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Génération(s) santé
Normes intergénérationnelles

Penser « l’enfant » en situation d’obésité dans le numérique

Impact des conceptions médico-centrées dans le développement d’outils d’e-santé de lutte contre l’obésité pédiatrique
Thinking "the child" in a situation of digital obesity
Delphine Azema

Résumés

Cet article étudie, à partir d’observations et d’entretiens, le développement de trois outils d’e-santé au sein d’un RéPPOP (Réseau de Prévention et de Prise en charge de l’Obésité Pédiatrique), conçus pour promouvoir une prise en charge éducative de l’obésité pédiatrique. Il en ressort que la faible hybridation des expertises, (inter)professionnelles et profanes influence les conceptions des futurs utilisateurs inscrites dans les outils. Ces derniers deviennent les porte-parole de représentations très médico-centrées, concernant l’enfant, autonome et connecté, mais également de normes sanitaires, concernant les comportements familiaux et l’investissement dans la prise en charge. Bien qu’ils s’inscrivent initialement dans une démarche de promotion de la participation, ces outils deviennent les médiateurs de normes, sans prise en compte de la complexité de l’individu et du contexte social, l’e-santé devenant finalement un vecteur de reproduction des inégalités sociales de santé.

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Texte intégral

Introduction : la participation du patient à l’ère de l’innovation technologique

1La question de la participation est, depuis de nombreuses années, au cœur des recommandations des politiques de santé publique (Mougeot et al. 2018). Ce mouvement s’inscrit dans la lignée des mouvements de malades (Dodier 2003) qui revendiquent leur expertise profane (Trépos 1996), issue de leur expérience de la vie avec une maladie chronique.

  • 1 Loi no 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé

2Une dynamique largement reprise depuis par les institutions de santé publique, qui la transforment en une injonction forte à l’intégration des patients, comme c’est le cas dans la loi de 20021. La personne malade n’est plus définie dans sa posture de passivité vis-à-vis d’un traitement qui lui est administré, mais au contraire dans sa participation aux activités de la santé, du point de vue organisationnel, de coordination dans le parcours, ou de soins (Klein 2014).

  • 2 Haute Autorité de Santé. (2007). Éducation thérapeutique du patient. Définition, finalités et organ (...)
  • 3 Haute Autorité de Santé. (2011). Synthèse des recommandations de bonne pratique. Surpoids et obésit (...)

3Du point de vue de l’institution, cet empowerment des patients peut également être envisagé comme une ressource pour le système de santé notamment au travers du développement de l’éducation thérapeutique du patient (ETP) (Tourette-Turgis 2017) – développement soutenu par les recommandations de la Haute Autorité de Santé2. Cette participation permettrait de responsabiliser le patient dans la gestion de sa pathologie, et de réduire son coût de prise en charge (Fauquette 2017). Dans l’objectif de « soulager la collectivité » (Tourette-Turgis et Thievenaz 2012 : 18), et au travers d’une éducation dispensée tout au long du parcours de soin, l’ETP fait en effet peser sur le patient la responsabilité d’apprendre à vivre avec sa maladie, en adoptant des comportements favorables à sa santé. L’ETP se trouve donc assez logiquement recommandée pour la prise en charge de l’obésité pédiatrique3, pathologie dont le suivi repose en grande partie sur une modification des « habitudes de vie », comme les pratiques alimentaires ou l’activité physique, du patient.

  • 4 Elle est définie comme « l’utilisation des technologies de l’information et de la communication pou (...)

4Le développement de l’e-santé4 est également promu par les institutions de santé publique, notamment pour sa capacité à promouvoir la participation des patients, et pour des logiques de rationalisation des coûts (Gaglio et Mathieu-Fritz 2018). Ces outils deviennent alors un nouveau moyen de favoriser l’inscription de cette participation au cœur du système de santé.

  • 5 Elle est pluridisciplinaire (médecins, diététiciennes, enseignant en activité physique adaptée, psy (...)

5Dans le cadre de cet article nous étudions trois outils d’e-santé développés par un Réseau de Prévention et de Prise en charge de l’Obésité Pédiatrique (RéPPOP). Ce réseau ville-hôpital a pour objectif de coordonner la prise en charge de l’obésité pédiatrique et promeut le déploiement de l’ETP. Son équipe de coordination5 s’investit de longue date dans la création d’outils numériques, censés notamment diffuser une approche éducative et améliorer la participation des patients. Les trois outils étudiés ont été développés sur trois temporalités distinctes et avec des partenaires technologiques issus d’institutions différentes. Le premier outil, que nous nommerons « JeuEval » est un logiciel d’évaluation des compétences de l’enfant dans la gestion de sa pathologie, sous forme de jeu vidéo. Le deuxième, « CarnetS » est un carnet de suivi en ligne, permettant à la famille de faire un bilan de sa situation et de suivre l’évolution de sa prise en charge. Le troisième, « ApplicationAP », est une application smartphone pour le suivi de la pratique d’activité physique de l’enfant. Bien que leurs concepteurs revendiquent une approche en ETP intégrée au sein des trois outils, ces derniers ne font pas partie d’un programme d’ETP validé par l’Agence Régionale de Santé et ne bénéficient donc pas de l’aide spécifique du FIR (Fonds d’Intervention Régional). Ces trois projets nous permettent de considérer de plus près les démarches qui se construisent parallèlement à la politique régionale. Ils caractérisent ces initiatives locales qui peinent à être référencées, structurées, réglementées par les politiques publiques.

  • 6 Ce travail s’inscrit dans le cadre d’une recherche doctorale étudiant les processus d’innovation et (...)

6L’étude de ces projets nous interroge sur l’appropriation par le RéPPOP de cette injonction à la participation pour des usagers spécifiques que sont les enfants en situation d’obésité. En prêtant une attention particulière aux messages et fonctionnalités de ces technologies, nous interrogeons les conceptions qu’elles portent. Car, comme le rappellent Akrich et Méadel, « dans toute technologie, est inscrite une certaine définition plus ou moins figée de l’organisation dans laquelle elle est appelée à être utilisée, de la répartition des compétences et des capacités d’action des différents acteurs supposés s’en saisir, et de l’environnement technico-matériel qui lui permettra de fonctionner. » (2004 : 12) Or, comme nous avons pu le voir par ailleurs6, les attentes et besoins des futurs usagers ne sont en effet que peu questionnés au cours des développements – seul le cahier des charges d’ApplicationAP repose sur des entretiens avec des patients. Les expertises d’usagers ne circulent donc que peu au sein de ces réseaux sociotechniques (Akrich, Callon et Latour 2006). Nous nous interrogeons alors, dans le cadre de cet article, sur l’impact du numérique quant à la reproduction d’une conception médico-centrée de la prise en charge de l’obésité.

7Ainsi, les scripts imaginés par les concepteurs, et inscrits dans les outils au cours du développement (Mayère 2018), reposent en majeure partie sur l’expertise située du RéPPOP (Merlaud et al. 2012). L’usager imaginé de ces outils correspond à une catégorie : l’enfant obèse. Il n’est défini qu’en fonction de critères biomédicaux, et notamment de son indice de masse corporelle (IMC), et de son statut d’enfant. Alors que l’ETP met en avant une approche individu-centrée, basée sur l’autonomisation du patient, dans une prise en charge des comportements individuels, les facteurs psychosociaux ou l’âge ne sont que peu interrogés. Ceci questionne donc cette catégorisation de l’enfant en situation d’obésité, et la façon dont le numérique reproduirait cette conception médico-centrée, en entraînant un ensemble d’impensés, ou de représentations naïves, sur les usagers et leurs contextes. Ce relatif aplanissement des conceptions amène également à se demander si ces outils numériques permettent réellement d’aller vers une plus grande participation des usagers.

  • 7 Ces entretiens, tous anonymisés, sont réalisés avec les concepteurs des projets numériques étudiés (...)

8Notre approche méthodologique est double. D’une part, elle s’appuie sur une ethnographie du travail du RéPPOP de plus de trois ans. Au cours de celle-ci nous avons observé des réunions d’équipe sur la communication ou les projets en cours, des assemblées générales, différentes interventions auprès des bénéficiaires et autres temps informels. Nous avons tenu un carnet de terrain qui accompagne les comptes rendus plus officiels sur lesquels nous nous appuyons pour analyser, en contexte, l’évolution des modes de coordination et la nature des ressources qui soutiennent les débats et les collaborations. Nous nous appuyons d’autre part sur 34 entretiens avec différents acteurs de ces projets7. La production de récit des concepteurs et partenaires impliqués dans les programmes nous permet de revenir sur leurs conceptions de l’obésité pédiatrique et de sa prise en charge, les modalités de développement des outils, mais également de qualifier la nature de la participation des usagers à chaque étape, en mettant en avant les leviers et les contraintes impactant la place qui leur est accordée. En croisant les discours de ces différents acteurs nous pouvons saisir, par une analyse catégorielle, comment les imaginaires et conceptions des acteurs, à propos de la prise en charge de l’enfant en situation d’obésité, se traduisent au cœur des outils d’e-santé étudiés. Nous verrons alors les limites que ces technologies génèrent, quant à la participation des usagers.

Une conception médico-centrée d’un enfant sain et connecté

9Lors des différentes étapes de la construction de ces outils, leurs usagers finaux que sont les enfants ne sont que très peu mobilisés. Cette difficile hybridation des expertises professionnelles et des usagers favorise la seule inscription des conceptions soignantes de l’enfant en situation d’obésité dans les dispositifs construits.

Une injonction à l’autonomie

10Les trois outils d’e-santé étudiés promeuvent, au travers de fonctionnalités différentes, l’autonomie de l’enfant dans la gestion de son obésité. La prise en charge déployée par l’équipe de coordination du RéPPOP ambitionne en effet de faire acquérir à l’enfant un ensemble de compétences spécifiques permettant de favoriser de « bons » comportements. Ces compétences balayent l’ensemble des aspects de la vie de l’enfant : l’alimentation, la pratique d’activité physique, l’estime de soi, ou encore le suivi de ses objectifs. La question sanitaire interviendrait ainsi à tout moment et dans tous les espaces de vie de l’enfant.

11« Oui, oui, c’est une maladie qui est très… qui nécessite quand même une approche très comportementale et un accompagnement réellement à long terme » (Lucie, coordinatrice administrative du RéPPOP)

12Conformément à l’idée de la prise en charge promue par le RéPPOP, ces outils sont donc conçus pour promouvoir un suivi global de l’enfant dès son plus jeune âge, avec la volonté de le responsabiliser et de l’éduquer à porter attention à sa santé dans l’ensemble des domaines de sa vie.

13Dans JeuEval par exemple, l’objectif est de proposer une évaluation formative aux enfants, afin de cibler les compétences qui doivent être retravaillées.

« Il s’y passe peut-être un peu plus de choses à un moment donné qu’en consultation, enfin des choses différentes en tout cas, donc ça peut mobiliser différemment. Et puis de clarifier oui, de faire le point sur “oui, là je sais des choses, ou là je ne sais pas des choses”, donc… pour le remobiliser. En tout cas, ça permet pour lui de clarifier où est-ce qu’il en est. » (Agnès, diététicienne au RéPPOP)

14L’auto-évaluation des compétences est vue par les soignants comme un moyen de favoriser la réflexivité de l’enfant vis-à-vis de ces pratiques et son investissement dans le suivi, et donc à terme de favoriser son autonomie. Cette autonomie correspond finalement pour le patient à une forme d’incorporation (Bourdieu 1980) des normes de comportements sanitaires promues par l’institution (Foucaud et al. 2010). Par un contrôle accru de ses pratiques, jusqu’à son domicile, il répéterait de « bons comportements », jusqu’à les faire siens.

15Les autres outils étudiés questionnent également la prégnance de cette injonction à l’autonomie. ApplicationAP ambitionne par exemple de favoriser la motivation de l’enfant à pratiquer une activité physique suivant des objectifs coconstruits avec le soignant. Une option propose d’ailleurs au pratiquant de s’autoévaluer suite à une activité, sur ses sensations corporelles (effort perçu) et psychologiques (sentiment d’autosatisfaction), dans le but de favoriser l’assimilation de sensations positives de l’activité physique.

« Tous les projets technologiques qu’on a pu faire, dans le cadre de la santé [sont] soit pour proposer au patient de, des outils de, d’autonomie dans la prise en charge, donc de l’empowerment avec le patient. » (Guillaume, enseignant en activité physique adaptée [APA] au RéPPOP)

16Ces outils reflètent ainsi les objectifs des concepteurs concernant les attitudes des enfants obèses, par la promotion de « bons » comportements et l’attention aux sensations corporelles. Mais ils visent également à impliquer l’enfant dans la coordination de son parcours de soin, et cristallisent donc, au-delà d’encourager la mise en application de recommandations nutritionnelles, une tendance à la délégation au patient de la gestion de son parcours de soin. ApplicationAP permet par exemple à l’enfant de solliciter directement son soignant, de façon proactive, par une messagerie, quand dans CarnetS, l’enfant gère, sur sa page personnelle, de nombreux aspects de sa prise en charge : la réponse à des questionnaires d’évaluation, la prise de rendez-vous, ou encore la consultation de ressources documentaires à propos de sa situation.

« Donc c’est un carnet de suivi du patient en ligne qui permet d’avoir accès aussi, donc à ces questionnaires, mais aussi de la documentation, pour le professionnel pour se former, pour les patients aussi, pour avoir de la documentation validée. On va dire. Une source d’information valide. » (Guillaume)

17L’enfant est donc amené, à travers l’utilisation de ces outils, à gérer son parcours de soin, notamment les liens avec les professionnels soignants. L’application devient alors « un relais d’informations auprès du patient pour la prise en charge », lui permettant directement de « rentrer des informations qui iraient au professionnel. » (Guillaume)

18Ces outils d’e-santé portent donc des objectifs de fabrique d’un enfant autonome, raisonnant dans une optique d’optimisation de son état de santé, mais également d’optimisation de son parcours de soin — un réel « homo medicus » en soi (Peretti-Watel et Moatti 2009). L’enjeu de promotion de la participation initialement affiché par le RéPPOP glisse ainsi vers une responsabilisation de l’enfant, par l’acquisition de compétences sanitaires (organisationnelles, de coordination, de soins, etc.). Un travail patient (Mayère 2018) dont la vocation est de soulager les professionnels de certaines prises en charge par une utilisation généralisée du numérique. Des enjeux apparemment éloignés des démarches actuelles de participation des patients, qui pensent celle-ci à tous les niveaux d’échelle du politique jusqu’à son opérationnalisation, et à tous les moments du parcours de soin (Pomey et al. 2015). Ici on observe une projection des représentations médicales sur l’enfant, en pensant pour lui et non avec lui.

La catégorisation naïve d’une « génération numérique »

19L’ambition promue par l’équipe de coordination d’une plus grande autonomie de l’enfant dans son suivi repose en grande partie sur le postulat que les patients seraient capables d’utiliser ces outils. Or, cette conception généralisée d’un enfant indigène du numérique est largement discutée par la littérature (Baron et Bruillard 2008). En effet, bien qu’ils soient considérés comme des « digital natives », nés dans des environnements numériques et capables d’en maîtriser les codes et les outils, les enfants et adolescents sont loin de tous posséder des compétences numériques transversales, en lien par exemple avec les apprentissages pédagogiques (Fluckiger 2008).

20Les outils étudiés supposent pourtant que l’enfant « connecté » ait, dès le plus jeune âge, librement accès à des terminaux numériques (smartphone, ordinateur, tablette).

« On peut faire un truc vraiment sympa et utiliser de toute façon ces technologies, tous ces gamins ils ont des smartphones, et même ceux qui ont pas d’argent ils ont des smartphones. » (Lucie)

21La réflexion sur les inégalités d’accès au numérique entre classes sociales (Granjon et al. 2009) est ici balayée par un lieu commun sur le numérique. Le RéPPOP fait certes le constat que les patients sont souvent issus de classes sociales défavorisées, comme le confirme la littérature (Matta et al. 2016). Toutefois, ces considérations sociales sont éclipsées par une confusion entre massification et démocratisation du numérique, qui impliquerait un investissement de tous les foyers dans ces pratiques, laissant de côté la différenciation des pratiques numériques (Mercklé et Octobre 2012). L’absence de recueil des besoins des usagers durant la construction des outils invisibilise d’autant plus ces inégalités.

22Au-delà de l’accès aux terminaux, ces outils supposent également que les enfants et leurs familles aient, sans aucune formation, les compétences nécessaires à leur utilisation. En effet, si, pour les professionnels, des formations ont existé ou sont envisagées, ce n’est jamais le cas du côté des patients et des familles : « Non ! Il n’y avait pas eu de formation. C’était juste… Un mode d’emploi, qui leur était donné » (Lucie).

23L’apprentissage de l’utilisation de l’outil pour l’usager se fait donc par la découverte, ou la lecture d’un mode d’emploi, parfois avec l’aide du soignant lui présentant l’outil. Les enfants sont alors considérés comme tous capables, sans instruction préalable, de se saisir aisément de ces outils : « Parce que c’est quand même un public… qui est le plus habile avec tous ces trucs-là ! » (Agnès)

24Or il s’avère que la « culture numérique » des jeunes n’est pas forcément transposable, notamment en termes de compétences techniques, à d’autres contextes et d’autres outils, et reste centrée sur certaines pratiques ludiques et communicationnelles (Dauphin 2012).

25Au-delà de ces questions d’équipement et de compétences, la création de ces outils suppose que ces enfants seraient toujours partant pour utiliser ces outils numériques, et ce quel que soit le contexte. Ici, l’e-santé repose ainsi sur le principe que pour toucher les jeunes et favoriser leur participation, il faut aller les chercher « là où ils sont », sous-entendu sur les terminaux numériques. Les enfants seraient ainsi perpétuellement en recherche de ces dispositifs, qui seraient la condition suffisante de leur intérêt, y compris pour prendre soin de leur santé.

26Au-delà des questions d’attrait, le numérique est vu comme un « passage obligé », synonyme de progrès et d’innovation sociale. Ces outils sont considérés comme le « futur » du système de soins, par l’équipe de coordination qui justifie ainsi son investissement :

27« On ne peut plus rien faire sans internet. Surtout qu’après j’ai le réflexe téléphone quand je veux regarder, je regarde sur le téléphone. C’est pour ça que c’est vrai qu’on se dit que les jeunes ils ont quand même ce réflexe, donc autant travailler avec, on ne peut pas faire abstraction maintenant, c’est plus possible quoi. » (Laurence, médecin endocrinologue pédiatrique, coordinatrice médicale du RéPPOP)

28Enfin, transparaît également la représentation d’un enfant sédentaire – sédentarité accentuée par les « écrans » –, dont on transformerait les pratiques de loisirs en pratiques de santé. Ceci sous-tend qu’il existerait un impact sur les comportements des enfants, un transfert automatique des connaissances acquises sur l’application en vie réelle : « Enfin, pour les enfants. On est dans une société où de toute façon ils les utilisent tous, donc autant, voilà, utiliser des choses un peu plus intelligentes que d’autres quoi. » (Lucie)

29Le recours au numérique relève donc pour le RéPPOP d’une double évidence. Celle de la nécessité d’accepter la transformation supposée inéluctable et positive du numérique ; et celle de la compétence et de l’intérêt de l’enfant. Ce dernier est catégorisé naïvement au sein d’une « génération », dont il aurait les caractéristiques. Cette conception, préétablie et généraliste, est socialement construite et empêche de penser l’enfant dans sa complexité. Contrairement à la conception individu-centrée défendue dans l’ETP, ces outils modélisent une « génération » – basée sur une tranche d’âge – responsable, autonome et connectée, sans considération des usages socialement situés.

Des outils numériques pour enrôler les familles dans la prise en charge

30L’e-santé au RéPPOP est ainsi fondée sur des conceptions spécifiques d’un enfant autonome, issu d’une « génération connectée ». Cependant, l’étude des mécanismes de construction de ces outils révèle qu’ils ne sont pas uniquement destinés à diffuser des normes de comportements sanitaires aux enfants, mais que, tout comme les supports en éducation à la santé au sein des écoles (Gaborit 2015), ils s’adressent également aux familles. L’injonction à la participation se rapporte donc également à leur place dans la prise en charge.

Favoriser une participation accrue des familles dans la gestion de la pathologie

31S’intéresser à la prise en charge des enfants implique d’inclure le parent, aidant naturel, dans le parcours de soin, notamment en ETP (Colson et al. 2014). Dans le cas de l’obésité pédiatrique, le suivi questionne les habitudes de vie de l’enfant, mais également son contexte de vie et notamment son entourage familial. Pour le RéPPOP, l’e-santé serait un moyen de favoriser cette participation qu’il défend : « Pour la famille… ouais, ça pouvait être aussi de s’impliquer, quand même, autrement aussi dans son suivi. D’être moins passif quoi. » (Lucie)

32Cette incitation à la participation est inscrite dans les outils, qu’ils soient ou non destinés aux parents. Dans JeuEval, une option permet par exemple au soignant d’imprimer les résultats afin d’en discuter ensuite avec la famille, absente pendant la séance. Au contraire, dans CarnetS, certains questionnaires sont à remplir par le parent, afin d’évaluer les pratiques familiales, sur l’alimentation ou l’activité physique. Cette « pointe d’auto-évaluation du parent » (Agnès) serait ainsi l’un des points forts de CarnetS.

  • 8 CarnetS est une initiative de deux médecins spécialisés dans le suivi de l’adulte obèse, et le RéPP (...)

33Pour cet outil, l’investissement demandé va au-delà de ces questionnaires. En effet, l’équipe à l’origine du projet8 a souhaité mettre en place une campagne promotionnelle s’adressant directement aux familles, notamment au travers d’entretiens télévisés – l’équipe s’étant pour ce projet offert les services d’une agence de communication. L’ambition affichée étant de créer un intérêt des parents par ce biais, qui téléchargeraient alors le logiciel, puis le suggéreraient à leur médecin. Il s’agit d’encourager une participation accrue pour atteindre l’idéal type d’un parent autonome et proactif, force de proposition. Cette proposition « de forcer un peu la main au médecin » (Guillaume) suscite des discussions et des désaccords avec le RéPPOP vis-à-vis du rôle décisionnaire du médecin, même si être « très proactif, niveau patient, pour que ça vienne du patient, de demander au médecin… [apparaît aussi comme étant] une bonne stratégie ! » (Guillaume)

34Cette approche de la participation parentale se justifie également par l’idée que l’obésité pédiatrique serait notamment une conséquence de difficultés familiales :

« Les parents ils sont incontournables […] finalement l’enfant… si l’entourage tenait le cap, tenait la route, et s’il y avait tout le décor pour, ben l’enfant… irait bien. » (Laurence)

35Le RéPPOP promeut en conséquence une prise en charge plus centrée sur les parents :

« Donc la prise en charge même si elle est globale, bio-psycho-sociale, elle est quand même pas assez ciblée sur les problématiques de chacun, moi je trouve. […] donc pour moi, la prise en charge devrait être beaucoup plus centrée sur la famille, sur le système familial. Et donc notamment sur les parents, en fait, on ne prend pas assez en charge les parents, dans leur milieu de vie. » (Guillaume)

36Ainsi, bien que cette réalité sociale soit invisibilisée dans les discours sur le numérique et les supposés « digital natives », la famille est envisagée à la fois comme source et comme solution des problématiques d’obésité de l’enfant. Pour autant, cette promotion de la participation parentale nous interroge, et ce notamment vis-à-vis du caractère pesant et limitant que cette présence pourrait avoir sur les patients les plus âgés, les adolescents notamment.

37Il nous faut également nuancer les velléités affichées d’intégration des parents qui demeurent en effet secondaire. C’est notamment le cas de JeuEval et ApplicationAP que l’enfant utilise avant tout seul ou en présence d’un professionnel, et dans lesquels l’implication parentale apparaît dans un deuxième temps. La priorité pour les concepteurs reste donc la promotion de l’autonomie de l’enfant, quel que soit son âge.

Le numérique comme médiateur entre les soignants et les familles

38Le RéPPOP ambitionne donc avec ces outils numériques d’améliorer l’intégration et l’éducation des parents et mobilise pour cela deux vecteurs de transmission. Le premier « vecteur » est l’enfant lui-même. En effet, le patient est vu comme un être socialisateur de sa famille (Joseph et al. 1977), à même, une fois les recommandations appropriées, de les transmettre, en actes ou en paroles, auprès de ses parents. Les soignants conçoivent donc l’enfant comme un acteur clé de la relation famille soignant, qui amènerait ses parents à se mobiliser autour de lui. Cela présume pourtant que l’enfant a une place centrale au sein de sa famille, que son état de santé est au cœur des problématiques familiales, et que le surpoids est envisagé par ses parents comme une pathologie nécessitant un investissement important. Pourtant, cette idée est loin d’être universellement partagée (Régnier et Masullo 2009). Ainsi, la vision d’un individu autonome sur lequel serait centrée la prise en charge envisage bien plus l’effet des destinataires sur leurs sphères sociales, que la réciproque.

39Le second « vecteur » est l’outil numérique en lui-même. Ces outils sont en effet construits pour promouvoir cette participation des parents, afin de véhiculer certaines normes, en favorisant notamment une certaine « réflexivité ». L’utilisation par un enfant de CarnetS nécessite la création d’un compte parental. Cette condition semble, outre les questions d’autorité parentale, être un moyen pour les concepteurs de favoriser une prise en charge du parent lui-même. Dans ce contexte, le parent peut être vu comme un potentiel patient, qu’il faudrait inciter à initier un suivi. Enfants et parents sont ainsi confondus dans la prise en charge, ces derniers étant eux aussi incités à développer leurs compétences sanitaires (organisationnelles, de coordination, de soins, etc.). Ainsi, il est jugé bon « d’avoir une plateforme enfant associée à celle de l’adulte, pour […] favoriser la prise en charge du parent si lui-même il est en situation d’obésité. » (Agnès)

40Cette réflexivité sur les pratiques familiales, par les questionnaires de CarnetS, décentre la problématique de l’enfant vers le parent, les réponses fournies permettant au soignant de promouvoir un changement des comportements dans l’ensemble de la famille.

« Permettre au patient et à son entourage de se questionner, je pense, sur des sujets qu’ils auraient pas forcément l’habitude d’aborder, même en consultation. Et le fait de traiter ces sujets […] avec le parent […] je pense que ça peut peut-être susciter certaines choses chez la personne […] avoir plus d’impact. » (Guillaume)

41S’ils n’interrogent pas directement le parent, les deux autres outils essaient également de favoriser cette réflexivité sur les comportements. Les comptes-rendus fournis par JeuEval sont ainsi un appui pour les soignants pour discuter des pratiques familiales. ApplicationAP interroge, par la mise en place d’objectifs sportifs pour l’enfant, la co-construction d’un cadre familial autour des pratiques physiques. En tant qu’accompagnateur et financeur des activités, le parent est en effet un acteur-clé dans les pratiques enfantines.

42Il s’agirait donc pour le RéPPOP, au travers de ces deux vecteurs et en partant de la situation de l’enfant, d’asseoir une certaine forme de contrôle sur les corps et les actions sanitaires des parents. Les fonctionnalités développées augmentent en effet les potentialités d’échanges entre soignants et familles à propos des comportements parentaux, en favorisant des comportements sains et favorables à leur santé et à celle de leurs enfants. Nous pouvons donc envisager ces outils comme des produits construits dans une visée de gouvernement des corps (Fassin & Memmi, 2015) et des conduites (Dubuisson-Quellier, 2016) des parents à distance.

43Ainsi, en s’adressant aux enfants, les concepteurs inscrivent dans les outils un imaginaire selon lequel les enfants obèses seraient entourés et soutenus dans leur démarche par une famille responsable, dont il s’agirait d’augmenter la participation. Pour autant, les fonctionnalités concrètes des outils montrent que la famille reste au second plan dans cette démarche.

Une mise en technologie décontextualisée des conditions de la participation

44Fondée sur des conceptions médico-centrées, qui n’interrogent pas le contexte social, l’utilisation de l’e-santé pour favoriser de meilleurs comportements interroge toutefois sur son adéquation avec la réalité du terrain. La difficile hybridation des expertises – technologiques, cliniques et d’usage – n’autorise en effet qu’une prise en compte partielle de certaines réalités, aboutissant à une restriction des réflexions et des échanges quant aux conditions de cette participation familiale. De même, les effets directs de ces technologies, tout comme l’impact du contexte social sur leurs utilisations, ne sont que peu envisagés lors du développement malgré leur importance sur la prise en charge éducative et ses modalités. Ces impensés nous interrogent quant à une conception limitée et limitante de l’enfant, non questionné comme un individu particulier dans son contexte, mais comme un ensemble générationnel supposé homogène.

L’impensé des modalités de prise en charge

45L’étude de ces outils amène à questionner plus directement l’impact de la mise en numérique sur le message promu par le RéPPOP. L’idéal d’un suivi adapté aux enfants et à leurs familles, et permettant leur participation, semble en effet impacté au cours du processus. Les outils offrent ainsi des possibilités restreintes, voire simplistes, au regard du projet initial, de nombreux aspects impensés disparaissant au cours de la construction.

46Le premier impensé est celui des conditions d’utilisation de l’outil tout au long du parcours de soin : à savoir les moments propices, les manières de le présenter et les besoins auxquels il répond. Certaines rares informations semblent certes y faire référence : JeuEval étant par exemple censé permettre de valider les acquis au cours d’un suivi en ETP, quand CarnetS s’intégrerait dans un suivi régulier en libéral. Pour le reste, le flou persiste. Il n’existe ainsi aucune indication sur la nécessité d’une prise en charge préalable à l’utilisation de ces outils, ou sur les compétences requises. La temporalité et leur place dans le processus de prise en charge, ne sont pas non plus questionnées, amenant les professionnels testeurs de ApplicationAP à s’interroger sur le moment opportun pour leur introduction :

47« Voilà, moi ma question c’était ça, est-ce qu’on ne recrée pas un truc dans lequel ils s’enferment, où il y a que ça et c’est quelque part, c’est devenu une prise ne charge quelque part. Voilà, est-ce qu’on veut un suivi, juste longitudinal pour avoir des nouvelles post-cure ou est-ce qu’on veut les rendre autonomes et donc peut être que pendant six mois, et reprendre contact un an après pour savoir où ils en sont… Ou est-ce que c’est vraiment une prise en charge, pas déguisée, qu’on maintient sur tant de temps ? » (Jérôme, enseignant en activité physique adapté au sein d’un centre de réadaptation spécialisé dans l’obésité pédiatrique, testeur de l’application smartphone)

48Sans définition par le RéPPOP d’un suivi numérique « type », le flou persiste quant au temps à y consacrer. Pourtant, ce critère semble important et impacte l’investissement des soignants, qui, le cas échéant, peuvent s’inquiéter des effets de la multiplication des outils et des patients suivis, sur leurs pratiques professionnelles.

« Si j’arrive à avoir, à me présenter la charge que ça représente. Parce que si on en intègre 500, ma question c’est comment on fait ? Ma question c’est ça. Et du coup… Sachant que le travail, ça serait des enfants qui sont plus pris en charge ici, du coup c’est du travail, pour la structure, c’est un travail qui n’est pas valorisé en termes de PMSI [codage de l’activité médicale]. En termes de… cotations et tout ça. » (Jérôme)

49Ensuite, l’absence de critères permettant de déterminer quand l’enfant peut être considéré comme « compétent », ou « autonome », ne permet pas de l’extraire de ce suivi « intensif ». Derrière la promotion de cette autonomie, sa quantification n’est ainsi pas questionnée, ni en termes d’appropriation de l’outil ni d’acquisition de compétences. Ces outils éducatifs ne subissent ainsi que peu d’évaluation, notamment sur leurs effets dans la prise en charge, et ce d’autant plus qu’ils ne font pas officiellement partie d’un programme d’ETP.

50Enfin, ces outils limitent parfois la conception globale de l’enfant, défendue par le RéPPOP. ApplicationAP par exemple, en ne traitant que de certains aspects – la pratique d’activité physique –, réduit l’enfant à un « mauvais bougeur ».

« Mais ça, j’en ai parlé avec [Guillaume] rien n’était fermé, on n’a créé un outil qu’APA et j’ai peur que dans la simplification du message, l’enfant… on lui dit c’est bouger, manger, que le sport fait pas maigrir, machin, mais là au final c’est un outil que sport. » (Jérôme)

L’impensé de l’âge

51Un autre impensé majeur concerne ce qu’en reprenant le langage médical nous pourrions appeler « les critères d’inclusion » et « d’exclusion ». La question de l’âge n’est ainsi abordée que dans JeuEval. Pourtant, certaines compétences, nécessaires à l’utilisation des outils, sont extrêmement liées à l’âge des enfants, et au niveau scolaire. C’est notamment le cas des capacités de lecture et de compréhension des textes et des questions posées. Si certains enfants pris en charge sont trop jeunes pour avoir pu développer des capacités suffisantes, d’autres plus âgés rencontrent des difficultés d’apprentissage fortes qui impactent leur capacité à utiliser ces outils de façon optimale.

« Par ce qu’il y en a quand même ils ont des lacunes enfin… Donc, là il y a des jeunes, il y en a une […] elle sait toujours pas où est le biceps, elle a 15 ans… Enfin, c’est pas grave, mais le biceps… c’est vraiment ça, donc je me dis dans ces applications-là ça peut-être très compliqué. Donc peut-être qu’il y ait aussi plusieurs formes selon les âges, plusieurs applications. Plusieurs degrés. » (Virginie, enseignante en activité physique adaptée, remplaçante au sein d’un centre de réadaptation spécialisé dans l’obésité pédiatrique, testeuse de l’application smartphone)

52Or l’appropriation des connaissances et compétences, considérées comme présentes dans ces outils, nécessite, comme cela est également le cas dans un programme d’ETP traditionnel, des compétences initiales notamment de littératie, et ce particulièrement en santé (Margat et al. 2017). Ces compétences ne sont pourtant pas explorées ou reconnues comme des critères d’inclusion nécessaires, bien qu’elles soient corrélées à l’âge, au niveau scolaire et au milieu social de l’enfant.

53Au-delà des aspects de fond, l’adéquation de la forme avec l’âge du patient questionne. Certains designs semblent plus enfantins que d’autres. Le style des illustrations d’ApplicationAP semble par exemple destiné à des jeunes publics. CarnetS arbore au contraire une interface sobre et « froide », aux antithèses des autres outils : « Ça reste quand même… très questionnaire… c’est pas très… très joli, c’est pas très ludique… ouais c’est pas… ça s’adapte pas en fonction de l’âge… oui, donc, c’est un peu décevant. » (Agnès)

54Pourtant la cible n’est définie dans aucun des cas, comme le montre cet échange de mails à propos de CarnetS :

« Enquêtrice : ça s’adresse aux enfants dès quel âge ? En théorie le parent peut-il gérer le compte enfant si jeune ? Mais les questionnaires enfants ils s’adressent à quelle tranche d’âge ?
Guillaume : Ce sont de bonnes questions, nous n’avons pas (ou en tout cas pas dans mon souvenir) défini de périmètre d’âge pour lequel l’enfant devrait être en autonomie ou avec l’aide de son parent. On peut en reparler lundi en équipe. Désolé ça ne t’aide pas beaucoup, mais ça reflète un peu la méthodo du projet… »

55Cette absence de catégorisation va à l’encontre des préoccupations autour de l’évolution de l’enfant, et donc les principes d’adaptation du RéPPOP. Dans le cadre de CarnetS, certaines difficultés de coordination entre l’équipe de coordination et les partenaires technologiques sont à l’origine de cette absence. L’idée d’un compte spécifique pour les adolescents, comprenant des questionnaires des versions adulte et enfant, n’est pas retenue, car les incompréhensions avec l’équipe technique rendent complexe la création d’un contenu hybride. Pourtant, cela interroge, comme nous l’avons vu précédemment, sur la place du parent dans la prise en charge, qui pourrait être contraignante pour l’adolescent.

56Les difficultés initiales à construire des déterminants pour catégoriser les enfants apparaissent également dans l’application numérique des profils, qui tendent à être uniformisés et isolent « l’enfant » dans une tranche d’âge particulière, une génération, et en dehors de tout autre espace social.

L’impensé du contexte social

57Enfin, ces outils supposent une participation élargie et une appropriation simple ou automatique de l’e-santé, sans considération pour les conditions sociales d’usage des enfants.

58D’une part, le numérique est présumé comme ayant une place centrale au sein des familles et des pratiques de l’enfant. Le numérique serait un actant central, à l’intersection des différentes sphères de l’enfant (santé, famille, loisir, etc.), et représenterait dès lors un moyen privilégié de faire entrer la question de l’obésité dans ces différentes sphères. Cette centralité ne va pas de soi, et interroge les cadres éducatifs parentaux, notamment concernant l’usage des écrans. Elle semble en effet aller à l’encontre des recommandations de santé publique, qui conseillent de restreindre l’usage de ces outils pour limiter la sédentarité des enfants. Ce paradoxe est d’ailleurs pointé du doigt par les professionnels de terrain :

« En même temps c’est, d’un côté c’est génial et d’un autre c’est super complexe de pousser un enfant à rester assis derrière un ordinateur au début… pour reprendre le truc et lui dire “bon il faut pas rester devant l’écran” (rires). » (Marion, enseignante en APA, bénévole dans une association, mène des ateliers en APA)

59D’autre part, la question de l’ancrage social des utilisateurs n’est jamais abordée dans les phases de développement. L’évidence du numérique cache les questions autour de l’équipement des familles, ou les compétences – numériques, mais également scolaires – nécessaires à leur utilisation. Ainsi, quand il est interrogé sur d’éventuelles barrières à l’utilisation d’outils numériques, l’un des membres du RéPPOP en charge de ces projets livre une réponse ambivalente, appuyée sur des représentations préétablies.

« Et ouais… Après ils prennent tous le temps de remplir les papiers de la CAF sur internet, hein. Tu vois ? Il y a de plus en plus de choses qui se font en ligne, donc les gens… utilisent de plus en plus ces outils informatiques après à voir, est-ce que dans les catégories sociales un peu défavorisées c’est fait autant que… peut-être pas. Peut-être qu’ils vont plus encore… au contact… je sais pas. » (Guillaume)

60Comme pour les enfants supposés indigènes du numérique, la question du numérique balaye les interrogations quant à l’origine sociale populaire des familles (Charles 2007). Pourtant, moins dotées en ressources scolaires et économiques, elles disposent et usent différemment ces outils (Granjon et al. 2009), ce qui amène à douter des possibilités d’appropriation de ces outils (Régnier 2018). Cela interroge d’autant plus que nous savons que les messages préventifs sont plus aisément reçus par les groupes sociaux les plus proches des producteurs des messages (Régnier et Masullo 2009).

61Le développement de ces outils d’e-santé repose donc sur une succession d’impensés, restreignant voire transformant les modalités de prise en charge promues par le RéPPOP. Ici, les différents facteurs permettant l’appropriation par les enfants de ces outils éducatifs ne sont pas pris en compte. Ainsi les questions de littératie en santé, de cadre familial, de milieu social, etc. sont invisibilisées dans ce processus. Les impensés créent finalement un effet de « génération », en envisageant « l’enfant » comme un ensemble, une catégorie floue et peu spécifique. Or, ce manque d’adaptation aux problématiques spécifiques de chaque enfant interroge quant aux réelles possibilités de participation. Le numérique reproduit finalement l’impensé de la complexité des publics cibles au même titre que nombreux programmes de prévention. Penser « les enfants » n’est possible qu’à la condition de déplacer le regard de la pédagogie vers l’usage des outils et la différenciation des pratiques.

Conclusion

62Trois aspects ressortent ainsi de ces projets d’e-santé portés par le RéPPOP. Tout d’abord, à l’opposé d’une démarche d’empowerment du patient, ces outils sont au contraire porteurs d’injonctions, et diffusent des normes d’autonomie et de modifications des comportements sanitaires. Ensuite, alors que le RéPPOP défend une prise en charge éducative, portée par une participation accrue des enfants et des familles, il ressort que ces outils construits sans concertation avec les familles, restent très médico-centrés, et favorisent une reproduction de la mise à distance de l’enfant et des parents, classique de la relation soignant-soigné (Tourette-Turgis et Thievenaz 2012). Enfin, cette absence d’hybridation semble avoir entraîné une série d’impensés à propos des conditions de participation et d’utilisation des outils, questionnant quant à la reproduction des inégalités sociales de santé.

63Ces normes s’adressent ainsi à une catégorie d’usagers relativement stéréotypée qu’est « l’enfant obèse ». Ainsi, en s’appuyant sur les représentations professionnelles, les outils véhiculent des conceptions généralistes, voire naïves, de « l’enfant ». On voit donc apparaître un réel effet de « génération », dans lequel tous les usagers de cette tranche d’âge – pourtant assez large puisque la cible est rarement définie – sont considérés comme connectés, compétents, responsables et soutenus par une famille investie. Sans réelle prise en compte dans ces outils de la complexité et du contexte social des individus, ces derniers reposent sur de nombreux impensés, à l’inverse de la prise en charge proposée et promue lors des programmes d’ETP.

64Nous pouvons en définitive nous interroger sur la capacité de l’e-santé à répondre aux idéaux de participation, et aux promesses entourant initialement son développement. Sans hybridation des expertises, professionnelles et profanes, l’e-santé ne fait que reproduire les représentations stéréotypées des acteurs qui la construisent. Elle implique également de réfléchir sur les enjeux professionnels auxquels elle répond et qui ne vont pas toujours de pair avec la démocratie sanitaire. La promotion de la participation, dès la conception des outils, semble pouvoir être une solution pour réduire la portée des représentations des soignants, en demandant aux usagers de s’exprimer sur les réels besoins (Grosjean et al. 2019). Dans le cas contraire, et cet article l’illustre à la suite d’autres auteurs (Mayère 2017), le risque de reproduction des inégalités sociales de santé par le numérique demeure.

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Notes

1 Loi no 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé

2 Haute Autorité de Santé. (2007). Éducation thérapeutique du patient. Définition, finalités et organisation.

3 Haute Autorité de Santé. (2011). Synthèse des recommandations de bonne pratique. Surpoids et obésité de l’enfant et de l’adolescent.

4 Elle est définie comme « l’utilisation des technologies de l’information et de la communication pour la santé » par l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé, s. d.)

5 Elle est pluridisciplinaire (médecins, diététiciennes, enseignant en activité physique adaptée, psychologue, etc.) et basée au sein du Centre Hospitalier Universitaire. Elle assure les fonctions de coordination réseau et participe à la formation des professionnels de terrain membres du RéPPOP.

6 Ce travail s’inscrit dans le cadre d’une recherche doctorale étudiant les processus d’innovation et mettant en avant de nombreuses difficultés de coordination entre acteurs, professionnels de santé, partenaires technologiques et patients

7 Ces entretiens, tous anonymisés, sont réalisés avec les concepteurs des projets numériques étudiés (N =17), soit des professionnels de santé (médecins, diététiciennes, enseignant en activité physique adapté, etc.) faisant partie du réseau RéPPOP, au niveau local ou national au sein de l’APOP (Association de Prévention et de Prise en charge de l’Obésité Pédiatrique). Puis nous interrogeons les partenaires technologiques (N =7) en charge du développement (cheffes de projet, développeurs, ingénieurs, graphistes), ainsi que des professionnels « de terrain » (N =10) ayant testé les applications.

8 CarnetS est une initiative de deux médecins spécialisés dans le suivi de l’adulte obèse, et le RéPPOP n’est qu’un partenaire pour la création de la partie pédiatrique.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Delphine Azema, « Penser « l’enfant » en situation d’obésité dans le numérique »Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 19 | 2020, mis en ligne le 01 mai 2020, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/8842 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfsic.8842

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Auteur

Delphine Azema

Delphine Azéma est doctorante en STAPS au sein du laboratoire CreSco (Centre de Recherches en Sciences Sociales Sports et Corps), Université Toulouse III Paul Sabatier. Courriel : delphine.azema(at)univ-tlse3.fr

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Droits d’auteur

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