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Génération(s) santé
Médiations générationnelles

La fabrique du corps handicapé

The production of the disabled body
Amélie Tehel

Résumés

La construction discursive, médicale, sociale et politique du handicap révèle des enjeux majeurs d’appréhension de l’altérité dans des contextes de controverses sociotechniques qui touchent au plus près les corps. Cet article explore comment le mouvement Do It Yourself (faire soi-même), en s’exerçant au sein de Fablabs dédiés au handicap, créé des conditions d’empowerment des personnes assignées handicapées. Tiers-lieux favorisant le développement de savoirs profanes et expérientiels, ils proposent une alternative au parcours traditionnel de prise en charge des aides techniques au handicap. Cet article permettra d’étudier l’articulation entre corps, communication et handicap, avant d’aborder les impulsions du faire et les axes d’empowerment qu’offrent ces espaces. La dernière partie proposera de remettre en perspective ces démarches de fabrication DIY dans un contexte plus global des rapports entretenus à la technologie.

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Texte intégral

Introduction

1À la fin des années 1990, le professeur Neil Gershenfeld du Center for Bits and Atoms du Massachusetts Institute of Technology (MIT) lance un cours intitulé « How To Make (Almost) Anything » (« Comment fabriquer (à peu près) n’importe quoi »). En contrepoint aux logiques de production industrielle, ce cours propose aux étudiant·e·s de fabriquer des objets répondant à un besoin ou une envie individuelle, et de produire ainsi des objets destinés à « un marché d’une personne » (Bosqué : 2015, p. 53). Cette personnalisation de la production et cette flexibilité de prototypage s’appuient notamment sur les nouveaux outils de fabrication numérique (impression 3D, découpe laser, cartes électroniques programmables…). Cette initiative de Neil Gershenfeld marque le début du développement de laboratoires de fabrication (Fablabs), modèle qui va essaimer de par le monde et se constituer en réseau via une charte de référence produite par le MIT1. En 2018, on comptait plus de 1 300 Fablabs dans le monde, répartis sur tous les continents2. Loin de constituer un mouvement homogène, ces lieux sont l’objet de multiples logiques de réappropriation et voient leurs objectifs et spécialisations évoluer (ibid.).

  • 3 Dans la culture Fablab, le·a maker est celui ou celle qui fait, qui bricole, qui détourne.
  • 4 Article D245-10 du Code de l’action sociale et des familles. Source : www.legifrance.gouv.fr/affich (...)

2Fin 2012, Nicolas Huchet, amputé du membre supérieur à la suite d’un accident du travail, interroge les membres du Fablab de Rennes : est-il possible, en utilisant ces outils de fabrication numérique, de lui créer une prothèse sur-mesure ? Des makers3 bénévoles s’enthousiasment et se lancent dans de multiples expérimentations. Celles-ci déboucheront sur un prototype de bras bionique qui sera présenté à la Maker Faire de Rome en 2013. En 2014, ce groupe se structure en association – My Human Kit –, et devient un Fablab spécialisé dans le handicap. Ce lieu invite ainsi des personnes vivant une situation de handicap à venir exposer leur besoin et définir un cahier des charges en vue de la réalisation d’une aide technique adaptée et personnalisée. La personne concernée pilote son projet, travaille en collaboration avec des bénévoles, teste et valide les propositions avant de repartir avec l’aide réalisée. L’aide technique est ici entendue comme « instrument, équipement ou système technique adapté ou spécialement conçu pour compenser une limitation d’activité rencontrée par une personne du fait de son handicap »4, à ceci près que les aides créées en Fablab ne sont pas normées et ne bénéficient donc pas de l’appellation de dispositif médical.

  • 5 Savoir profane à comprendre ici comme « distinct de celui possédé par l’institution médicale, qui t (...)

3Dans cet article nous proposons d’explorer comment le mouvement Do It Yourself (DIY) – le « faire soi-même » –, en s’exerçant au sein de Fablabs dédiés, créé des conditions d’empowerment des personnes vivant des situations de handicap. L’émergence de ces tiers-lieux, nouveaux espaces de développement et de partage des savoirs profanes et expérientiels5, propose un recours alternatif au parcours traditionnel de prise en charge des aides techniques au handicap. Nos réflexions s’inscrivent dans un cadre plus large d’une approche communicationnelle du handicap : la construction discursive, médicale, sociale et politique de cette catégorisation normative représente des enjeux majeurs d’appréhension de l’altérité dans des contextes de controverses sociotechniques qui touchent au plus près les corps. En étudiant les processus communicationnels à l’œuvre (interactions entre acteurs humains et non-humains au sein des Fablabs, modes de transmission des savoirs, place du corps et de son expérience sensible dans ce processus de fabrication), nous explorons comment les représentations sociales à l’œuvre vont être amenées à s’exprimer, se transformer, et parfois se concrétiser dans un objet technique. Cette articulation entre corps, communication et handicap constituera la première partie de notre propos. Nous étudierons ensuite les impulsions du faire, avant d’aborder les conditions d’empowerment qu’offrent ces espaces. La dernière partie proposera de remettre en perspective ces démarches de fabrication DIY dans un contexte plus global des rapports entretenus à la technologie.

Corps, handicap, communication

4Le corps humain ne saurait s’aborder par le simple prisme de son existence biologique. Le corps est une construction sociale et culturelle (Le Breton, 2013, Détrez, 2002) et mû par des mouvements affectifs (Martin-Juchat, 2008) qui imposent de sortir de schémas dualistes (corps/esprit) et mécanistes (morcellement du corps). L’évolution des pratiques de santé au fil des âges, les différences d’attention et de traitement appliqués à ce qui va relever du sain ou du malsain (Vigarello, 1999) nous montrent à quel point les questions de santé, loin de n’être que la considération d’une objectivité biologique, relèvent de processus sociaux et politiques. Dans cette perspective, nous ne pouvons considérer le handicap comme un processus d’objectivation des déficiences du corps humain mais plutôt comme une construction sociale, culturelle et symbolique. Par extension, cette catégorisation est aussi une invention médicale et administrative conduisant à une gestion rationnalisée de la déficience (Ebersold, 1997). Pour l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), « le handicap n’est pas simplement un problème de santé. Il s’agit d’un phénomène complexe qui découle de l’interaction entre les caractéristiques corporelles d’une personne et les caractéristiques de la société où elle vit. Pour surmonter les difficultés auxquelles les personnes handicapées sont confrontées, des interventions destinées à lever les obstacles environnementaux et sociaux sont nécessaires »6. Bien que ce modèle social permette d’élargir la question du handicap à des dimensions sociales et environnementales, et non de la réduire à une approche individuelle et pathologisante, il nous semble insuffisant pour englober la complexité de la situation. Dans la mesure où la déficience est érigée en antithèse d’un projet idéologique de corps idéal, le corps handicapé est placé malgré lui en dehors des normes sociales (Goodley, 2017). Le handicap peut dès lors être abordé comme une « forme d’oppression sociale » (Thomas, 2007, p. 73) qui, au même titre que le racisme ou le sexisme, constitue un mode de domination systémique. Dans cette perspective, et au même titre que d’autres minorités opprimées, les personnes assignées handicapées par des processus sociaux, médicaux ou administratifs, tendent à revendiquer leur émancipation. Cette construction du handicap est aussi un enjeu communicationnel fort : l’évolution du champ lexical, de « l’infirme » à « la personne en situation de handicap », marque un « combat de mots » (Meyer, 2018) dans lequel les éléments de langage tiennent une place prépondérante dans les échanges entre personnes concernées et institutions. Autrefois cantonné au seul champ médical, la question du handicap a progressivement gagné en transversalité, intégrant les sphères administratives et politiques, mais intéressant aussi les sciences humaines et sociales et impliquant de manière croissante la parole des personnes en situation de handicap dans le débat public. Depuis la constitution d’associations de malades, de blessés de guerre ou de victimes d’accidents du travail au xixe siècle, en passant par l’essor des mouvements militants pour les droits des personnes handicapées dans les années 1970 jusqu’aux dynamiques de caisse de résonnance provoquées par les réseaux sociaux numériques, les revendications à l’autodétermination, à une vie autonome et à une meilleure reconnaissance des droits n’ont cessé de gagner en ampleur.

5Dans le cadre de notre thèse de doctorat en sciences de la communication, nous nous intéressons à des Fablabs encore émergents, dont les structures organisationnelles sont encore non-stabilisées mais qui s’affichent comme tiers-lieux dédiés à des questions de santé et de handicap. Notre étude vise à étudier les processus d’empowerment à l’œuvre pour les personnes concernées par des situations de handicap physique et visible, de questionner les interactions humaines en situation et d’interroger les relations entre l’être humain et son environnement technique. Dans des contextes de fortes controverses sociotechniques, liées notamment à l’idéologie transhumaniste ou à la fascination pour le progrès techno-scientifique, notre travail interroge aussi les représentations du corps à l’œuvre. Notre étude de terrain se compose d’entretiens semi-directifs et non-directifs ainsi que d’observations dans deux de ces espaces : le premier constitué en tiers-lieu sous forme associative, le second ayant pour spécificité d’être adossé à un centre de rééducation pour enfants et adolescent·e·s. Notre corpus compte une quarantaine d’entretiens, réalisés avec des personnes porteuses de projet dans ces espaces, des bénévoles et salarié·e·s participant à la réalisation des projets, et des professionnel·le·s de santé intervenant dans le second Fablab.

6La grille d’entretien pour les personnes porteuses de projet s’articule en trois grands axes : la question de la transmission et de la circulation des savoirs (savoirs acquis, savoirs transmis, enjeux de l’acquisition et de la transmission de compétences et de connaissances, ressources mobilisées et construction de la dynamique collaborative), de la socialisation et de l’estime de soi (rapport personnel à la question du handicap, dynamiques relationnelles et modes de socialisation au sein du Fablab, rapport affectif à l’expérience) et la validité fonctionnelle des aides techniques réalisées (impulsions à la réalisation de l’aide technique, processus de conception et de réalisation, quelle utilité, quelle utilisation, quel rapport affectif et/ou fonctionnel à l’aide technique). Les entretiens des personnes salariées ou bénévoles de ces espaces portaient sur leur rapport à cet environnement de travail particulier (la manière dont elles ont connu cet espace, ce qui les a attirées, quelle est leur participation concrète), leur profil (personnel, professionnel, les valeurs défendues, leur rapport au handicap, leur rapport à la technologie). Les entretiens réalisés avec les professionnel·le·s de santé étaient non-directifs, et ont pu faire émerger leur rapport personnel et professionnel au handicap, leur mode d’appréhension des reconfigurations professionnelles en cours ou à venir, et les diverses attentes de ce type de lieu alternatif. Notre grille d’observation avait pour objectif de venir compléter les récits recueillis en s’intéressant principalement au corps dans l’espace (déplacements, gestes, interactions…), et aux différents jeux relationnels (relations de travail, convivialité, tensions, transmissions…).

Impulsions

7La question de départ qui a impulsé notre recherche a été la suivante : pourquoi, dans un pays qui propose à ses citoyen·ne·s une large couverture sociale, des personnes en situation de handicap choisissent-elles de réaliser elles-mêmes des aides techniques ? Les réponses que nous avons obtenues dans le cadre de l’enquête par entretien relèvent de deux catégories : les conditions d’accessibilité des aides techniques et la personnalisation de celles-ci. Nous allons voir que ces deux aspects sont corrélés.

  • 7 Bien qu’il subsiste encore en France de larges tendances à l’institutionnalisation du handicap (dén (...)
  • 8 Cet accès, bien qu’inscrit dans le droit et correspondant aux définitions actuelles du handicap qui (...)

8La première impulsion à la fabrication personnelle peut être résumée dans cet extrait d’entretien : « Dans le commerce on a cherché, on n’a pas trouvé de solution. Donc on a fabriqué ». L’époque à laquelle les personnes jugées infirmes restaient confinées à l’écart des regards est heureusement dépassée7. Les personnes en situation de handicap ont aujourd’hui accès à l’emploi, à des logements adaptés et à des activités sociales, culturelles, sportives etc8. Le corps humain a toujours eu besoin de s’entourer d’artefacts pour se confronter à différentes situations. La réalisation de nos activités quotidiennes, de la plus anodine à la plus spécifique, implique une mise en capacité technique du corps : pour sortir dans le froid, nous allons nous habiller chaudement, pour pratiquer un sport, nous allons nous équiper des instruments nécessaires (accessoires, tenues), pour voyager loin, nous allons prendre le train, etc. Notre société de consommation a mis à notre disposition un arsenal d’objets nous permettant d’exercer ces différentes activités. Les personnes en situation de handicap, dont les corps rompent avec l’impératif de standardisation propre à la production industrielle, se trouvent en situation d’exclusion technique par l’absence d’objets adaptés. Si les équipements standards (prothèses, fauteuils roulants) sont accessibles et pris en charge financièrement, les besoins spécifiques qui peuvent émerger ne trouvent pas toujours de solution technique. Les exemples rencontrés sur notre terrain sont très variés : esthétiser une prothèse, pouvoir disposer d’aides techniques de voyage, être en capacité de bouger certains de ses membres en autonomie, sans l’assistance d’un·e auxiliaire de vie, etc. Soit l’objet est tout simplement inexistant, soit il ne correspond pas de manière précise aux attentes et besoins, soit son coût est rédhibitoire (car non pris en charge).

9Lorsque l’objet existe dans le commerce, la difficulté supplémentaire réside dans les processus administratifs qui encadrent les prises en charge financières : « Ça prend du temps, c’est pas compliqué, mais c’est que… ça passe en commission… Enfin déjà, dès qu’on dépose le dossier faut attendre 6 mois pour avoir une réponse quoi. Et après, généralement on n’a pas tout, enfin la subvention n’arrive pas à hauteur du total quoi, donc faut refaire d’autres demandes auprès d’autres fonds, alors bon, c’est 1 an quoi. 1 an, 1 an et demi. Donc si entre temps on a un problème de fauteuil, faut refaire un autre dossier ! » (Extrait d’entretien avec une personne équipée d’un fauteuil électrique). Au final, pourquoi constituer un dossier – qui mettra plusieurs mois à être instruit par les institutions compétentes – si on peut développer soi-même une solution technique dans un cadre convivial et pour un délai équivalent ? « Si moi je peux passer par d’autres biais autres que officiels, si je peux parler comme ça, ce serait cool quoi. Puis c’est… c’est franchement plus marrant ». (Extrait d’entretien avec une personne équipée d’un fauteuil électrique). Cette possibilité de faire soi-même marque une rupture avec le système traditionnel de gestion des aides techniques au handicap : rupture vis-à-vis d’un système administratif et médical vécu comme déresponsabilisant, refus de dépendre des temporalités et des contraintes bureaucratiques, défiance vis-à-vis des modes de commercialisation des aides techniques, dont le coût est souvent ressenti comme exorbitant. Ressort aussi un sentiment d’exploitation financière, conditionnée par le besoin vital que peuvent constituer ces aides : « Moi le fauteuil, qu’il soit au prix de 10 000, 100 000 ou 200 000 €, enfin pour moi le fauteuil ça n’a pas de prix, dans le sens où ça me permet de me balader, ça me permet d’être autonome, donc ça a aucun prix. Donc ils pourraient le vendre au prix qu’ils veulent ».

  • 9 Et donc à sa « bonne santé », si on se réfère à la définition qu’en propose l’OMS.

10Les offres commerciales en terme d’aides techniques pâtissent aussi de formes de standardisation qui ne correspondent pas aux attentes des personnes que nous avons rencontrées. Nous observons une personnalisation extrême des dispositifs, qui doivent prendre en compte la complexité du fonctionnement du corps qui formule la demande. On assiste ici à une mise en adéquation précise de l’aide technique avec le schéma corporel et technique en présence. Il s’agit d’étudier comment mettre en place l’aide technique sans gêner le reste de l’appareillage (trachéotomie, gastrostomie…), comment prendre en compte la posture précise du corps en tenant compte des potentielles évolutions de ce schéma et des capacités physiques, de répondre, en somme, à un cahier des charges hyper-individualisé. Cette personnalisation a de nombreux enjeux. Elle contribue à l’amélioration du bien-être de la personne9 et à répondre à des besoins de confort, d’esthétisation du corps, de pratiques d’activités sportives ou culturelles. Mais elle porte aussi des enjeux politiques plus large : revendication d’autonomie, enjeux de socialisation, agentivité des corps en situation de handicap.

Empowerments

11Historiquement, le mouvement Fablab s’inscrit dans la lignée de différents mouvements qui, depuis le xviiie siècle, ont cherché à poser le bricolage, l’artisanat et le « faire soi-même » comme contrepoint et contestation de la rationalisation industrielle (Berrebi-Hoffmann, Bureau et Lallement, 2018). Si nous pouvons douter du caractère révolutionnaire que certains souhaitent lui conférer (Anderson, 2012), cette nouvelle génération de makers s’inscrit dans l’héritage des communautés Shakers ou du mouvement Arts & Crafts. Celles et ceux interrogé·e·s dans nos entretiens revendiquent un besoin de remettre une utilité sociale tangible dans l’utilisation de la technique, de changer les modes de production et de consommation, de proposer des alternatives aux logiques marchandes dominantes. Les Fablabs convoquent ainsi dans leurs discours, de manière directe ou indirecte, les notions d’autodétermination et d’empowerment.

12Le terme d’empowerment est sujet à de multiples interprétations selon les contextes sociopolitiques dans lesquels il est utilisé. Souvent galvaudé par un usage répété en contexte managérial ou marketing, il sert d’appui à quiconque prétend donner ou reprendre du pouvoir, sans interroger suffisamment les intentions et les contextes d’exercice et de développement de cette puissance. Le terme d’empowerment ne peut être légitime que dans une approche située. Nous l’envisageons ici dans son acception radicale qui implique une approche pluridimensionnelle : l’empuissancement s’envisage alors comme l’imbrication de dimensions individuelles (agentivité, esprit critique, estime de soi), de dimensions collectives (dynamiques collaboratives) et de dimensions sociopolitiques qui vise des transformations sociales plus larges (Bacqué et Biewener, 2015).

13Le « renforcement du droit des patients, [l’]évolution des technologies de l’information et de la communication (TIC), [les] transformations sociétales, notamment dans le rapport au corps » ont produit une reconfiguration des relations autrefois asymétriques entre les patient·e·s et les médecins (Boudier, Fabienne et al., 2012). Les patient·e·s tendent de plus en plus à devenir des êtres agissants, à travailler en collaboration avec les soignant·e·s, à revendiquer leur savoir expérientiel. Chez Fayn et al. (2017), l’empowerment des patient·e·s s’aborde de manière processuelle : la prise de conscience critique des limites de l’environnement conduit à une action collective (participation à des communautés de patient·e·s, échange entre pairs, implication militante). Cet empowerment gagne en légitimation à travers la spécialisation du/de la patient·e qui devient expert·e et ressource, et finit par se concrétiser dans une dimension productive qui implique directement la personne dans la conception et la réalisation de services et produits.

14Les Fablabs observés, espaces intermédiaires et alternatifs d’optimisation de la gestion quotidienne du handicap, se posent comme espaces d’exercice et d’essor de cet empowerment. Si leur façade les montre comme lieux d’expérimentation technique et de bricolage, le processus qui se joue est révélateur de dynamiques sociales et symboliques. Le « faire soi-même » confronte aux enjeux de l’ingénierie, aux tensions entre les envies, les imaginaires, et les réalités physiques, techniques. L’appréhension de cette complexité et l’implication personnelle dans le projet développent cette expertise et cette approche critique de l’objet technique. Pour certain·e·s, ce cheminement permet aussi de se réapproprier des appareillages qui étaient rejetés. Une personne équipée d’une prothèse de membre supérieur nous confie : « Ma prothèse que je jetais avant contre les murs, aujourd’hui c’est devenu un truc… je commence à savoir ce que je veux, et avoir la chance de pouvoir avoir ce que je veux, je commence à être pris au sérieux ». La fabrication technique de soi est aussi prétexte au développement et à l’échange de savoirs profanes (Akrich et Rabeharisoa, 2012), un savoir qui permet de se construire un sentiment de légitimité face au savoir expert qui « impose » des solutions. Cette conscience de l’expérience acquise rompt avec la verticalité relationnelle qui préside aux interactions profanes/experts et permet de s’affirmer comme « sachant », « dont la connaissance a été acquise dans l’action, par le savoir vécu transmis, mais aussi conquise en réponse à une question, à un problème personnel particulier » (Méadel, 2010). La même personne citée plus haut témoigne de cette prise de confiance : « c’est le fait de réaliser ce projet qui m’a permis de me rendre compte que j’avais de l’expérience, de prendre confiance et d’être crédible quand je parle ». Mais si ces Fablabs permettent le développement d’une expertise technique étendue vis-à-vis des appareillages, ils sont surtout espaces de socialisation, de dialogue et de partage de pair à pair.

15L’attention portée au besoin de la personne qui pilote le projet est prioritaire et fondamentale. La démarche vise en premier lieu l’empowerment individuel, dans lequel la personne concernée va étendre son pouvoir d’agir, développer des compétences, gagner en conscience critique de son environnement et en estime de soi. Mais elle permet aussi une action collective dont l’enjeu est de déconstruire les préjugés valido-centrés pouvant exister chez les bénévoles agissant dans ces espaces. Les processus de socialisation au sein des Fablabs en se concentrant sur un projet commun construisent des formes communicationnelles qui s’affranchissent des problèmes de stigmatisation (Goffman : 1975). « Du coup c’est… là je suis arrivée là-bas, on m’a tutoyée on m’a fait la bise. Ok ! D’accord ! Ok ! (rire) Mais du coup, c’est… il y a aucun… T’es handicapé, ok, ça on le sait, ça se voit. On s’en fout au final. » (Extrait d’entretien avec une personne équipée d’un fauteuil électrique). Nous assistons donc moins à un Do It Yourself qu’à un Do It Together. La logique collaborative inhérente au mouvement maker implique aussi le large partage des solutions conçues et produites, par voie de documentation laissée ensuite en accès libre à tout un chacun. Le processus de documentation consigne les étapes de travail, les tests réalisés, les pistes explorées ou abandonnées. La forme finale devient un tutoriel de travail à visée de mutualisation. L’aide technique, son adaptation et sa reproduction sont à portée de clic, accessible sans intermédiaire, sans démarche administrative ou recommandation médicale.

16Nous aurions tort cependant de considérer cette démarche d’empuissancement comme un processus conscient, volontairement politique et militant. Il se produit aussi dans une déconstruction du rapport médicalisé au handicap. On nous confie le plaisir de se rendre dans un lieu « où on ne se prend pas la tête », dans lequel l’ambiance est sympathique, conviviale, qui n’impose rien, qui respecte le rythme, les envies, les compétences. On s’autorise à expérimenter, à venir sans projet, juste pour le plaisir de passer du temps dans le lieu. La dimension ludique semble omniprésente : on bidouille, on teste, on fabrique des projets qui amusent. Ces lieux ne sauraient s’aborder sans prendre en compte les dimensions affectives à l’œuvre. Le partage même, via les outils numériques, des solutions d’aides techniques, revêt un caractère jubilatoire :

« L’exemple de ça que je trouve le plus parlant, c’est l’histoire des bons gâteaux. Quand tu vas manger chez les copains, et que le gâteau est hyper bon, tu fais “waaaw, mais comment t’as fait quoi ?”. […] Bien sûr, le gars il va dire “je fais ci, je fais ça” “oh ouais super ton gâteau”, et hop, toi tu le refais chez toi, puis tu fais : “Je vais pas remettre de cumin, je vais plutôt mettre des amandes dedans !” […] Donc celui qui a fait le gâteau, il se retrouve avec deux recettes, donc lui ça a doublé son potentiel gâteaux (rires). C’est vrai, toi tu te dis : “C’est lui qui a fait hein, enfin c’est sa recette, mais moi j’ai apporté mon petit plus quoi”. Et du coup, l’art du gâteau, le gâteau de manière générale dans le monde entier, il se trouve amélioré pour tout le monde » (Extrait d’entretien avec un fabmanager).

17Bien que ces espaces puissent être vus comme des modes alternatifs d’accès aux aides techniques pour le handicap, leur volonté est de pouvoir collaborer avec les professionnels médicaux. La perspective revendiquée est de pouvoir rassembler le plus de compétences possible, y compris celles des expert·e·s de santé, avec comme objectif le prototypage et l’expérimentation au service du mieux-vivre des personnes concernées, et avec l’implication directe et prioritaire de celles-ci.

18Dans le cadre de notre étude de terrain auprès du Fablab lié à un centre de rééducation, nous avons pu constater la forte adhésion au projet des personnels de santé de la structure. Une équipe de praticien·ne·s dispose d’un aménagement de leur temps de travail pour s’impliquer de manière directe sur la fabrication numérique et le prototypage d’aides pour leurs patient·e·s. Dans leur démarche (comme dans le premier Fablab observé), la réalisation de l’aide technique apparaît parfois comme prétexte. Pour une ergothérapeute qui participe au projet, le lieu peut aussi « servir de médiateur pour investir des relations ». Cet espace se pose comme lieu décalé dans la relation de soin, qui peut s’appuyer sur des contextes ludiques et pédagogiques pour développer la relation patient·e/médecin. Les professionnel·le·s interrogé·e·s dans ce contexte sont pleinement conscient·e·s des nécessités d’opérer des reconfigurations de leurs pratiques, de briser la dimension verticale qui a longtemps présidé ces relations de soin. « Les espaces ont beaucoup changé quand même, sur le fait d’être acteur, de pouvoir choisir, de pouvoir dire non » (Extrait d’entretien avec une médecin).

Des corps réparés ?

19Il est encore difficile d’appréhender comment ces environnements hétérogènes et non-stabilisés vont se pérenniser et s’articuler avec les différentes organisations médico-administratives et commerciales qui gèrent aujourd’hui la production traditionnelle d’aides techniques au handicap. Bien que certaines aides techniques réalisées soient pleinement validées d’un point de vue fonctionnel et utilisées de manière quotidienne, la fabrication en Fablabs reste encore expérimentale, prototypale et non-normée. Ces initiatives doivent servir à mettre en lumière les besoins et les revendications des personnes concernées par des situations de handicap, et permettre aussi d’expérimenter à partir de sa propre condition corporelle.

20Modèle alternatif et palliatif, la démarche DIY ne doit pas être entendue dans une approche néo-libérale de l’empowerment (Bacqué et Biewener, 2015) qui, loin de remettre en cause les problématiques structurelles et politiques à l’œuvre, envisage une délégation complète des actions à l’individu. Il nous semblerait délétère que ces initiatives servent de prétexte à un désengagement progressif des pouvoirs publics sur les questions de handicap. Elles invitent plutôt, à notre sens, à une reconfiguration des pratiques professionnelles, à une réflexion sur les modes de prise en charge et au développement des conditions d’autonomisation des personnes assignées handicapées. Nous y voyons aussi un enjeu puissant d’intercompréhension et d’appréhension de l’altérité, basée sur le partage du vécu sensible et expérientiel des conditions corporelles.

  • 10 L’expression d’« inspiration porn » a été proposé par la comédienne et journaliste Stella Young, à (...)

21L’accomplissement de cet empuissancement ne peut également se faire qu’en dessillant nos yeux de nos fascinations pour le progrès techno-scientifique. Si des avancées majeures sont à reconnaitre dans les domaines de la santé et de l’accompagnement technique au handicap, il convient de s’interroger sur les conditions d’accessibilité de ces dispositifs high-tech. L’approche low-tech des Fablabs, moins spectaculaire, plus en phase avec des logiques de décroissance, de réemploi et de réparation, invite à déconstruire notre rapport magique à la technologie. Elle reste cependant liée à une logique de compensation technique du handicap, dont la forte légitimité sociale ne fait que conforter une vision valido-centrée et normalisatrice de nos rapports à la déficience physique (Marcellini, 2003). Qu’elle soit de haute ou de basse technologie, l’innovation technique n’est pas la clé qui résoudra les problématiques liées au handicap. Portée par cette fascination pour le progrès technologique, l’instrumentalisation médiatique de personnes appareillées perpétue le mythe normalisateur par la mise en spectacle de corps « réparés ». L’approche solutionniste (Morozov : 2014) tend à construire de la « pornographie inspirationniste »10 pour personnes valides et un régime de fausses promesses pour les personnes en situation de handicap.

Conclusion

22En se positionnant comme acteurs alternatifs de santé, les Fablabs spécialisés dans la fabrication d’aides techniques au handicap donnent de la voix à celles et ceux que la perspective valido-centrée du monde exclut et place hors-normes. La production DIY de dispositifs techniques se concrétise dans un univers démédicalisé, qui met l’accent sur des dimensions ludiques, expérimentales, socialisantes. Elle remet les corps en capacité technique, certes par l’utilisation du dispositif créé, mais aussi (et peut-être surtout) par le processus qui conduit à sa réalisation. Adeptes du « libre », tendant à des logiques de décroissance et de réappropriation des technologies, ces initiatives ne sont pas idéologiquement neutres. Elle se construisent cependant en contrepoint d’idéologies technocapitalistes comme le transhumanisme, qui ne vise que l’augmentation des corps dominants. Elles forment des espaces qui nous permettent de penser une approche non-standardisée des corps. Elles soulignent, enfin, la complexité de nos rapports à l’altérité, qui nous semblent former le cœur même de nos recherches en sciences de la communication.

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Bibliographie

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MARTIN-JUCHAT Fabienne, Le corps et les médias : la chair éprouvée par les médias et les espaces sociaux. Bruxelles, De Boeck, 2008, 150 p.

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VIGARELLO Georges, Histoire des pratiques de santé : le sain et le malsain depuis le Moyen Age. Paris, Éditions du Seuil, 1999, 390 p.

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Notes

1 La charte (en anglais) est consultable à l’adresse suivante : http://0-fab-cba-mit-edu.catalogue.libraries.london.ac.uk/about/charter/.

2 Des sites cartographient la présence de ces espaces dans le monde (https://www.fablabs.io/labs/map) et en France (http://www.makery.info/labs-map/).

3 Dans la culture Fablab, le·a maker est celui ou celle qui fait, qui bricole, qui détourne.

4 Article D245-10 du Code de l’action sociale et des familles. Source : www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?idArticle=LEGIARTI000006905841&cidTexte=LEGITEXT000006074069&dateTexte=20051220.

5 Savoir profane à comprendre ici comme « distinct de celui possédé par l’institution médicale, qui trouv[e] son origine dans l’expérience existentielle, physique, de la maladie, et se construi[t] au travers de formes d’apprentissage largement empiriques » (Broca et Koster, 2011).

6 Site de l’OMS : www.who.int/topics/disabilities/fr, consulté le 29 octobre 2019.

7 Bien qu’il subsiste encore en France de larges tendances à l’institutionnalisation du handicap (dénoncées notamment par des associations militantes comme le Collectif Lutte et Handicaps pour l’Égalité et l’Émancipation).

8 Cet accès, bien qu’inscrit dans le droit et correspondant aux définitions actuelles du handicap qui place celui-ci au niveau social et environnemental, est encore sujet à de nombreux obstacles. Il ne nous sera pas possible, dans cet article, de nous étendre largement sur les restrictions d’accessibilité que rencontrent les personnes concernées.

9 Et donc à sa « bonne santé », si on se réfère à la définition qu’en propose l’OMS.

10 L’expression d’« inspiration porn » a été proposé par la comédienne et journaliste Stella Young, à l’occasion d’une conférence donnée au TEDxSydney en 2015. La vidéo est consultable à l’adresse suivante : www.ted.com/talks/stella_young_i_m_not_your_inspiration_thank_you_very_much.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Amélie Tehel, « La fabrique du corps handicapé »Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 19 | 2020, mis en ligne le 01 mai 2020, consulté le 12 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/8802 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfsic.8802

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Auteur

Amélie Tehel

Amélie Tehel est doctorante en sciences de l’information et de la communication au PREFICS-Université Rennes 2. Elle prépare actuellement une thèse intitulée (Re)construire un corps hors-normes : perspective communicationnelle de la fabrication Do It Yourself de soi sous la direction de Jean-Luc Bouillon et Marie Bénéjean.

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Droits d’auteur

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