines and megamachines : an author and concepts to be convened in organizational information-communication
Bruno Chaudet

Résumés

Cet article est consacré à une mise en perspective info-communicationnelle des travaux de Lewis Mumford, et plus précisément de son ouvrage Le Mythe de la machine. Pointant l’absence de citations de cet auteur par les chercheurs francophones, nous tentons de démontrer l’heuristique des notions de machines et de mégamachines dans le champ de la communication organisationnelle. Quatre registres d’analyse sont ainsi présentés : machines et mutations socioéconomiques, machines et rationalisation, machines et matérialité, machines et organisation.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Paquot, T. (2015). Lewis Mumford, pour une juste plénitude, Le Passager clandestin.
  • 2 Mumford, L. (1973-1974). Le Mythe de la machine, tomes 1 et 2, Fayard.
  • 3 Louart, B. (2014). Orwell et Mumford, La mesure de l’homme, La Lenteur

1Lewis Mumford est un auteur méconnu par les chercheurs francophones en sciences de l’information et de la communication. Nous souhaitons ici le convoquer et mettre ses travaux en perspective dans le champ des communications organisationnelles afin d’en démontrer l’heuristique. Auteur prolifique s’il en est, « Entre 1914 et 1970, Lewis Mumford a publié 34 livres, 636 articles, 223 recensions d’essais, 54 articles d’ouvrages collectifs ou d’encyclopédies, 31 préfaces ou introductions ; il a été 5 fois directeur de volumes » (Paquot, 2015)1, nous nous contenterons dans cet article d’aborder principalement si ce n’est exclusivement Le Mythe de la machine2, ouvrage en deux tomes qu’il a publié en 1967 aux États-Unis (1973 et 1974 en France). Historien américain, spécialisé dans l’histoire de la technologie, de la science et de l’urbanisme, Lewis Mumford a été considéré récemment comme un des précurseurs de la décroissance et une référence à mobiliser pour les critiques de la technique. C’est dans cette perspective que ses textes sont en partie publiés et commentés dans la collection Les Précurseurs de la décroissance aux éditions du Passager clandestin (Paquot, 2015), ou bien encore aux éditions La Lenteur (2014)3. Pour notre part, nous souhaitons montrer dans cet article que ses travaux seraient aussi pertinents à mobiliser dans le champ des informations-communications organisationnelles. J’exposerai dans un premier temps l’intérêt de lire ou de relire Lewis Mumford à travers la conceptualisation qu’il propose des notions de machines et de mégamachines. Dans un second temps, je développerai les différents axes de recherche à travers lesquels ces notions sont intéressantes à mobiliser dans le champ des informations-communications organisationnelles.

Un auteur et des notions peu convoqués en information-communication organisationnelle

Lewis Mumford, un auteur méconnu en France

  • 4 Strate, Lance & Lum, Casey. (2000). Lewis Mumford and the ecology of technics. New Jersey Journal o (...)
  • 5 May, C. (2003). The information society as mega-machine : the continuing relevance of Lewis Mumford (...)
  • 6 May, C. (2008) Opening other windows : a political economy of « openness » in a global information (...)
  • 7 Mattelart, A. (1997). L’Invention de la communication, La Découverte.
  • 8 Perriault, J. (1982). Le concept de machine et de système. Chez Ledoux, Sade et Vaucanson, Centre d (...)

2Si Lewis Mumford a été analysé sous l’angle des SIC par des chercheurs anglophones456, c’est beaucoup moins le cas en France où Armand Mattelart7 et Jacques Perriault8 semblent être les deux seuls à avoir fait mention de son travail pour évoquer les liens entre technique et société. Lewis Mumford propose en effet, en 1934, une analyse et une critique du changement technologique comme élément central dans l’évolution de la civilisation.

  • 9 Mumford, L. (1934). Technique et civilisation, Parenthèses.

Depuis un millénaire, les fondements matériels et les formes culturelles de la civilisation occidentale ont été profondément modifiés par le développement du machinisme. (Mumford, 1934, p. 23)9.

3Dans Techniques et civilisations, Lewis Mumford

  • 10 Mattelart, Ibid.

célèbre les vertus décentralisatrices d’une technique électrique dont les potentialités sont encore bridées par le capitalisme et attend un projet socialiste pour réaliser la nouvelle communauté. (Mattelart, 1997, p. 175)10.

4Dans un article intitulé La Communication et la promesse de rédemption, Armand Mattelart souligne également que

  • 11 Mattelart, A. (1999). La communication et la promesse de rédemption. In : Quaderni, n° 40, Hiver 19 (...)

les premiers écrits de Lewis Mumford s’inscrivent en filiation avec cette foi déterministe qui estime qu’il suffit de libérer les forces contenues d’une technique brimée par un mode de développement pour faire advenir une autre société. (Mattelart, 1999, p. 75)11.

  • 12 Simmel, G. (1896). Comment les formes sociales se maintiennent. L’Année sociologique, 1, 71-109.

5Mais Armand Mattelart ne fait mention que de l’ouvrage Techniques et civilisations. Or, quarante plus tard, en 1967, dans Le Mythe de la machine, Lewis Mumford poursuivra son analyse en défendant l’idée selon laquelle les scientifiques, les experts et les observateurs ont finalement accordé une place bien trop importante aux outils et aux machines comme facteurs de transformation dans l’évolution des formes sociales (Simmel, 1896)12. Sans nier l’importance que les machines occupent dans notre vie, il en relativise la place en les inscrivant d’abord dans un processus de socialisation et d’institutionnalisation qui les précède. Selon lui, c’est parce que nous avons pensé l’ordre social comme une machine symbolique que les machines concrètes ont fini par coloniser tout notre espace vécu. L’auteur exprime cette idée dès 1934 :

Avant que les nouveaux procédés industriels puissent se répandre à grande échelle, une réorientation des aspirations, des habitudes, des idées et des fins était nécessaire. (Mumford, 1934, p. 23).

6C’est à travers l’invention de la notion de « mégamachine » qu’il va développer cette perspective. Lewis Mumford étudie le mode d’organisation en Egypte antique et en conclut que la construction des pyramides n’a été possible que par la mise en œuvre d’une forme d’organisation similaire à une machine. L’auteur observe que ce n’est pas la mise en œuvre de machines particulièrement ingénieuses qui a permis l’édification de ces incomparables monuments. Les pyramides ont été possibles parce que les Egyptiens ont inventé une forme d’organisation sociale qui fonctionne comme une machine, seule capable de produire ces gigantesques édifices. Cette première forme d’organisation sociale particulière, Lewis Mumford la nomme « mégamachine ». Selon l’auteur, les machines concrètes qui prennent forme et sens dans cette mégamachine sont appelées mégatechnologie. Les machines seraient finalement des institutions sociales, techniques, organisationnelles et imaginaires fondées sur le mythe de la rationalité et qui prendraient forme dans des machines économiques, industrielles, politiques et organisationnelles que Lewis Mumford propose d’appeler « mégamachines » : machine travail, machine militaire ou machine bureaucratique.

  • 13 Ewen, S. (1992). Consciences sous influence : Publicité et genèse de la société de consommation, Pa (...)

7Dans le domaine de la communication d’entreprise, Stuart Ewen13 fera le même constat en analysant les liens entre le développement de la machine fordiste aux Etats-Unis d’une part et la mise en place d’une société de consommation de masse par le recours aux médias et à la publicité d’autre part. L’évolution technique exigeait une évolution sociale. Les deux versants sont inextricablement liés. Gilles Deleuze exprimera la même idée lorsqu’il écrira :

  • 14 Deleuze, G. (1990). Pourparlers. 1972-1990, Paris, Les Editions de Minuit.

Il est facile de faire correspondre à chaque société des types de machines, non pas que les machines soient déterminantes, mais parce qu’elles expriment les formes sociales capables de leur donner naissance et de s’en servir. (Deleuze, 1990, p. 244)14

8Dans Le Mythe de la machine, Lewis Mumford discute le rôle que nous avons accordé aux machines dans le développement des formes sociales. Il les resitue dans un cadre plus large, institutionnel, dans lequel les machines s’inscrivent et n’en sont finalement que l’expression. Par son approche sociologique, historique, anthropologique et technique, Le Mythe de la machine nous permet de discuter de nombreuses thèses qui traversent le carrefour des SIC : liens entre organisation et institution, place et rôle des technologies dans l’évolution des formes organisationnelles, analyse des usages, analyse des processus de rationalisation, place des machines et des techniques dans la construction du social, articulation entre information et communication.

9De manière centrale et en relation directe avec nos travaux en communication organisationnelle, Lewis Mumford met en équivalence les machines et les organisations.

Machines et mégamachines chez Lewis Mumford

10La mise en équivalence entre machine et organisation est au cœur du travail de Lewis Mumford à travers les deux tomes de son ouvrage Le Mythe de la machine. Il y définit la machine en rappelant la définition de l’ingénieur allemand Franz Reuleaux (1829-1905), « comme une combinaison d’éléments résistants, spécialisés chacun dans une fonction, opérant sous contrôle humain pour utiliser de l’énergie et effectuer du travail » (Mumford, 1974, p. 255).

11Lewis Mumford considère l’arc et les flèches comme une machine et même peut-être comme la première machine car :

jusqu’à ce stade, les outils et les armes avaient été de simples extensions du corps humain, comme le javelot, ou, comme le boomerang, une imitation d’un organe spécialisé d’une autre créature. Mais l’arc et les flèches ne ressemblent à rien d’autre absolument dans la nature : un produit aussi étrange, aussi particulier de l’esprit humain que la racine carrée de moins un. Cette arme est une abstraction pure, traduite en forme physique ; mais simultanément elle faisait fonds sur les trois sources majeures de la technologie primitive : le bois, la pierre et les boyaux d’animaux. (Mumford, 1974, p. 152).

12Selon Lewis Mumford, la machine et l’organisation impliquent une ingéniosité toute particulière. Ce sont des artefacts, c’est-à-dire des dispositifs artificiels qui ne sont pas de simples prolongements de la nature. En même temps, ces machines ne naissent pas de rien. Elles recomposent des technologies déjà présentes mais en proposent une nouvelle. Ce point de vue nous intéresse tout particulièrement au sens où Lewis Mumford considère les machines comme une organisation orientée vers un but. La machine est une combinaison d’éléments qui, dans un milieu donné et selon des usages spécifiques, produit une action.

13Mais pour l’historien des techniques, si la première machine fut l’arc et la flèche, elle s’incarne d’abord et avant tout dans la machine « invisible ». La machine « véritable » pour Lewis Mumford, la machine « invisible », c’est la « mégamachine », c’est-à-dire l’organisation sociale vue comme un dispositif de médiation articulée en fonction d’un but. L’organisation est un dispositif de médiation dont les supports symboliques et machiniques sont ce qui lui permet d’atteindre son but. Cette définition lui permet alors d’affirmer que l’organisation qui a permis de construire les pyramides et les premières cités-Etats sont équivalentes à des machines au sens où il a bien fallu une coordination très importante des tâches pour réaliser des pyramides et développer des cités-Etats. Cette machine sans machine matérielle, Lewis Mumford appelle donc cela la « mégamachine ». Les Egyptiens n’avaient inventé ni la roue ni le levier, mais ils réussirent pourtant à édifier des monuments gigantesques. Il a bien fallu une organisation complexe, un dispositif subtil et artificiel pour construire ces pyramides et ces premières cités-Etats, une « mégamachine », dont la bureaucratie est un élément et qu’il nomme également machine de communication.

  • 15 Bateson, G. (1972). Vers une écologie de l’esprit, Seuil.

14Chez lui, la « mégamachine » est donc en quelque sorte une métamachine qui permet de cadrer et de comprendre le contenu des machines spécifiques. D’un point de vue anthropologique et communicationnel, nous pourrions dire qu’il est finalement proche de la perspective batesonienne (Bateson, 1972)15 en ce sens où il développe l’idée selon laquelle il existerait des messages cadres ou métalinguistiques qui permettraient de donner du sens au message. La machine est alors un élément de la « mégamachine » qu’il s’agit de comprendre. La machine est en relation avec la « mégamachine », que nous pouvons aussi appeler le social mais qui est toujours technique, d’où l’expression sociotechnique. Elle serait donc un dispositif organisationnel et symbolique qui permet de comprendre le développement et l’usage des machines.

15Comme le rappelle par ailleurs Serge Latouche,

  • 16 Latouche, S. (2004). La Mégamachine. Raison technoscientifique, raison économique et mythe du progr (...)

la plus extraordinaire machine jamais inventée et construite par l’homme n’est autre que l’organisation sociale. (Latouche, 2004, p. 1)16.

16Techniques sociales, politiques, économiques et productives s’articulent dans une « mégamachine » qui est en fait une machine rationnelle, une organisation orientée vers un but, un artefact dans lequel il y a également des éléments institutionnels.

17L’hypothèse centrale de Lewis Mumford est de souligner le fait que la « mégamachine » n’est pas le fait de la maîtrise de techniques particulièrement sophistiquées. Elle serait d’abord le fait d’une organisation machinique et militaire du fonctionnement institutionnel. D’où sa thèse qui prétend que nous avons donné un niveau institutionnel aux machines, ce qui serait une particularité occidentale. Ainsi, selon lui, la révolution industrielle de l’Occident que l’on situe à la Renaissance ou au xviie siècle serait d’abord une révolution dans le domaine des institutions. Avant de construire des machines matérielles, nous aurions établi un fonctionnement mécanique des institutions humaines.

18Il reprend aussi l’image de la « mégamachine » appliquée aux pyramides et aux cités-Etats afin de l’étendre à la bureaucratie contemporaine. Là aussi, la « machine invisible » est un mythe au sens où elle aurait besoin d’un élément imaginaire pour fonctionner. Cet horizon imaginaire reposerait sur la totalité rationnelle de la machine. Pour qu’elle fonctionne, la technique aurait besoin de prétendre à la totalité. La machine prétend tout prévoir dans tous les détails, c’est son horizon machinique et rationnel. C’est le mythe, l’imaginaire sur lequel elle repose et se développe.

  • 17 Castoriadis, C. (1975). L’Institution imaginaire de la société, Seuil.

19Cette approche est finalement très proche de celle défendue et proposée aussi par le philosophe, économiste et psychanalyste grec Cornélius Castoriadis (1922-1997) qui montre que la rationalité est un imaginaire structurant (Castoriadis, 1975)17. La rationalité est une institution, c’est une forme sociale qui structure le rapport au monde des membres d’une société. Cornélius Castoriadis voit l’origine de cette institution dans la pensée gréco-occidentale.

20Il y a donc une sorte de paradoxe. La Raison est une institution imaginaire car elle est l’élément de la « mégamachine » qui la fonde, l’explique et la développe. Elle est alors un mythe. Mais la Raison est en même temps celle qui remet en cause l’institution par l’examen critique. Ce qui pourrait d’ailleurs être l’une des explications de sa force. On ne peut pas critiquer la Raison sans y avoir recours. Elle est mythe fondateur et ce qui permet aussi de vivre dans une société ouverte qui s’auto-institue.

21Nous dirons donc que la « mégamachine » est cette institution sociale, technique et imaginaire fondée sur le mythe de la rationalité et qui prend forme dans des machines économiques, techniques, productives, politiques et matérielles. La « mégamachine » est, selon Lewis Mumford, l’équivalent de la civilisation qui émergerait avec le mythe de la machine.

J’emploie le terme « civilisation » […] pour désigner le groupe d’institutions qui commencèrent par prendre forme sous la royauté. Ses principaux caractères, constants à travers toute l’histoire en des proportions variables, sont la centralisation du pouvoir politique, la séparation des classes, la division du travail pendant la vie entière, la mécanisation de la production, l’accroissement de la puissance militaire, l’exploitation économique des faibles, ainsi que l’universelle introduction de l’esclavage et des travaux forcés pour des buts tant industriels que militaires. (Mumford, 1974, p. 249).

22Cet extrait est d’une saisissante actualité. Selon Lewis Mumford, la civilisation prend forme dans des institutions qui ont notamment pour caractéristique l’invention d’organisations projets tendues vers la volonté de contrôle. Or, il s’agit là de l’une des caractéristiques de notre civilisation : l’invention des organisations à des fins de contrôle et d’efficacité. Le développement des machines dans les différents contextes socioprofessionnels que nous sommes amenés à analyser peut se comprendre dans le contexte du développement de la « mégamachine » au sens de Lewis Mumford.

23La « mégamachine », c’est donc l’invention des institutions qui visent à organiser la société. L’idée de machine s’incarne d’abord dans des institutions pour se cristalliser ensuite dans des machines matérielles, concrètes. L’institution majeure de ce phénomène serait, selon Lewis Mumford, l’invention de la royauté de droit divin qui permet de détenir la légitimité et le pouvoir d’organiser l’action. Ce serait la royauté qui inventerait la machine archétypale :

Cette extraordinaire invention se révéla être en fait le plus ancien modèle en état de fonctionnement de toutes les machines complexes qui vinrent ensuite, bien que l’accent passât lentement des ouvriers humains aux parties mécaniques, plus sûres. L’acte unique de la royauté fut d’assembler la main-d’œuvre et de discipliner l’organisation qui permit la réalisation de travail à une échelle jamais tentée auparavant. Résultat de cette invention : d’énormes tâches techniques furent accomplies voilà cinq mille ans, qui rivalisent avec les meilleures performances actuelles quant à la production de masse, la standardisation et la préparation minutieuse. (Mumford, 1974, p. 251).

24La machine serait donc d’abord invisible avant de se mécaniser. Elle est invisible ou elle se fait chair, celle des esclaves et des agriculteurs. Il faudra attendre les inventions techniques successives pour que cette machine invisible fasse corps dans autre chose que dans un homme ou une femme. Au début de la machine était donc la royauté.

Partout où la royauté se répandit, la « machine invisible», sous sa forme destructrice, sinon constructive, l’accompagna. Cela reste vrai pour la Mésopotamie, l’Inde, la Chine, le Yucatan, le Pérou que pour l’Égypte. (Mumford, 1974, p. 253).

25Finalement, à partir de ce moment-là, toutes les technologies au sens large pourraient s’expliquer ou du moins s’éclairer dans ce qu’elles viennent incarner l’esprit de cette machine invisible. L’invention de l’écriture en est un exemple.

Si une seule invention fut nécessaire afin de rendre ce plus vaste mécanisme fonctionnel pour des tâches constructives aussi bien que pour la coercition, ce fut probablement l’invention de l’écriture. (Mumford, 1974, p. 256).

26Lewis Mumford explique ainsi que la révolution industrielle de l’occident est d’abord une révolution dans le domaine des institutions. Avant de construire des machines matérielles, mécaniques, nous établissons un fonctionnement mécanique des institutions humaines. L’idée de Lewis Mumford est de dire que le grand machinisme occidental est préfiguré par une réduction institutionnelle des hommes à l’état de machine. Il remonte à l’époque des pyramides où la technique proprement dite est extrêmement pauvre. Les Egyptiens disposent finalement de très peu d’instruments. Ils n’ont pas du tout de machines pour construire les pyramides. En revanche, il y a déjà une organisation machinique et militaire du fonctionnement institutionnel.

  • 18 Sadin, E. (2018). L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle. Anatomie d’un antihumanisme rad (...)

27Lewis Mumford dénonce alors le trop grand abandon de l’homme à la machine. Il pense qu’il faut sortir de ce « guêpier machinique » par la volonté de chaque individu de s’assumer soi-même et de ne pas remettre à l’autre, fut-ce à une « mégamachine », le soin de penser à sa place. C’est précisément le propos d’Eric Sadin (Sadin, 2018)18, écrivain, poète, philosophe contemporain et critique de l’intelligence artificielle. C’est la série de démissions de chacun qui a entraîné la situation dans laquelle nous sommes, d’envahissement de la société par la technologie.

  • 19 Arendt, A. (1950-1973). Journal de pensée, Seuil.

28C’est aussi la question de l’obéissance et de la désobéissance qui se pose ici de manière vive. L’organisation de la « mégamachine » semble nous permettre de ne plus penser et nous ôte de toute responsabilité. C’est ce que rappelle Annah Arendt (Arendt, 1950-1973)19 dans son commentaire du procès de Nuremberg. Ce qu’il y a de véritablement nouveau dans ce procès, c’est que pour la première fois, des hommes sont condamnés pour avoir obéi. Ils ne sont pas condamnés pour avoir désobéi mais pour avoir obéi. A partir de là, la désobéissance devient un devoir éthique par lequel nous retrouvons notre liberté, notre libre arbitre.

29À partir de cette conceptualisation des notions de machines et de mégamachines, nous voudrions désormais démontrer leurs heuristiques dans le champ de l’information-communication organisationnelle.

Heuristiques de la notion de machine

  • 20 Perriault, J. (1989). La logique de l’usage. Essai sur les machines à communiquer, Flammarion.
  • 21 Jacquinot-Delaunay, G., Monnoyer, L. (dirs.) (1999). Le dispositif. Entre usage et concept, Hermès, (...)
  • 22 Heller, T. (dir) (2005), Organisation, dispositif, sujet. Quelle approche critique de l’organisatio (...)
  • 23 Foucault, M. (1966). Les Mots et les choses, Gallimard.
  • 24 Bazet, I., Terssac (de), G., (2007), Les TIC-TAC de la rationalisation : un travail d’organisation  (...)

30La notion de machine est intéressante car elle est finalement peu convoquée en SIC alors même que nous vivons dans un monde totalement submergé par les machines. Lorsqu’il apparaît, le terme est rarement défini et souvent utilisé comme un mot commun, sans vraiment être conceptualisé, à l’exception notable évidemment de Jacques Perriault et de son ouvrage La logique de l’usage : essai sur les machines à communiquer20. A sa place, les auteurs lui préfèrent souvent les termes de dispositifs (Jacquinot-Delaunay, Monnoyer, 1999)21, (Heller, 2005)22, en référence la plupart du temps aux travaux de Michel Foucault (Foucault, 1966)23, ou de technologies (Bazet, de Terssac, 2007)24, avec différentes définitions, pour évoquer les objets qu’ils se proposent d’analyser.

31Selon nous, Lewis Mumford et les notions de machines et de mégamachines sont intéressantes à mobiliser dans le cadre des recherches en informations-communications organisationnelles pour au moins quatre raisons majeures.

Machines et mutations socioéconomiques

  • 25 Jarrige, F. (2017). L’invention de « l’ouvrier-machine » : esclave aliéné ou pure intelligence au d (...)
  • 26 Smith, A. (1776). La richesse des nations, Flammarion.
  • 27 Desmurget, M. (2019). La Fabrique du crétin digital, Seuil.
  • 28 Sadin, E. (2018). Ibid.

32Tout d’abord, la catégorie de machines est celle qui a été au centre des réflexions pour tenter d’expliquer les mutations socioéconomiques du xviiie siècle. La notion d’ouvrier-machine (Jarrige, 2017)25 émerge par exemple à ce moment-là. La nouvelle organisation par la division du travail (Smith, 1776)26 et l’invention littéralement de la notion de travail comme catégorie abstraite est alors couplée à une réflexion sur les machines qui seraient en capacité de prendre un certain nombre de tâche aux femmes et aux hommes de manière plus efficace. C’est ce que les économistes et les historiens appelleront le premier âge de la machine. « Notre époque est souvent appelée l’âge de la machine” » (Mumford, 1934, p. 23). Mais cet « âge de la machine » ne peut évidemment pas se penser sans l’environnement social, politique et organisationnel qui l’accompagne. Nous pensons que les débats que l’on retrouve aujourd’hui autour des supposés effets des machines numériques comme altération de la personnalité humaine, comme destructeur du travail, comme fabrique de la crétinisation généralisée (Desmurget, 2019)27, comme bouleversement majeur de nos formes de vie, comme nouvelle organisation du travail, comme nouvelle intelligence (Sadin, 2018)28 supposé détrôner voire même détruire Homo Sapiens, renvoient de manière directe à ces premiers débats sur la place des machines dans nos sociétés.

  • 29 Brynjolfsson, E., & McAfee, A. (2015). Le deuxième âge de la machine, Travail et prospérité à l’heu (...)

33Le concept de machines est donc intéressant car il fait référence à un processus de réflexion et de débat qui est engagé de longue date et qui se poursuit aujourd’hui dans le contexte de ce qu’il est convenu d’appeler la mutation numérique. C’est une notion qui nous permet d’interroger et de mettre en perspective les débats actuels sur le développement d’un deuxième âge des machines (Brynjolfsson & McAfee, 2015)29.

34Si nous prenons l’exemple du thème de la disparition progressive du travail par exemple, rappelons que le développement des machines au xxe siècle devait supprimer l’artisanat. Or, le nombre d’artisans a été stable au xxe siècle et en progression au xxie siècle.

35Le rapport Nora-Minc sur l’informatisation de la société française annonçait la fin de la création d’emploi dans les services. Or, la part des services est passée de 57 % en 1980 à plus de 70 % en 2000, et elle était de 77,9 % en 2017. Dans ce contexte, que penser de l’étude de Frey et Osborne qui prévoit une destruction de 47 % d’emploi d’ici une vingtaine d’années aux États-Unis ? Ou du rapport Villani sur l’intelligence artificielle qui établit ce chiffre à 42 %. Dire que ces prévisions et pourcentages ne sont pas fiables, ce n’est pas affirmer qu’il n’y a pas de mutation mais plutôt qu’il n’y a pas de révolution et que les changements ne sont pas de cause à effet.

36D’un point de vue économique, la catégorie de machines est donc au centre des réflexions. L’invention de la machine à vapeur est supposée avoir provoqué la révolution industrielle. Elle serait à la source du bouleversement majeur que nos sociétés ont connu à partir du xviiie siècle. Le progrès technique s’incarnerait ainsi dans les machines qui seront alors synonymes de souffrances mais aussi d’émancipations grâce à une amélioration générale et progressive des conditions de travail et de vie.

  • 30 Simondon, G. (1958). L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Million.

37L’association de la science et des techniques produira ainsi une amélioration et une évolution constante des machines et des organisations au sens large (industrielles, familiales, sociales, politiques). À ce stade, il est donc évident que les machines en question sont toujours résolument sociales, organisationnelles, économiques, politiques, industrielles, informationnelles, communicationnelles. Elles sont ce qui permettrait d’expliquer notre modernité, ce qui fera dire à Karl Marx que l’infrastructure matérielle permet d’expliquer la superstructure idéelle. L’étude des machines permettrait d’étudier des processus d’in-formation (Simondon, 1958)30 c’est-à-dire, au sens étymologique, des processus de mise en forme.

  • 31 Cassili, A. (2019). En attendant les robots, Seuil.
  • 32 Brynjolfsson & McAfee (2015). Ibid.

38Ainsi, force est de constater que ce que nous appelons la mutation numérique se manifeste d’abord par l’explosion des interfaces numériques, des objets connectés, des plateformes en tout genre, des algorithmes, des travailleurs du clic (Cassili, 2019)31 ce que certains appellent le deuxième âge de la machine (Brynjolfsson & McAfee, 2015)32, en référence au premier âge de la machine matérialisé par l’invention de la machine à vapeur et de l’horloge (Mumford, 1934). Le concept de machines est donc intéressant à cet égard car il fait référence à un processus de transformation engagé de longue date et qui se poursuit aujourd’hui.

Machines et rationalisation

  • 33 Bouillon, J.-L. (2013). Concevoir communicationnellement l’organisation. Contribution à l’analyse d (...)
  • 34 Hibou, B. (2012). La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, La Découverte.

39Le deuxième élément que nous voudrions ici souligner est que la catégorie de machines renvoie également à un phénomène fortement présent en informations- communications organisationnelles qui est celui de la rationalisation (Bouillon, 2013)33. Les machines invoquent l’imaginaire de la rationalité. Elles l’incarnent. Elles le cristallisent. Utiliser le terme de machines pour désigner l’ensemble des technologies numériques qui accompagnent le développement des processus organisationnels permet de pointer cet imaginaire et ce dispositif managérial et sociotechnique qui vise à mettre en forme, à in-former, à ordonner et piloter les phénomènes les plus divers de manière à les rendre plus performants. Ce processus de mise en traçabilité, de mise en forme, de mise en ordre et de mise en norme permet alors d’inscrire la machine dans le long processus de rationalisation impulsé par le capitalisme qui vise précisément à développer des systèmes normatifs de manière à réduire les incertitudes et à organiser les marchés de manière efficace (Hibou, 2012)34. Sous cet aspect, le capitalisme est bien avant tout un processus de mise en forme et de normalisation plutôt qu’un processus de libéralisation qui consisterait à « laissez-faire et laissez passer » tel qu’il a été promu par les physiocrates. Le capitalisme est une machine ou plutôt une mégamachine. Les machines et leurs usages s’inscrivent dans ce contexte institutionnel qui les précède. Elles ne font donc ni rupture, ni révolution. Elles confortent au contraire le phénomène en le poussant peut-être à son paroxysme.

40Lewis Mumford et Le Mythe de la machine (Mumford, 1973-1974), permettent de développer cette idée de formes organisationnelles conçues comme des machines dans lesquelles s’impose l’imaginaire de la rationalité. Il étend la machine « matérielle » à la notion de « mégamachine », expliquant que le développement des machines a été possible d’abord et avant tout parce que l’homme a inventé l’organisation-machine. Lewis Mumford propose de considérer l’organisation sociale comme une « mégamachine ». Pour lui, l’organisation sociale serait le milieu par lequel il est possible de comprendre l’usage des machines. En d’autres termes, la « mégamachine » précèderait la machine. L’organisation sociale précèderait l’invention des outils, la technologie première ayant été le rituel et la capacité symbolique à signifier.

Machines et matérialité

  • 35 Picq, P. (2019). L’Intelligence artificielle et les chimpanzés du futur. Odile Jacob.

  • 36 Leroi-Gourhan, A. (1965). Le Geste et la Parole : la mémoire et les rythmes, Albin Michel.
  • 37 Le Moënne, C. (2006). Quelques remarques sur la portée et les limites des modèles de communication (...)

41Un troisième élément qui justifie l’intérêt que nous pouvons porter à la notion de machine relève de l’information anthropologique. La machine pourrait être ce par quoi nous pourrions évoquer une séparation entre l’homme et l’animal. Les animaux n’inventent pas de machines. Ils peuvent utiliser des objets pour des projets précis : casser une noix, construire un nid ou se cacher, mais ils n’inventent pas de machines. A l’inverse de ce que prétend Lewis Mumford, nous pourrions dire que l’homme devient ce qu’il est par l’invention et l’usage des machines qui l’environnent. L’humanité aurait émergé il y a environ 2 millions d’années avec Homo Habilis et Homo Rudolfensis (Picq, 2019)35. Or, les premiers outils ont été découverts à la même époque. C’est-à-dire que le processus d’hominisation prend forme avec l’outil, un dispositif artificiel inventé en fonction d’un but. Il faudra du temps pour que ce processus d’hominisation débouche sur les premiers Homo Sapiens, autour de 70 000 ans av. J.-C., puis sur les premières machines (l’invention de l’arc et la flèche selon Lewis Mumford). Toujours est–il que ce couplage « cortex-silex », comme le dit André Leroi-Gourhan (Leroi-Gourhan, 1965)36 repris par Christian Le Moënne dans nombre de ses textes (Le Moënne, 2006)37, est un phénomène qui produit des effets anthropologiques qu’il s’agit de questionner.

  • 38 Sartre, J.-P. (1970). L’existentialisme est un humanisme, Nagel.
  • 39 Eribon, D. (2018). Retour à Reims, Flammarion.

42Si les objets techniques, et donc les machines, participent de manière irrémédiable à la définition de l’humanité, il n’y a alors pas de raison de tracer une ligne de partage ou de démarcation entre d’un côté ce qui relèverait de l’humanité et de l’autre côté ce qui relèverait de la technique. Nous pourrions ainsi dire qu’il n’y a pas d’humanité au sens transcendantal. Comme le disait Jean-Paul Sartre, L’Existentialisme est un humanisme, « Cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu’il se définit après » (Sartre, 1970, p. 21)38. L’homme se définit dans son projet. Il construit ses formes de vie dans ses usages des machines et de ses environnements sociotechniques. Il n’y aurait pas d’a priori et l’homme se définirait par ce qu’il fait, par ses actes, et par ce que le contexte porte de contraintes matérielles, économiques et sociales qui l’empêche d’agir (Eribon, 2018)39.

  • 40 Le Moënne, C. (2015). Pour une approche « propensionniste » des phénomènes d’information – communic (...)

43Sur cette ligne de débat, il s’agit de considérer qu’il n’y a pas d’un côté des formes objectales (Le Moënne, 2015)40 et de l’autre des formes symboliques comme le langage par exemple. Les deux sont certainement à prendre dans une perspective pragmatique au sens où formes objectales et symboliques émergent dans le même mouvement. Ce sont des formes sociales.

Machines et organisations

44Le quatrième et dernier élément que nous souhaiterions retenir pour mettre en perspective la notion de machine réside dans sa proximité avec celle d’organisation.

  • 41 Jarrige, F. (2017). Ibid.

45D’un point de vue étymologique d’abord, le mot machine émerge au xive siècle. Il vient du latin machina qui signifie invention, machination puis engin. Selon l’historien François Jarrige, le mot machine est « d’abord utilisé dans le langage de la guerre et du théâtre pour désigner un dispositif permettant d’obtenir une force » (Jarrige, 2017)41. Les machines impliquent une action, une ingénierie sociotechnique en interaction avec leur milieu. La machine serait donc quasiment, par définition, une machine à communiquer. Elle n’est pas « monade », elle implique des échanges d’information et d’énergie avec son environnement. Une machine serait donc également, par son mode d’existence, une organisation.

46Si le terme organiser apparaît vers 1390, l’organisation comme façon dont un ensemble est constitué en vue de son fonctionnement se fait jour, selon Le Petit Robert, en 1798, ce qui fera dire à Christian Le Moënne que la notion de machine précède celle d’organisation. Selon lui, le terme organisation

a émergé au xixe siècle en relation avec le développement de la médecine et de la biologie pour désigner un ensemble d’éléments articulés naturellement entre eux selon diverses modalités et selon une structure permettant le fonctionnement de l’ensemble.

47Les notions de machine et d’organisation sont donc très proches. Elles signifient

  • 42 Le Moënne, C. (2008). L’organisation imaginaire ? Communication et organisation, (34), 130‐152. htt (...)

l’agencement de divers éléments en vue d’un but ou d’une finalité […] dispositif conceptuel et pratique subtil, permettant d’atteindre ce que la nature ne permet pas de faire, « artificieuses machines » de Léonard de Vinci. (Le Moënne, 2008, p. 133)42.

48La Fontaine, dans Le Renard et le bouc, utilisera d’ailleurs la notion de machine en ce sens en 1668. Peut-être aurait-il utilisé le terme organisation s’il avait écrit cette fable au xixe siècle. Voici le passage. Les deux animaux se trouvent au fond d’un puits, et le renard dit au bouc :

Lève tes pieds en haut, et tes cornes aussi :
Mets-les contre le mur. Le long de ton échine
Je grimperai premièrement ;
Puis sur tes cornes m’élevant,
A l’aide de cette machine,
De ce lieu je sortirai.

49Ce rapprochement entre machine et organisation est central. Derrière les machines, ce qu’il s’agit de comprendre, ce sont les organisations et plus spécifiquement les informations-communications organisationnelles.

Conclusion

  • 43 Le Moënne, C. (2008). Ibid

50La « mégamachine » de Lewis Mumford est un dispositif social, organisationnel et symbolique conçu comme un projet rationnel qui ne peut exister de manière naturelle. La machine en est son corrolaire matériel. Machines et « mégamachines » sont toutes deux le résultat d’un « agencement de divers éléments en vue d’un but ou d’une finalité […] dispositif conceptuel et pratique subtil, permettant d’atteindre ce que la nature ne permet pas de faire » (Le Moënne, 2008, p. 133)43.

51Selon nous, cette approche, développée par Lewis Mumford, permet d’interroger les processus d’évolution des formes organisationnelles comprises comme des modalités d’organisation qui sont héritées par des processus d’information-communication infra-rationnels (mémoires, routines, cultures, objets, machines et « mégamachines », institutions) et perpétuellement instituées par des projets voulus et choisis.

  • 44 Chaudet, B (2019). Le Mythe de la machine dans les processus d’information et de communication orga (...)

52À la suite de Lewis Mumford, nous proposons donc les notions de machines et de « mégamachines» pour étudier les processus d’informations-communications organisationnelles (Chaudet, 2019)44. Nous proposons de considérer les machines comme des éléments d’un système organisé. Elles sont des institutions sociales comme les autres et ne peuvent réellement se comprendre si nous ne les relions pas aux autres institutions sociales qui font alors système les unes avec les autres. La famille, la langue, les entreprises, les organisations, les machines sont des institutions sociales qui font système. Elles sont reliées les unes aux autres et de cet entrelacement perpétuellement émergent naissent les différentes formes de société et d’organisation que nous connaissons. Il s’agit alors d’examiner les règles de ce système, d’en décortiquer le sens, sans négliger la place du sujet. Il ne s’agit évidemment pas de tomber dans un déterminisme sociotechnique qui consisterait à révéler les règles immuables qui s’imposeraient aux sujets et aux objets. Il s’agit plutôt de considérer que les machines remplissent effectivement plusieurs fonctions dans la société et les organisations et qu’elles font système dans ce que Lewis Mumford propose d’appeler une mégamachine.

53Etudier la mégamachine consiste à analyser la mise en traçabilité généralisée et les multiples productions techniques et symboliques qu’elle produit. C’est en fait l’inflation de l’écriture que l’on peut observer et la volonté de tout anticiper. La construction des mégamachines numériques est dans le fond l’équivalent moderne de la grande organisation rationnelle-légale observée et analysée par Max Weber. Le développement de cette mégamachine moderne, ou dit autrement d’une nouvelle forme de bureaucratie, peut évidemment s’observer dans de nombreux contextes professionnels.

54Au-delà de ce contrôle, nous avons aussi du travail situé à interroger. Car à l’intérieur de cette mégamachine, les acteurs contournent nécessairement, « bricolent », inventent des astuces, créent du sens par des méthodes et des ethnométhodes. Il y a donc aussi une dimension pragmatique à prendre en compte pour comprendre comment les acteurs créent du sens et des méthodes en situation. Il s’agit tout simplement de s’intéresser à ce que font les acteurs en observant leurs pratiques. La description joue donc ici un rôle tout à fait central. Décrire le mythe de la rationalité en acte et des rapports que nous nouons avec nos environnements.

55De manière générale, les concepts de machine et de mégamachine permettent de développer une problématique autour des nouvelles bureaucraties dans le contexte du développement des machines numériques. Il s’agit de comprendre comment les acteurs contournent ou bricolent avec cette nouvelle bureaucratie sociotechnique qui s’imposent désormais par le haut (cahier des charges, traçabilité et suivi en fonction des normes imposées) mais aussi par le bas (calcul et ajustement des algorithmes en fonction des comportements et des traces récoltées). Réinvestir les travaux de Lewis Mumford et notamment ses notions de machines et de mégamachines ne vise donc pas une rupture ni une révolution, mais un renouvellement d’un programme de recherche qui est tout à fait actuel dans le contexte du développement des machines numériques et des discours d’escorte qui accompagnent les recompositions organisationnelles et techniques.

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Notes

1 Paquot, T. (2015). Lewis Mumford, pour une juste plénitude, Le Passager clandestin.

2 Mumford, L. (1973-1974). Le Mythe de la machine, tomes 1 et 2, Fayard.

3 Louart, B. (2014). Orwell et Mumford, La mesure de l’homme, La Lenteur

4 Strate, Lance & Lum, Casey. (2000). Lewis Mumford and the ecology of technics. New Jersey Journal of Communication. 8. 10.1080/15456870009367379.

5 May, C. (2003). The information society as mega-machine : the continuing relevance of Lewis Mumford. In C. May (Ed.), Key thinkers for the information age Rouletdge.

6 May, C. (2008) Opening other windows : a political economy of « openness » in a global information society, dans Constantinou, Richmond, Watson (dir.), Cultures and Politics of Global Communication, pp. 69-92. Cambridge University Press.

7 Mattelart, A. (1997). L’Invention de la communication, La Découverte.

8 Perriault, J. (1982). Le concept de machine et de système. Chez Ledoux, Sade et Vaucanson, Centre de recherche sur la culture technique, Neuilly-sur-Seine

9 Mumford, L. (1934). Technique et civilisation, Parenthèses.

10 Mattelart, Ibid.

11 Mattelart, A. (1999). La communication et la promesse de rédemption. In : Quaderni, n° 40, Hiver 1999-2000. Utopie I : la fabrique de l’utopie. pp. 69-78

12 Simmel, G. (1896). Comment les formes sociales se maintiennent. L’Année sociologique, 1, 71-109.

13 Ewen, S. (1992). Consciences sous influence : Publicité et genèse de la société de consommation, Paris, Editions Aubier.

14 Deleuze, G. (1990). Pourparlers. 1972-1990, Paris, Les Editions de Minuit.

15 Bateson, G. (1972). Vers une écologie de l’esprit, Seuil.

16 Latouche, S. (2004). La Mégamachine. Raison technoscientifique, raison économique et mythe du progrès. La Découverte/MAUSS.

17 Castoriadis, C. (1975). L’Institution imaginaire de la société, Seuil.

18 Sadin, E. (2018). L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle. Anatomie d’un antihumanisme radical, L’Echappée.

19 Arendt, A. (1950-1973). Journal de pensée, Seuil.

20 Perriault, J. (1989). La logique de l’usage. Essai sur les machines à communiquer, Flammarion.

21 Jacquinot-Delaunay, G., Monnoyer, L. (dirs.) (1999). Le dispositif. Entre usage et concept, Hermès, la Revue, n° 25

22 Heller, T. (dir) (2005), Organisation, dispositif, sujet. Quelle approche critique de l’organisation post-disciplinaire ?, Études de communication, 28 | 2005, 7-30.

23 Foucault, M. (1966). Les Mots et les choses, Gallimard.

24 Bazet, I., Terssac (de), G., (2007), Les TIC-TAC de la rationalisation : un travail d’organisation ? In Bazet, Isabelle ; Terssac (de) Gilbert ; Rapp, Lucien. (dir.), La rationalisation dans les entreprises par les technologies coopératives, Toulouse : Octarès, p. 7-27.

25 Jarrige, F. (2017). L’invention de « l’ouvrier-machine » : esclave aliéné ou pure intelligence au début de l’ère industrielle ? L’Homme et la société, (205), 27-52.

26 Smith, A. (1776). La richesse des nations, Flammarion.

27 Desmurget, M. (2019). La Fabrique du crétin digital, Seuil.

28 Sadin, E. (2018). Ibid.

29 Brynjolfsson, E., & McAfee, A. (2015). Le deuxième âge de la machine, Travail et prospérité à l’heure de la révolution technologique, Odile Jacob.

30 Simondon, G. (1958). L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Million.

31 Cassili, A. (2019). En attendant les robots, Seuil.

32 Brynjolfsson & McAfee (2015). Ibid.

33 Bouillon, J.-L. (2013). Concevoir communicationnellement l’organisation. Contribution à l’analyse des rationalisations organisationnelles dans le champ de la « communication organisationnelle ». HDR, Toulouse 3 Paul Sabatier, Toulouse.

34 Hibou, B. (2012). La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, La Découverte.

35 Picq, P. (2019). L’Intelligence artificielle et les chimpanzés du futur. Odile Jacob.


36 Leroi-Gourhan, A. (1965). Le Geste et la Parole : la mémoire et les rythmes, Albin Michel.

37 Le Moënne, C. (2006). Quelques remarques sur la portée et les limites des modèles de communication organisationnelle. Communication et organisation, (30), 48-76.

38 Sartre, J.-P. (1970). L’existentialisme est un humanisme, Nagel.

39 Eribon, D. (2018). Retour à Reims, Flammarion.

40 Le Moënne, C. (2015). Pour une approche « propensionniste » des phénomènes d’information – communication organisationnelle: Émergence et différenciation des formes sociales. Communication & Organisation, 47(1), 141-158. https://www.cairn.info/revue-communication-et-organisation-2015-1-page-141.htm.

41 Jarrige, F. (2017). Ibid.

42 Le Moënne, C. (2008). L’organisation imaginaire ? Communication et organisation, (34), 130‐152. https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communicationorganisation.637 


43 Le Moënne, C. (2008). Ibid

44 Chaudet, B (2019). Le Mythe de la machine dans les processus d’information et de communication organisationnelle. HDR, Rennes 2.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Bruno Chaudet, « Lewis Mumford, machines et mégamachines : un auteur et des notions à convoquer en information-communication organisationnelle »Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 19 | 2020, mis en ligne le 01 mai 2020, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/9032 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfsic.9032

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Auteur

Bruno Chaudet

Bruno Chaudet est Maître de conférences HDR en Sciences de l’information et de la communication à l’Université Rennes 2 et membre du laboratoire PREFICS. Ses recherches portent sur les pratiques info-communicationnelles des acteurs de l’habitat dans le contexte du développement des machines numériques.

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